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L’élastique ou le chasse-patate: comment la langue française m’a fait entrer dans l’univers du cyclisme
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L’élastique ou le chasse-patate: comment la langue française m’a fait entrer dans l’univers du cyclisme

Grandir dans un environnement où l’on ne porte aucun intérêt au sport, voir dans le cyclisme une discipline ennuyeuse à mourir, et malgré cela, se laisser envoûter par la petite reine, entre autres en raison du langage caractéristique qui s’y rattache. Le jargon néerlandais en question regorge, il est vrai, de termes et d’expressions empruntés au français. Pour les habitants des Plats Pays, tous ces mots accroissent le charme qui émane de ce sport. Écoutons l’écrivaine, voyageuse et journaliste néerlandaise Lidewey van Noord.

L’été 2004 a changé ma vie. En juillet de cette année-là, j’ai rencontré un amour qui depuis ne m’a plus quittée: le cyclisme. Certes, il s’agissait de toute façon d’une période de grands changements. J’avais dix-huit ans, en septembre, j’allais troquer mon lycée classique contre l’université, ma ville natale contre Amsterdam, la maison de mes parents contre une chambre d’étudiant, nichée sous le faîte d’un immeuble du chic quartier sud de la capitale.

Ma passion pour le cyclisme a commencé de la sorte: un docteur en chirurgie dentaire m’a extrait deux dents de sagesse, dans la foulée je suis tombée malade. Je ne sais s’il y avait en l’espèce un quelconque lien de causalité, mais c’est bien ainsi que ma mémoire a enregistré les choses.

On était en juillet, il faisait chaud. Il n’y avait personne qui aurait pu passer me voir. Celles et ceux qui ne travaillaient pas étaient partis en vacances. Au fond du jardin, il y avait un vélo au haut guidon, typique d’une époque révolue, qui attendait d’être remis en état, prêt à déménager à Amsterdam pour faire office de bicyclette de ville. Autour de moi régnait cette vacuité typique des étés, ce voile de chaleur qui fait que le temps semble s’arrêter et que les jours paraissent ne jamais devoir finir. Une fois suffisamment remise de la grippe pour déplacer mon corps du lit au canapé, j’ai allumé la télé.

Il n’y avait rien. Enfin, si, des femmes qui vendaient des Tupperware, d’autres qui prédisaient l’avenir contre le paiement d’un prix d’appel fixe et deux cents bonshommes qui enfourchaient des vélos de course pour traverser la France.

Voilà que tout à coup, le cyclisme touchait à la forme artistique la plus élégante qui soit

Peut-être n’est-il pas inutile de mentionner que j’ai grandi dans un milieu où le sport n’avait pour ainsi dire pas droit de cité. Mon père ne faisait pas de sport, ma mère n’en faisait pas non plus; moi, dans mon enfance, j’ai un peu tout essayé pour ne récolter que des blessures jusqu’au jour où je me suis résignée au fait que le sport n’était pas fait pour moi. On regardait, il est vrai, les matches de foot des Oranges, il m’est aussi arrivé d’en voir un ou deux de l’Ajax d’Amsterdam, mais c’était surtout pour être à même, le lendemain, de discuter avec les garçons de ma classe.

J’ai donc zappé quand j’ai vu ces bonshommes pédaler à l’écran: le cyclisme me semblait ennuyeux à mourir.

Mais il n’y avait vraiment rien d’autre à la télé.

J’ai donc rétropédalé et ai regardé la course de vélo.

Une beauté insoupçonnée

On peut dire que, depuis, je n’ai jamais cessé de suivre la petite reine sur le petit écran. Un monde s’était ouvert à moi, un monde qui me fascine toujours aujourd’hui. Pour commencer en raison d’un jargon que j’ai rapidement appris grâce aux commentateurs. Une langue prodigue en mots empruntés au français. À la fois étrange et spécifique, propice à créer un sentiment d’intimité. Plus on se familiarise avec ce langage, plus on a l’impression de faire partie du monde merveilleux de la course cycliste et plus on se figure proche des héros. Un peu comme le fan d’une pop star qui chante toutes ses chansons en même temps qu’elle lors d’un concert.

