Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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L’amour lesbien s’émancipe dans les romans néerlandais contemporains
La vie sexuelle des Plats Pays
Littérature

L’amour lesbien s’émancipe dans les romans néerlandais contemporains

Dans de nombreuses représentations littéraires du sexe lesbien, la relation entre deux femmes a avant tout pour but de susciter le désir masculin. Aux Pays-Bas, de nouveaux romans viennent cependant changer la donne, ouvrant de nouveaux répertoires sexuels où l’amour lesbien se passe allègrement du regard masculin.

Personne ne s’y attendait de la part d’A. F. Th. (Adri) van der Heijden, figure majeure de la littérature néerlandaise, bien que non encore traduite en français. Au cours des quarante dernières années, cet écrivain a constitué une œuvre gigantesque, dont le roman-fleuve en huit volumes De tandeloze tijd (Le Temps édenté). Van der Heijden y décrit les bouleversements sociaux survenus aux Pays-Bas à partir des années 1980, tels que vus par les yeux des hommes de sa génération (en général représentés par le personnage d’Albert Egberts). Des hommes à l’hétérosexualité triomphante.

Personne n’aurait donc pu prévoir qu’en 2021 Van der Heijden consacrerait un roman à une brûlante passion lesbienne, sous le titre de Stemvorken (Diapasons). Imaginez deux diapasons imbriqués l’un dans l’autre, se touchant à l’endroit où leurs branches se séparent: c’est ainsi que se retrouvent souvent couchées les amantes Zwanet et Corinne. En position «Adèle», dirais-je, en référence au film La Vie d’Adèle, où l’amour lesbien est aussi pratiqué de cette manière (parmi tant d’autres). Ce film d’Abdellatif Kechiche a sans aucun doute été l’une des sources d’inspiration de Van der Heijden, outre la pornographie et un certain nombre de romans plus anciens de la tradition lesbienne.

La représentation par Van der Heijden de la sexualité et du plaisir lesbiens est de prime abord des plus convaincantes: torride, riche, excitante même. Généreuse dans sa variété. Il y a peu de romans où l’on fait l’amour aussi longtemps, de manière aussi profonde et intense, où les vagues orgastiques déferlent sans vous ennuyer et où le corps féminin est vraiment décrit et apprécié dans sa spécificité. Ici, le pénis et la pénétration masculine ne sont pas le Saint Graal. Délivré des mouvements de gymnastique sans surprise, le plaisir sexuel peut s’épanouir de façon inédite.

Dans nombre de descriptions littéraires du sexe, le corps féminin se résume encore essentiellement à un vagin. Il n’est pas souvent question de jeu érotique, pas toujours d’un véritable lien ou d’une relation sincère, le clitoris n’apparaît tout simplement pas chez la plupart des auteurs masculins, qui semblent en outre ignorer que le plaisir féminin a besoin de préliminaires pour s’épanouir pleinement. Van der Heijden rompt totalement avec cette tradition. Les sexologues désireux de diffuser des informations sur le plaisir féminin et d’attirer l’attention sur le rôle joué par cet organe –petit, mais aux racines profondes, véritable siège de la jouissance féminine– pourront faire usage des descriptions plastiques que fait Van der Heijden de «cette petite merveille». La libération du clitoris est l’un des fils rouges de Van der Heijden.

le clitoris n’apparaît tout simplement pas chez la plupart des auteurs masculins; Van der Heijden rompt totalement avec cette tradition

Stemvorken s’inscrit dans une longue tradition d’écriture sur l’amour lesbien. Il y a également un lien indéniable avec le scénario classique de la pornographie, où le sexe lesbien est un prélude à l’acte hétérosexuel. Un homme épie deux femmes, intervient, pénètre les deux pour la plus grande satisfaction de tous, et c’est terminé. Ce scénario est profondément ancré dans l’ADN culturel du monde occidental: le sexe entre deux femmes ne peut se suffire à lui-même, «on ne scie pas du bois avec du bois», dit-on chez nous, un homme (lire: pénis) est indispensable. Dans Stemvorken, cette vision traditionnelle du sexe lesbien est personnifiée par Hans Krop, l’époux de Corinne –le couple est en instance de divorce. Hans Krop fait figure de sombre abruti. Sa vision du sexe lesbien –deux ventouses, comment voulez-vous que ça marche– est la triste image, le cliché auquel personne d’autre dans Stemvorken ne souscrit et que ce roman dans son ensemble réfute. C’est pourquoi je n’étais pas d’accord avec Claudia de Breij, artiste néerlandaise de cabaret lesbienne, qui reprochait à Van der Heijden cette image peu attrayante des ventouses, alors que ce ne sont là que les persiflages du personnage Hans Krop, dont le roman se distancie justement.

