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Quelle variante adopter dans l’enseignement du néerlandais à l’étranger?

Par Ingrid Glorie, traduit par Willy Devos
27 avril 2023 10 min. temps de lecture

Le néerlandais est une langue pluricentrique: il est parlé dans différentes régions du monde où une variante propre est utilisée. Lorsque l’on enseigne la langue néerlandaise à l’étranger, quelle variante adopter? Laquelle ériger en tant que langue standard, celle parlée en Flandre ou chez son voisin du nord? Les deux peuvent-elles cohabiter? L’autrice du présent article a discuté avec des professeurs de néerlandais attachés à des universités situées hors de l’aire néerlandophone et leur a demandé comment ils traitent les variantes du néerlandais.

En 2019, Truus De Wilde, professeure de néerlandais à la Freie Universität Berlin, a publié Over taalbewustzijn en taalvariatie. Taalideologie bij docenten Nederlands aan Europese universiteiten (De la conscience linguistique et de la variation linguistique chez les professeurs de néerlandais des universités européennes) dans la série Lage Landen Studies de l’Internationale Vereniging voor Neerlandistiek (IVN – Association internationale de néerlandistique).

En se basant sur des interviews avec des collègues d’universités européennes, elle distingue quatre groupes de professeurs. Ces groupes se différencient par le degré de connaissance effective que les professeurs ont des variations linguistiques à l’intérieur du néerlandais et par la manière dont ils nourrissent une réflexion à ce sujet et l’incorporent dans leurs cours.

Le premier groupe dispose de très peu de connaissance des variantes et ne se préoccupe pas de définir comment se construit un langage standardisé. Ces professeurs estiment que toutes ces différences ne font que compliquer les choses pour les étudiants, l’usage d’une norme univoque étant évidemment plus facile à vérifier. Il leur arrive tout au plus de donner à écouter une chanson dans l’un ou l’autre dialecte, mais simplement à titre de divertissement.

Les enseignants du deuxième groupe sont conscients des variantes sans toutefois en tirer des conséquences pour leurs propres cours. Au contraire, ils se posent précisément en gardiens du langage standardisé (généralement le «néerlandais des Pays-Bas», la norme septentrionale) qu’ils considèrent comme le langage auréolé d’un statut supérieur.

Le troisième groupe connaît aussi les variantes et, de plus, estime souhaitable d’y consacrer de l’attention, mais en reste finalement au stade du vœu pieux. De Wilde range cet archétype sous le dénominateur «insuffisance et atermoiements».

Les professeurs du quatrième groupe, enfin, ont une vision équilibrée quant à la variation linguistique, à l’évolution linguistique et à l’idéologie linguistique et la transmettent également lors des cours de langue. Ils présentent à leurs étudiants la langue, dans quelque variante que ce soit, d’une manière pondérée et s’efforcent de leur faire prendre conscience du fait que la langue, dans toutes ses variantes, fonctionne dans un contexte social.

À la lire, on comprend que De Wilde préfère nettement l’esprit d’indépendance dont les professeurs du dernier groupe font preuve dans leurs cours d’apprentissage d’une langue. Les professeurs des trois premiers groupes, en revanche, lui paraissent quelque peu bloqués par des facteurs tels que le manque de temps ou une certaine incapacité de passer à l’action.

La parole aux professeurs

Dans le sillage de l’enquête de De Wilde, j’ai soumis à un groupe choisi de néerlandistes en dehors des Plats Pays quelques questions auxquelles ils ont répondu par courriel ou via une conversation Zoom. Mon échantillon est certes moins affiné que celui de l’enquête de De Wilde; par contre, j’ai pu y intégrer des néerlandistes de pays non européens tels que l’Indonésie, les Antilles et l’Afrique du Sud.

La première chose qui frappe est qu’à l’étranger l’étude du néerlandais suscite souvent plus d’engouement qu’aux Pays-Bas et en Flandre même. On y trouve bien sûr aussi des sections comprenant un petit nombre d’étudiants, mais il en existe également qui en comptent deux cents voire quatre cents. Leurs professeurs y font preuve d’un enthousiasme, d’un engagement et d’une créativité vraiment impressionnants.

L’étude du néerlandais suscite souvent plus d’engouement à l’étranger qu’aux Pays-Bas et en Flandre

Le néerlandais figure même au programme de certaines universités étrangères comme une formation indépendante. Ailleurs, il constitue une matière à option que l’on suit en combinaison avec d’autres matières telles qu’une deuxième langue, l’histoire de l’art ou la politologie. Il est évident que dans le cadre d’une formation «ciblée» sur le néerlandais, on peut consacrer plus de temps aux variantes de la langue que dans celui d’un programme «large» où les étudiants se consacrent à l’étude de plusieurs matières.

Chercher un équilibre

Selon les personnes interrogées, les étudiants trouvent généralement «intéressant» voire «passionnant» qu’il existe plusieurs variantes du néerlandais. Parfois, ils estiment aussi que c’est déconcertant. Agata Szubert, de l’université de Wrocław (Pologne), en a fait l’expérience. Son université proposait jusqu’il y a peu deux séries de cours distinctes pour l’acquisition de la maîtrise du néerlandais: le néerlandais des Pays-Bas et le néerlandais de Belgique; les étudiants se voyaient simultanément confrontés aux normes septentrionale et méridionale.