Pendant l’une des étapes, un coureur a quitté le peloton pour tenter de faire la jonction avec le groupe baptisé la tête de la course. Quelle magnifique expression!, je me suis dit. Sans prévenir, la course était devenue une créature vivante qui s’étirait, créature dotée d’une tête et d’une queue et qui présentait, entre les deux, un tronc composé de maillots aux couleurs vives et bigarrées. Dans les étapes de montagne surtout, le tronc prenait l’apparence d’un corps de fourmi sans fin, composé de plein de petits tronçons. Dans un premier temps, le coureur qui venait de démarrer s’est rapproché du groupe de tête, mais l’écart s’est ensuite plus ou moins stabilisé. Il pendouillait entre le peloton et les leaders comme moi entre le lycée et l’université. «On dirait bien qu’il est parti en chasse-patate», a observé un des journalistes.

Rien n’est prévisible dans le cyclisme. Rien du tout. Voilà ce qui rend ce sport si beau

J’ai cligné des yeux. Six années de français en secondaire ne m’avaient pas préparée à cela. Une poursuite vouée à l’échec, ainsi que devaient le montrer les minutes suivantes. Un concurrent qui tente en vain de rejoindre le groupe de tête et tangue tout seul dans un no man’s land. J’ai pris un calepin et ai consigné ce mot.

Entre-temps, si la grippe n’était plus qu’un lointain souvenir, je n’ai pas moins continué de regarder les étapes du Tour de France. J’ai placé la télé dans l’embrasure de la porte qui donnait sur le jardin, à l’arrière de la maison, et ai entrepris de donner une nouvelle jeunesse à mon biclou. Je l’ai peint à la bombe en rouge vif, ai collé une rustine sur la chambre à air du pneu avant - que n’avais-je un mécanicien capable de changer ma roue en un tour de main! -, ceci tout en suivant un Français en jaune qui pédalait en haute montagne. En danseuse, selon les commentateurs.

J’ai noté l’expression. Magnifique! Voilà que tout à coup, le cyclisme, ce sport pour empotés, touchait à la forme artistique la plus élégante qui soit. On ne pédale pas, on danse jusqu’au sommet, une beauté que j’ignorais encore une semaine plus tôt, que je n’aurais pas même pu soupçonner. Avoir vécu dix-huit ans en ignorant cela, sans avoir eu connaissance de toute cette beauté! Cette idée m’attristait.

Un autre coureur essayait de suivre celui en jaune, il donnait tout, mais sans parvenir à le rejoindre. «Il roule à bloc», a fait le commentateur. Cette tournure aussi, je l’ai consignée.

La réalisation est passée à une autre caméra. Alors que la précédente avait montré l’élégance, ou peut-être l’orgueil, celle-ci offrait au spectateur le spectacle de l’affreuse souffrance: un routier qui, tout à coup, n’arrive plus à avancer, se met à zigzaguer sur l’asphalte. Le journaliste: «Il roule sur la jante.»

À la fin de cette édition de la Grande Boucle, j’avais un carnet rempli d’expressions et de termes enchanteurs. À croire que mes études universitaires avaient commencé avant même la rentrée. Dix-huit ans plus tard, j’enrichis encore mon glossaire.

La course est restée

Plus je regardais les courses cyclistes, plus je me familiarisais avec le jargon, et mieux je comprenais les finesses de ce sport. L’importance du parcours quant aux chances de victoire, par exemple savoir que certains ne gagneront jamais une étape de montagne, d’autres jamais une épreuve courue sur les pavés. Ou l’importance du vent sur une route de plaine qui n’est pas abritée par des forêts ni par rien d’autre, ce qui peut se traduire par un phénomène dont tout fan de cyclisme ayant le cœur à la bonne place se régale: les bordures. Rien de plus beau, pour ainsi dire, que les échelons ou les éventails. Ces mots sont en adéquation avec ce que l’on voit.