Le scénario pornographique est au départ le souhait d’Albert Egberts, le mari de Zwanet. Avant leur mariage, Albert a eu une relation avec Corinne: il présente Zwanet à Corinne dans l’espoir de faire ménage à trois. Il trafique le trou de la serrure de façon à pouvoir les épier, mais les femmes le bouchent. Corinne et Zwanet tombent amoureuses l’une de l’autre. Albert n’a pas le droit de participer; il a visiblement mal calculé son coup.

Le rôle des hommes ne s’arrête pas là pour autant: il est simplement déplacé. Les hommes de Stemvorken ne sont pas ces amants triomphants qui finissent le travail, comme c’est la norme en pornographie, mais ils se révèlent des maris puissants qui, chacun à leur manière, tiennent leurs femmes sous leur joug et mettront fin à leur grande passion mutuelle. Beaucoup de lectrices lesbiennes en demeureront déçues, comme moi. Ainsi en a-t-il toujours été traditionnellement des amours lesbiennes: maudites, réduites à n’être que des intermèdes, destinées à finir. Prenez n’importe quel vieux roman lesbien, depuis Le Puits de solitude de Radclyffe Hall en 1929 jusqu’à Deux femmes de l’auteur néerlandais Harry Mulisch (1927-2010), un roman auquel Stemvorken se réfère souvent: l’idylle tourne toujours mal.

Bien que Zwanet et Corinne connaissent une vie sexuelle bouillonnante, elles demeurent en fin de compte prisonnières de leurs mariages respectifs: cage dorée pour Zwanet, chambre de torture pour Corinne. D’un point de vue psychologique, se choisir l’une l’autre eût paru plus logique. Pourtant, les hommes gagnent, non pas comme dans le scénario du porno où le pénis arrive et met tout le monde d’accord, mais grâce au pouvoir de l’argent et de la violence. Elles peuvent faire l’amour, oui, mais l’homme reste le vrai patron. Pour de nombreux critiques, c’est cela qui rend Stemvorken moins convaincant en tant que roman lesbien contemporain.

chaque nouveau roman lesbien est lu à la lumière du niveau d’acceptation sociale de l’homosexualité, à la fois comme style de vie et comme forme de sexualité

Je signe pour ma part la recension la plus positive de Stemvorken: je trouvais très innovatrice en effet sa représentation de la sexualité féminine, mais c’est un élément que n’ont pas relevé les autres lecteurs, qui ont trouvé pour leur part la chute peu crédible. Ceci montre que chaque nouveau roman lesbien est lu à la lumière du niveau d’acceptation sociale de l’homosexualité, à la fois comme style de vie et comme forme de sexualité. Sur ce premier front, Van der Heijden retarde: les Zwanet et Corinne d’aujourd’hui ne se laisseraient plus enfermer dans un mariage imparfait, voire carrément mauvais. Divorcer est plus en adéquation avec les mentalités contemporaines. Sur le second front, en revanche, Van der Heijden rejoint ce qui est devenu une nouvelle tendance: sa description de la vie sexuelle des lesbiennes est passionnée, belle, digne et attrayante.

Lisez un extrait de Stemvorken d'A. F. Th. van der Heijden.

L’homme disparaît

Puisant dans le répertoire du roman picaresque, Maartje Wortel et Tobi Lakmaker convainquent en revanche sur les deux fronts à la fois. Le mariage-prison n’existe plus dans leur univers social. L’homme en tant que bailleur de fonds ou tyran a également disparu de la narration. Les personnages de Wortel et Lakmaker sont plus jeunes et plus libres.

Le roman de Maartje Wortel, Dennie is een star (Dennie est une star, 2019), relate les divagations amusantes d’une lesbienne d’Amsterdam, Ted, ponctuées de scènes de sa vie de monogame en série. Maartje Wortel possède un style particulier, rebelle à toute forme de profondeur et de littéralité. Son écriture est mouvante et loufoque, illustrant les atermoiements et fluctuations de Ted, qui ont le don de rendre dingue également sa partenaire Daan. Cette dernière lui conseille de devenir «un peu plus primaire», «de se laisser aller, de se lâcher avec le sexe et l’alcool, d’oublier ce qu’elle a fait et de cesser de réfléchir à si c’était ou non une bonne idée». Aussitôt dit, aussitôt fait. La gredine enchaîne les conquêtes. Mais il y a avant tout ses amours passionnées avec la somptueuse Daan, avec (le gode de) laquelle le sexe est divin. Son sac contenant le godemiché lui est cependant arraché de l’épaule dans la rue «avec leur humidité à toutes les deux encore dessus», scène suivie d’une réflexion hilarante sur la façon dont Ted va bien pouvoir déclarer ce vol et sur ce que pourrait comporter la thérapie parfois proposée par les services de police.

