«Les jeux d’art néerlandais», quatre joyaux de la littérature médiévale traduits en français
Il n’existait pas jusqu’à aujourd’hui de traduction française des Abele spelen, ces jeux d’art néerlandais dont aucun équivalent n’est connu en littérature médiévale. Cette lacune est désormais comblée grâce à une édition bilingue, traduite et annotée par Jelle Koopmans, publiée par UGA Éditions.
Les Abele spelen (littéralement jeux plaisants) désignent un ensemble de quatre pièces de théâtre qui ont sans doute été composées en terre brabançonne dans la seconde moitié du XIVe siècle et font partie du célèbre manuscrit Van Hulthem, du nom du bibliophile gantois Charles Van Hulthem qui en a fait l’acquisition pour la modique somme de cinq francs et demi en 1811. Ce manuscrit date du début du XVe siècle et se compose aujourd’hui de 241 feuilles sur les quelque 278 qu’il devait contenir à l’origine.
L’adjectif abel, qui est utilisé dans le manuscrit pour annoncer chaque pièce (par exemple: «Een abel spel van Esmoreit»), signifie en premier lieu «noble», «courtois», mais peut également remonter à la racine latine habilis et se rapporter à ce qui relève de la technè, de la maîtrise d’un art. C’est ce dernier sens que retient Jelle Koopmans qui voit dans ces pièces un théâtre créé par des spécialistes, des professionnels du théâtre. En effet, ces quatre jeux d’art semblent attester l’apparition aux Pays-Bas d’une nouvelle pratique théâtrale unique en Europe: pour la première fois, le thème n’est plus religieux mais profane et sérieux, écrit en langue vernaculaire. À titre de comparaison, la farce de Maître Pathelin a été composée plus d’un demi-siècle plus tard (vers 1456-1460).

Chaque jeu est suivi d’une sotternie, c’est-à-dire d’une sottie ou farce qui est annoncée à la fin de chaque pièce et traite le plus souvent également d’amour: tandis que les pièces nous transportent dans un monde courtois et noble, les farces font intervenir les ressorts de la bêtise et de la tromperie. Par exemple, dans la farce intitulée Lippijn qui fait suite au jeu d’Esmoreit, un homme âgé surprend sa femme en flagrant délit d’adultère mais se laisse convaincre par une commère, amie de son épouse, qu’il s’est trompé, abusé par des yeux devenus mauvais à cause de l’alcool et de la vieillesse. Le pauvre cocu finit par être réprimandé par sa femme qui, mise au courant de ses doutes sur sa fidélité conjugale, lui reproche son manque de confiance. La présente édition ne reproduit pas ces farces jugées «sans originalité particulière et sans surprise pour le lecteur français».
Des amours empêchées
Parmi les quatre jeux édités, les trois premiers, d’une longueur d’environ mille vers chacun, constituent autant de petits drames mettant en scène des situations très variées ayant trait à l’amour. Dans Esmoreit, Robbrecht, le neveu du roi de Sicile, veut s’emparer du trône et tente de faire disparaître Esmoreit, le fils de son oncle et héritier légitime de la couronne. L’enfant est ainsi vendu à un émissaire du roi sarrasin de Damas, tandis que Robert accuse la mère du nourrisson d’avoir assassiné son propre fils. Celle-ci, folle de douleur, est emprisonnée sur ordre du roi. À la cour de Damas, Esmoreit est élevé par Damiët, la fille du roi, qui le tient pour un enfant trouvé, de basse extraction, mais dont elle ne peut s’empêcher de tomber amoureuse.
Une fois devenu adulte, l’héritier légitime revient dans son pays natal où son identité est reconnue par sa mère grâce au drap dans lequel il avait été enveloppé alors qu’il était nourrisson. La souveraine recouvre la liberté et peut ainsi retrouver son mari et son fils. Celui-ci épouse la fille du roi de Damas qui, déguisée en pèlerine, a entrepris le voyage en Sicile pour le retrouver. Le roi décide alors d’abdiquer en faveur du jeune prince, tandis que l’usurpateur est démasqué et pendu sur ordre d’Esmoreit.
La deuxième pièce du recueil, Gloriant, met également en scène l’amour d’un chrétien pour une jeune sarrasine: Gloriant est un jeune monarque qui refuse de se marier mais s’éprend du portrait d’une belle Sarrasine. Il fera tout pour l’épouser malgré l’opposition du père de celle-ci.
La pièce, qui a connu la plus grande fortune et a été plusieurs fois réimprimée au XVe et surtout au XVIe siècle, est intitulée Lancelot de Danemark (Lanseloet van Denemerken). Il semble bien qu’elle ait été jouée en 1412 à Aix-la-Chapelle par les compagnons de Diest. Elle relate la relation impossible entre un jeune prince et Sandrijn, une femme de basse extraction. La mère de Lanseloet, pensant que celui-ci oubliera Sandrijn s’il lui est donné de coucher une fois avec elle, tend un piège à la jeune fille. Celle-ci, après avoir perdu sa virginité et son honneur, s’enfuit dans la forêt où un jeune chevalier la découvre lors d’une partie de chasse, assise auprès d’une fontaine. Elle lui révèle son histoire et sa défloration à travers un récit allégorique évoquant un bel arbre qui a perdu l’une de ses nombreuses fleurs. Ceci n’empêche pas le chevalier de l’épouser, tandis qu’on fait croire à Lanseloet, auprès duquel Sandrijn refuse de retourner, qu’elle est morte. Le prince s’effondre et meurt de chagrin.

© Münster, Universitäts- und Landesbibliothek / literatuurgeschiedenis.org
Cette pièce fait l’éloge de la vertu et de la fidélité en amour, mais pose aussi la question de la mésalliance. Particulièrement intéressant est le rehaussement social de la jeune femme que la pièce distille petit à petit: sa beauté extraordinaire et le motif de la fontaine qui l’assimile implicitement à une fée laissent déjà présager qu’elle est l’égale d’une noble. Au moment où le chevalier la demande en mariage, elle lui révèle que son père était écuyer d’un homme bien né, ce qui réjouit le cœur du jeune homme: elle est bien «issue du monde des armes» (van wapene gheboren).
Le dernier jeu, qui est aussi le plus court (625 vers), est une pièce allégorique qui met en scène une dispute entre l’hiver et l’été ainsi que plusieurs autres personnages, afin de savoir laquelle des deux saisons est la plus puissante et aussi la plus propice à l’amour. La dispute débouche sur un duel mortel qui est empêché in extremis par l’intervention de Vénus. Celle-ci déclare que les deux belligérants sont voués à être frères et à œuvrer chacun selon sa nature.
Des précieux textes
Cette édition bilingue des Jeux d’art néerlandais permet pour la première fois à un public francophone d’avoir accès à ces précieux textes, négligés jusqu’à aujourd’hui par les spécialistes français du théâtre médiéval. La traduction, établie vers à vers, demeure fidèle au texte d’origine tout en étant très fluide et agréable à lire pour un lecteur d’aujourd’hui.
Peut-être pourra-t-on seulement regretter que l’éditeur ait choisi d’exclure de son ouvrage les farces qui suivent chaque pièce, afin de conserver la spécificité et la cohérence des jeux d’art. Il n’en demeure pas moins que ce volume contient quatre joyaux de la littérature néerlandaise médiévale et que ce travail d’édition et de traduction mérite d’être salué.
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