«Comme cela créait une énorme confusion, nous avons mis fin à cette formule», dit Szubert. «Depuis cette année-ci, nous abordons la langue standard selon la norme septentrionale. Durant leur cursus, les étudiants suivront également un cours sur le néerlandais en Flandre». Les étudiants de Szubert sont par ailleurs libres de choisir la norme septentrionale ou méridionale, à condition d’adopter une attitude conséquente en la matière. «S’ils arrêtent leur choix sur la norme septentrionale, ils ne peuvent pas utiliser des mots du néerlandais parlé en Belgique et vice versa.»

Les méthodes d’enseignement existantes ne permettent guère de proposer les deux variantes sur un pied d’équivalence; elles se fondent généralement sur le néerlandais en usage aux Pays-Bas. Afin d’éviter la confusion, la plupart des professeurs font le choix de proposer uniquement la norme des Pays-Bas en vue d’une maîtrise active (parler et écrire) du néerlandais. Plusieurs professeurs estiment qu’il s’agit là d’un choix «logique» (ou «évident») compte tenu du fait que les Pays-Bas comptent quantitativement plus d’habitants parlant le néerlandais que la Flandre.

Agata Szubert (Pologne): Les étudiants peuvent choisir la norme septentrionale ou méridionale, mais s’ils arrêtent leur choix sur une norme, ils ne peuvent pas utiliser des mots du néerlandais de l’autre norme

Pour la maîtrise passive (écouter et lire), on peut éventuellement consacrer plus d’attention à des variantes, par exemple en recourant à une chanson, à un texte à lire ou à un fragment radiophonique ou télévisuel en néerlandais de Belgique. Comme l’indiquait déjà Truus De Wilde, ce n’est pas idéal, mais nombre de professeurs trouvent qu’il n’est guère possible de faire mieux.

Le curriculum du professeur même peut aussi avoir son influence. Un professeur originaire des Pays-Bas ou y ayant effectué ses études optera logiquement pour la variante septentrionale et il en va de même pour un professeur d’origine flamande et la variante méridionale. Si une section dispose aussi bien d’un professeur néerlandais que d’un professeur flamand, les étudiants peuvent se familiariser avec les deux variantes. Ainsi Katja Tereshko de l’université Lomonosov à Moscou raconte-t-elle que les étudiants peuvent y choisir s’ils veulent apprendre la langue de leur professeur néerlandais ou flamand. Il faut toutefois que plusieurs étudiants optent pour une variante, de sorte qu’ils puissent s’exercer ensemble.

Certains professeurs originaires de la Flandre tels que Gunther De Vogelaer de l’Universität Münster (Allemagne) et Christine Sas de l’University College London (Royaume-Uni) semblent toutefois se rendre à l’évidence que la norme septentrionale profitera davantage aux étudiants. «J’ai moi-même une prononciation néerlandaise méridionale», dit Sas en riant, «mais ici j’utilise une langue professorale pleine de sons ij et au que je me suis appropriée.»

Perspectives professionnelles

Il semble un peu plus facile de présenter une offre équilibrée pour ce qui est de la littérature, de la culture et de l’histoire. Franco Paris, de l’Università degli Studi di Napoli l’Orientale, souligne que son unité d’enseignement et de recherche fait tout «pour éviter que nous consacrions davantage d’attention à la culture de ce pays prétendument unique». C’est pourquoi sont invités régulièrement des écrivains et des artistes des deux pays.

La décision de présenter oui ou non des variantes et, si oui, lesquelles, peut aussi dépendre de la question de savoir ce que feront les étudiants à l’issue de leurs études. En Allemagne, beaucoup d’étudiants se destinent à l’enseignement. En Italie, le tourisme et le secteur horeca semblent très attrayants. Et en Pologne, de grandes entreprises multinationales offrent pas mal de débouchés.

D’autres professions fréquemment mentionnées sont notamment traducteur, journaliste, rédacteur publicitaire, diplomate, archiviste et bibliothécaire. Dans la pratique professionnelle, les connaissances philologiques –voire la différence entre une variante septentrionale et méridionale– sont souvent reléguées à l’arrière-plan. Les étudiants de pays européens semblent parfois manifester une préférence pour les Pays-Bas ou la Belgique, mais aux yeux d’étudiants originaires de la lointaine Afrique du Sud la frontière entre les deux pays semble négligeable. «On ne peut jamais savoir où finira par se retrouver un étudiant», affirme Agata Szubert (Pologne). «C’est pourquoi nous estimons qu’un étudiant de néerlandais en Europe doit être bien informé autant sur les Pays-Bas que sur la Flandre.»