Ted gâche cette relation par son admiration excessive pour Daan et ses bavardages intempestifs au mauvais moment. En plein chagrin d’amour, elle achète un chaton, Dennie, qui marche sans cesse sur son clavier et y laisse des messages tels que «[[[[ikdgtns», qui font partie du texte du roman. Après Daan arrive Suki, avec laquelle le sexe est tendre et consolateur, mais ne lui évoque guère la véritable «baise». Ted ayant du mal à se lier, cette relation échoue également. Un beau garçon marocain, Mo, entre en scène. Avec lui, elle se retrouve dans les toilettes, mais le garçon n’arrive à rien, sauf à lui mordre le sexe: «Mes lèvres sont en charpie.» Vient ensuite Marina, voisine de Ted et procureure de justice, qui se révèle une amante exquise, même si c’est sa première fois avec une femme.

Ted est une héroïne tragicomique, maintenue en selle par ses amis proches et par l’adorable chaton Dennie, qui finit cependant sous les roues d’une voiture. En présence de toute la bande d’amis et d’amoureuses, le chaton est euthanasié. Daan envoie un gentil message pour dire qu’elle veut venir caresser Dennie.

Chez Maartje Wortel, le sexe lesbien est multifacette. Ted fait l’amour très différemment selon qu’elle le fait avec Daan, Suki, Mo ou Marina. La pénétration lesbienne comme avec Daan –largement entrelardée de fantasmes– n’a rien à voir avec la pénétration hétéro. Autrefois, il arrivait encore de demander aux couples de lesbiennes: «Laquelle d’entre vous fait l’homme?» Chez Maartje Wortel, il n’y a pas d’homme. Ce qui ouvre de nouveaux répertoires sexuels, largement déployés dans ce roman néolesbien.

Alors que les romans lesbiens d’antan décrivaient en général le sexe avec retenue, il semble que les romans lesbiens d’aujourd’hui en soient devenus le véhicule privilégié. Voyez De geschiedenis van mijn seksualiteit (L’Histoire de ma sexualité) de Tobi Lakmaker. Concluons donc par deux romans lesbiens qui ne s’attaquent pas tant au sexe qu’à la banalisation de l’amour lesbien.

Lisez un extrait de Dennie is een star de Maartje Wortel.

Rien de spécial

Chez Hanna Bervoets et Robbert Welagen, l’amour lesbien ne baigne pas dans le sexe torride et n’est exceptionnel à aucun autre égard. Il fait simplement partie du répertoire de l’amour humain accessible à toutes les femmes.

Les choses que nous avons vues de Hanna Bervoets contient une relation lesbienne mais se concentre sur un tout autre thème, à savoir le caractère destructeur des réseaux sociaux. La narratrice, Kayleigh, a travaillé pour une plateforme en ligne, dans laquelle on reconnaît Facebook. Elle en tombe malade. Elle est approchée par un avocat qui veut intenter un procès au nom des modérateurs de contenu exploités par la plateforme. Ces modérateurs ont pour tâche de passer au crible les textes et les images pour y déceler la pornographie, les fake news et la violence. Le travail est sous-payé et d’une pénibilité extrême, impliquant de visionner à la chaîne les choses les plus terribles. Kayleigh est à ce point traumatisée qu’elle veut effacer cette période de sa mémoire. Mais avant cela, sous couvert d’anonymat, elle raconte tout, une dernière fois, à l’avocat. C’est une histoire déchirante, avec –oui– un motif lesbien: elle entame une relation avec sa collègue Sigrid, mais le fait qu’il s’agisse d’une relation lesbienne n’a rien de sensationnel en soi.

Cet amour ne s’accompagne ni d’une sexualité effrénée, ni d’une découverte de son homosexualité, ni de doutes ni de lutte intérieure particulière. Les joies et difficultés de n’importe quelle relation se présentent –Sigrid rompt, au grand désespoir de Kayleigh– mais il aurait pu s’agir d’un couple hétérosexuel. L’attention se porte davantage sur le groupe de modérateurs et leurs relations mutuelles, sur ce nouveau précariat de jeunes gens endettés et déracinés, incapables de supporter ce travail mais n’ayant guère d’alternative. Des images atroces (notamment d’enfants qui s’automutilent) continuent de les hanter. Les théories du complot pullulant sur la plateforme laissent également des traces. Le dénouement tourne autour du caractère destructeur du négationnisme. Pas grand-chose à voir avec le lesbianisme, donc.

Lisez un extrait de Les choses que nous avons vues de Hanna Bervoets.

Robbert Welagen l’aborde également de cette manière dans son roman Raam, sleutel (Fenêtre, clé, 2021). Une femme perd son mari dans un accident de la route. Dans son processus de deuil, elle noue une relation amoureuse avec une femme. Mais ce n’est pas le sujet du livre, qui parle de deuil.

Les romans de Hanna Bervoets et Robbert Welagen ont touché un large lectorat. Dans les deux livres, les relations lesbiennes font tout simplement partie du décor. Elles vont de soi. C’est là aussi une forme d’émancipation, qui n’a même plus besoin qu’on l’appelle ainsi.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
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