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Leonardo Van Dijl laisse parler le silence dans son film «Julie se tait»

Par Karin Wolfs, traduit par Cassandra Limbourg
6 novembre 2024 5 min. temps de lecture

Dans le remarquable long métrage Julie se tait (titre original: Julie zwijgt) primé à Cannes, Leonardo Van Dijl met en scène une étoile montante du tennis dont le coach est accusé d’abus. Mais aux éclats du drame, Van Dijl préfère l’éloquence d’une pièce en apparence vide.

Renvoyer une balle invisible à un adversaire imaginaire. C’est ce que fait Julie, jeune sportive de quinze ans, dans la première scène de Julie se tait. Ce long métrage, le premier de Leonardo Van Dijl, réalisateur et scénariste courtraisien diplômé de la LUCA School of Arts de Bruxelles, a raflé deux prix lors de la Quinzaine de Cannes: le prix SACD qui en salue le scénario, et le prix Fondation Gan qui soutient la distribution d’un film sur le territoire français.

Avec son mouvement dynamique dans un cadre statique, cette séquence d’ouverture touche à l’abstrait, oscillant entre les lignes d’un court de tennis et l’obscurité de la salle vide qui l’entoure. Raquette à la main, Julie, campée par Tessa Van den Broeck (qui signe ici son premier rôle au cinéma), sert dans le vide, défend loin derrière la ligne de fond, attaque en se projetant vers l’avant, vers un filet qu’on devine sans le voir. De toute évidence, elle remporte le point, car on l’entend exhaler sa satisfaction hors cadre avant de reparaitre à l’image. Elle reprend alors sa position de départ et se concentre sur le point suivant. Lorsque l’écran passe au noir pour que s’affiche le titre, on l’entend frapper la balle imaginaire à pleine puissance dans un revers à deux mains: «poc!».

Lutte intérieure

Cette brève introduction annonce déjà la couleur. Julie se tait est le portrait d’une jeune femme qui mène une lutte intérieure en silence. Au départ, Julie –à l’instar du public– ne sait pas vraiment contre quoi elle se bat; il faut du temps pour que la question sourde de l’obscurité. Comme dans un intense échange de balles, Van Dijl et sa co-scénariste, l’actrice Ruth Becquart (qui interprète la mère de Julie), frappent des scènes courtes qui esquissent peu à peu un contexte.

On apprend ainsi que, si Julie est seule dans le gymnase, c’est parce que son coach, Jeremy, a été suspendu. Une autre de ses élèves, elle aussi prometteuse, s’est suicidée. Soupçonnant un lien entre cet acte et la relation que la sportive entretenait avec son entraîneur, l’académie de tennis a ordonné une enquête indépendante, et tous les joueurs ont été appelés à témoigner. Tous les regards se tournent alors vers Julie: comment va réagir l’actuelle favorite de l’accusé?

Oasis de calme

Ce qui fait la particularité de la narration, c’est qu’elle ne joue pas sur le drame. Tout comme Bas Devos, qui a fait primer le calme sur l’action en cherchant la mousse entre les pavés de Bruxelles dans Here, Van Dijl met l’action et le dialogue de côté pour laisser le silence remplir le vide.

Ces deux œuvres s’inscrivent ainsi dans un mouvement réflexif de plus en plus présent dans le cinéma flamand salué à l’international. Cette retenue est filmée avec brio par Nicolas Karakatsanis (Rundskop, Skunk), qui avait déjà marqué de son empreinte plusieurs œuvres de Devos (Violet, Hellhole) et de Van Dijl. Autant de films tout en réserve et en observation, qui tentent de mettre l’indicible en images sans l’enjoliver, dans un exercice de réalisme engagé auquel se sont notamment livrés les frères Dardenne, coproducteurs de Julie zwijgt. Un film qui se pose comme une oasis de calme dans un monde de surcommunication; un espace où la réalité nuancée prend le pas sur les réactions trop souvent cliché aux mouvements tels que #MeToo.

Ce qui fait la particularité de la narration, c’est qu’elle ne joue pas sur le drame

Car Julie refuse d’entrer dans le jeu qu’on cherche à lui imposer. Elle prend son temps. Elle se tait. Cela ne signifie pas qu’il ne s’est rien passé. Van Dijl plante des décors aux tons sobres qui laissent le silence s’exprimer. Le public est livré à lui-même; à lui de pénétrer dans l’univers de Julie, de lire son langage corporel et de la comprendre. Que voit-il?

La caméra est en permanence braquée sur Julie: pendant le briefing de la direction, pendant ses leçons de tennis ou autres, dans ses interactions avec d’autres élèves, dans la voiture avec son père, en route pour un tournoi, ou encore dans sa chambre, où elle fait fi des règles et discute avec son coach, téléphone posé sur la poitrine… Mais cet œil observateur reste toujours à une distance respectueuse de Julie, qui est en outre toujours entourée d’un certain espace, symbole du vide qui l’enveloppe, même lorsqu’elle n’est pas seule.

Van Dijl interpelle ainsi les spectateurs, qui ont, eux aussi, un rôle à jouer. Puisque le club de tennis se soustrait à ses responsabilités, l’affaire repose entièrement sur les épaules des jeunes joueurs. N’y a-t-il pas là de quoi s’interroger sur la société dans laquelle grandissent ces adolescents?

Point de rupture

L’adversaire invisible de Julie, ce n’est pas uniquement son coach, c’est tout ce qui transpire de cet environnement dans lequel elle évolue: les rapports de force, la honte, le discrédit de toutes les parties impliquées, la brillante carrière à laquelle est promise Julie qui s’en trouve salie. Van Dijl s’intéresse moins au pavé jeté dans la mare qu’aux vagues qu’il provoque en crevant la surface. Au‑delà de la frontière entre vie publique et vie privée, de la relation entre l’élève et son maître, Julie se tait parle de contrôler ses émotions, de vaincre la frustration: garder le cap, maintenir sa routine et continuer à avancer, jusqu’au point de rupture.

Loin d’imposer une explication simple ou un jugement sans appel, Julie se tait laisse le temps faire son œuvre. Au milieu de thèmes tels que la loyauté, les limites à poser et à surveiller dans le monde du sport, et le jugement moral porté sur le fameux coach, le film se concentre sur Julie et sa position au cœur de cette arène où ne se joue rien de moins que son avenir. Un avenir que cette battante à la discipline implacable ne compte pas laisser filer.

Arrive toutefois un moment où le silence, toujours plus pesant, devient intenable. À l’approche du dénouement, la bande-son laisse s’élever à quelques reprises une glorieuse voix de soprano (celle de Caroline Shaw, compositrice et chanteuse américaine, lauréate d’un prix Pulitzer) qui résonne comme le chant d’une sirène, mi-femme, mi-oiseau. Une voix intérieure qui jaillit de Julie, non pas pour la détourner de son objectif, mais bien pour l’aider à traverser la tempête pour naviguer à nouveau sous des cieux plus cléments.

Le plus beau geste est peut-être celui du nouveau coach de Julie qui, tout comme les parents de la jeune fille, prend le temps de tout simplement s’asseoir à ses côtés. D’être là tout en respectant son silence, en observant la bonne distance. Pas trop près, mais pas trop loin non plus. Se calquer sur la même longueur d’onde. Et attendre. Prêt à recevoir la balle.

Portret Karin Wolfs

Karin Wolfs

critique de cinéma

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