Agata Szubert (Pologne): nous estimons qu’un étudiant de néerlandais en Europe doit être bien informé autant sur les Pays-Bas que sur la Flandre

Dans certains pays, la notion de pluricentrisme se rattache à la situation linguistique sur place. Angelique van Niekerk, de l’Universiteit van die Vrystaat à Bloemfontein (Afrique du Sud), se réfère aux variantes au sein de l’afrikaans (tel l’afrikaans du Cap), Christine Sas aux variantes d’anglais liées aux différences de classe au sein de la société anglaise, et Eric Mijts (université d’Aruba) aux deux normes distinctes qui régissent les deux variantes de la langue créole: le papiamento (à Aruba) et le papiamentu (à Curaçao et à Bonaire). Achmad Sunjayadi, de l’Universitas Indonesia à Jakarta, a le pompon: l’Indonésie compte 715 langues différentes, signale-t-il, sans parler des dialectes et des sous-dialectes. On enregistre le nombre le plus élevé de langues dans la province de Papouasie: 428 s’il vous plaît. À Java et à Bali il y en a dix. «Que le néerlandais connaisse plusieurs variantes n’est dès lors aucunement étonnant pour nos étudiants».

Achmad Sunjayadi (Indonésie) : L’Indonésie compte 715 langues différentes. Que le néerlandais connaisse plusieurs variantes n’est dès lors aucunement étonnant pour nos étudiants

Avec les étudiants de Wrocław, Agata Szubert, comparativement, ne veut pas trop approfondir la question des variantes linguistiques du polonais au niveau du bachelor. Pour le master, il en va autrement, trouve-t-elle. «S’agissant d’interprétariat et de traduction, nous faisons prendre conscience à nos étudiants des différences régionales au sein du polonais. Quand on traduit, on doit maîtriser jusqu’aux nuances les plus délicates non seulement dans la langue source mais aussi dans la langue cible.»

Le langage contextualisé

En général, les professeurs qui ont collaboré au présent article semblent se ranger dans la quatrième catégorie évoquée par De Wilde. Des éléments pratiques les amènent quelquefois à procéder à des choix radicaux. Mais ils sont tous au courant de l’existence des différentes variantes du néerlandais et ont bien réfléchi sur l’opportunité et le moment de les aborder dans leurs cours.

Certains professeurs de langue indiquent qu’à leur sens la discussion sur les variantes du néerlandais relève plutôt des cours de linguistique ou de sociolinguistique. Pour Annika Johansson (université de Stockholm), il est toutefois important que des étudiants prennent conscience du caractère construit du langage standardisé. «Certains d’entre eux sont encore jeunes et ont tendance à penser en catégories», dit-elle. «Ils ont un avis sur ce qui est beau ou ne l’est pas, y compris lorsqu’il s’agit de variantes d’une langue. Mais qui détermine cela? Un tel jugement n’est évidemment pas fortuit. Il a un rapport avec la politique, avec le nationalisme. Comment un professeur doit-il réagir?»

En général, les professeurs qui ont collaboré au présent article sont tous au courant de l’existence des différentes variantes du néerlandais et ont bien réfléchi sur l’opportunité et le moment de les aborder dans leurs cours

Christine Sas (Royaume-Uni) semble se sentir comme un poisson dans l’eau par rapport à la question de la variation linguistique. Étant avant tout sociolinguiste, elle utilise ses connaissances sociolinguistiques lors de ses cours d’acquisition du langage. Elle estime que cette transition de la théorie à la pratique s’effectue encore trop rarement.

«Bien sûr il y a une langue standard et celle-ci a une fonction, c’est évident, et on ne peut la contourner. Mais l’idée que des étudiants qui apprennent le néerlandais à un niveau universitaire ne seraient pas capables de s’accommoder de la variation linguistique me pose problème. Et alors je ne vise pas uniquement le cas de la Belgique versus les Pays-Bas. Dès le premier cours déjà –et à ce moment-là les étudiants ne parlent pas encore un mot de néerlandais–, je prends une conversation entre quatre personnes qui se présentent chacune d’une manière différente. Un changement de registre est aussi une variation linguistique. Avec qui parle-t-on, comment et de quoi? Si on veut être un bon usager de la langue, on doit être capable de jouer sur plusieurs registres.»

Christine Sas (Royaume-Uni): l’idée que des étudiants qui apprennent le néerlandais à un niveau universitaire ne seraient pas capables de s’accommoder de la variation linguistique me pose problème

Sas veut également inculquer à ses étudiants une certaine compréhension de la complexité qui va de pair avec l’apprentissage d’une langue étrangère. «La langue que je leur fais apprendre cadre parfaitement et sûrement avec le néerlandais standardisé. Elle leur permettra de se débrouiller partout. On ne rendrait pas service à des personnes bénéficiant d’une formation supérieure en leur apprenant des formes dialectales. Toutefois, le fait de se rendre compte et d’être conscient qu’il existe des variantes distinctes, qui par ailleurs sont parfaitement à leur place dans certaines situations, me semble particulièrement important.»

L’autrice a écrit cet article à titre personnel et remercie tous les professeurs qui ont bien voulu prêter leur collaboration.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n°7, 2023.
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Ingrid Glorie

journaliste indépendante - spécialiste de l’afrikaans et de la culture d’Afrique du Sud

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