Les cyclistes essaient de se cacher les uns derrière les autres pour se protéger du vent, mais lorsqu’il souffle de côté ou de biais depuis l’arrière, il n’y a bientôt plus aucune place où se mettre à l’abri. Une équipe intelligente, ou un groupe de coureurs costauds, peut en tirer parti: au lieu d’utiliser toute la largeur de route, on réduit plus encore les possibilités de se mettre à couvert en roulant au beau milieu de la chaussée. Résultat: le premier coureur qui n’a aucun dos derrière lequel s’abriter prend un éclat puis va éventuellement faire l’élastique. Cela crée des grappes de coureurs dispersées sur le parcours, ils luttent contre le vent pour tenter de rejoindre ceux qui sont en tête, mais - ainsi que le savent tous les Néerlandais et tous les Flamands -, Éole est un adversaire coriace. Il s’agit donc d’un jeu tactique qu’on joue avec les éléments et qui n’est pas sans rappeler le surf ou la voile.

Outre le vent, toutes les autres conditions météorologiques jouent un rôle dans le vélo, à la différence bien entendu des sports qui se pratiquent en salle. J’ai vu des cyclistes projetés par des rafales dans un watergang. J’ai vu des coureurs pédaler le long de congères et finir par s’effondrer dans la neige. J’en ai vu d’autres patauger dans la boue, glisser sur des pavés mouillés. Verser du thé chaud sur leurs doigts pour qu’ils retrouvent un minimum de sensibilité. Abandonner une course à cause d’une insolation.

Rien n’est prévisible dans le cyclisme. Rien du tout. Voilà ce qui rend ce sport si beau.

Le pendant des étapes de plat où le vent forme un danger, c’est bien entendu les étapes de montagne, surtout celles qui comptent des cols hors catégorie. Ce ne sont généralement pas les coureurs les plus résistants au vent qui, en haute altitude, lèvent les bras en l’air, mais bien plutôt les poids légers, les petits gabarits. Tellement obsédés par leur poids que, à l’approche du sommet, ils vident leurs poches - barres énergétiques et gels, tout vole sur la route - et jettent leur bidon. Chaque milligramme dont on peut se passer, est un cadeau offert par la pesanteur.

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À une arrivée au sommet, dès que les coureurs descendent de vélo, une nuée de gens les entourent. On leur tend des serviettes pour qu’ils épongent leur sueur, de l’eau pour qu’ils étanchent leur soif, des paletots pour qu’ils se protègent du froid. Et une fois à l’hôtel vient le moment du massage. L’entourage du cycliste se compose de masseurs et de soigneurs, des personnes formées pour répondre à tous leurs besoins, pour les traiter comme des princes et des rois.

À Amsterdam, mon antique vélo, quelqu’un l’a volé; la chambre d’étudiant a fait place à un deux pièces, mes études à un emploi, mon emploi à une vie remplie d’aventures à l’étranger et de travail en free-lance. Mais ce qui est resté, c’est la course. En 2012, j’ai suivi le Tour depuis l’Australie, au milieu de la nuit, assise seule dans la cuisine d’une auberge lorsque Bradley Wiggins a gagné. J’ai fêté la victoire de mon compatriote Robert Gesink lors de l’étape reine de la Vuelta 2016 dans une jungle indonésienne, au milieu d’une pièce remplie de geckos. Et lorsque cet autre compatriote Bauke Mollema a remporté le Tour de Lombardie 2019, je venais tout juste de m’extirper de la forêt vierge colombienne.

Tout a changé: comme tout le monde autour de moi, j’ai vieilli, des coureurs ont pris leur retraite, de nouvelles étoiles sont apparues au firmament, mais la course, elle, est restée. Et la course restera. Car, pour employer une autre expression française -qui, si elle ne relève pas du vocabulaire du cyclisme, n’est pas moins, j’en ai la certitude, liée à ce sport-: la course me procure une incroyable joie de vivre.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 6, 2022.
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