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Plaidoyer pour un néerlandais déstandardisé

Par Sarah Meuleman, traduit par Faculté de traduction de l’université de Mons
18 septembre 2024 6 min. temps de lecture

Dans la néerlandophonie, comme dans la francophonie, toutes les variantes linguistiques n’ont pas le même statut. Le néerlandais des Pays-Bas tient souvent lieu de norme et les locuteurs du néerlandais de Flandre ont parfois l’impression que leur langue maternelle est reléguée au second rang. C’est pourquoi l’autrice Sarah Meuleman en appelle à un néerlandais pluriel qui assume sa diversité.

«Faut le dire, quand on parle une langue qui n’est pas notre langue maternelle, on est rabaissé, irrévocablement», avançait le grand écrivain néerlandais Willem Frederik Hermans dans son roman Ne plus jamais dormir. Ma langue maternelle est le néerlandais, ou devrais-je dire un néerlandais. Nous savons tous qu’il en existe officieusement deux: le premier, considéré comme linguistiquement correct, et l’autre, perçu comme une variante tolérée. Le néerlandais de Belgique, du sud, le flamand: tous ces qualificatifs désignent une langue qui ressemble beaucoup au néerlandais standard, mais qui ne l’est pas tout à fait.

La langue est le reflet de notre personnalité. Par mon père, j’ai très tôt pris conscience de cette réalité. Issu d’une famille ouvrière où l’on parlait gantois, il a –comme on dit– gravi l’échelle sociale en devant professeur d’université. Dans les cénacles académiques, son dialecte dénotait. Il a vite compris que cette langue maternelle était une barrière et il s’est adapté. J’ai alors eu le sentiment qu’il reniait le parlé de son enfance, ce gantois qui lui venait si naturellement. Il ne voulait pas que ses enfants soient aux prises avec les mêmes difficultés.

Toute petite, j’ai donc dû parler l’Algemeen Beschaafd Nederlands (soit le néerlandais standarisé, mais littéralement: le néerlandais général civilisé), comme on l’appelait à l’époque. Ce qualificatif Beschaafd a ensuite été abandonné dans les années 1970, car il insinuait que les dialectes relevaient du barbarisme. Aujourd’hui, pour qualifier la langue véhiculaire officielle parlée aux Pays-Bas et en Flandre, on parle simplement d’Algemeen Nederlands, le «néerlandais général». Mais à quel point ce néerlandais est-il donc «général»?

Pendant mon enfance en Flandre, j’ai toujours eu l’impression de ne pas parler le bon néerlandais. La langue que j’aimais était devenue un combat quotidien. Chez nous, celui qui avait le malheur d’utiliser weeral («de nouveau», en dialecte flamand) se faisait fusiller du regard par mon père. On dit alweer, grondait-il. Quelques phrases plus tard, c’était reparti pour un tour…  Comment vouliez-vous bannir de votre vocabulaire des mots utilisés et compris de tous? On apprend la langue à laquelle on est exposé. Je me prenais donc systématiquement les pieds dans le tapis.

À l’école, c’était la même chanson, on me reprenait sans cesse sur mes fautes de langue. Pendant douze ans, on a répété aux élèves des écoles de Gand qu’ils ne parlaient pas convenablement. Dire, ne pas dire: jij et pas gij; gezakt (être recalé) et pas gebuisd (être busé) et ainsi de suite. La langue que nous croyions maîtriser nous a, en quelque sorte, été confisquée à l’école. Nous avons fini par en avoir honte, plutôt que d’en être fiers. Acquiesçant docilement, nous notions dans nos cahiers des règles que nous efforcions ensuite de retenir par cœur.

Comme je le disais, c’était compliqué et, en réalité, illusoire. Personne dans la classe ni dans la ville de Gand ne parlait le néerlandais standard. Des études ont démontré que les jeunes de Dronten, une commune dans la province de Flevoland, à l’est d’Amsterdam, avaient l’accent qui se rapprochait le plus du néerlandais normé. En Flandre, ne perdez pas votre temps à chercher cet accent. Personne ne s’attend à ce que qui que ce soit n’utilise le néerlandais standard, même si tout le monde est censé savoir le faire.

Avec le recul, j’ai le sentiment que l’enseignement flamand m’a encouragée pendant des années à admirer le néerlandais des enfants scolarisés aux Pays-Bas.

Dans les émissions pour enfants que nous regardions à la télévision néerlandaise, comme Villa Achterwerk ou Kinderen voor Kinderen, on parlait le bon néerlandais. Même Ernest et Bart de Sesame Street, pourtant américains à la base, y arrivaient! Je n’avais jamais entendu parler d’un «r» non roulé…

À force de nous marteler qu’il fallait employer le néerlandais standard, je ne connais quasiment rien du dialecte gantois. Je ne comprends même pas mon père lorsqu’il lance une boutade en gantois. Quand j’ai déménagé à 20 ans aux Pays-Bas, je me suis vite intégrée. Les derniers vestiges de mon flamand ont disparu et je me suis mise –enfin– à parler le bon néerlandais, qu’on m’avait tant imposé et inculqué.

Aujourd’hui, alors que je partage ma vie entre les Pays-Bas et la Belgique pour mon travail, je nourris quelques regrets. Pourquoi ai-je dû «désapprendre» mon flamand? Pourquoi mon accent était-il à ce point fautif? Pourquoi n’apprenait-on pas à l’école une langue qui ressemblait davantage à celle que je parlais déjà? N’est-il pas abscons que les petits Flamands soient forcés à suivre une norme –qu’il s’agisse de vocabulaire, de syntaxe ou de prononciation– qui semble bien plus naturelle pour les Néerlandais? Une telle norme, lorsqu’on l’impose systématiquement, ronge non seulement votre instinct linguistique primaire, mais elle entame aussi ce que j’appelle valeur linguistique intrinsèque.

«Quand on parle une langue qui n’est pas notre langue maternelle, on est rabaissé». Hermans a raison. À Amsterdam, où je vis, le flamand est vu comme une variante du néerlandais standard que l’on qualifie de savoureuse et charmante. Cela part d’une bonne intention, mais c’est condescendant. Le flamand est tout aussi fort, tout aussi développé et tout aussi néerlandais.

À Amsterdam, le flamand est vu comme une variante du néerlandais standard que l’on qualifie de savoureuse et charmante. Cela part d’une bonne intention, mais c’est condescendant

Je ne suis pas une flamingante fervente et je ne plaide aucunement pour la reconnaissance de deux néerlandais distincts, mais je soulève la question: n’est-il pas temps que le néerlandais standard s’ouvre officiellement à une plus grande diversité? Ne peut-on pas élargir le champ entre ce qui est considéré au sens strict comme du néerlandais correct et ce qui ne l’est pas?

Je vous vois venir: si nous commençons à modifier les accords conclus, à étendre la norme aux dialectes, ce sera le chaos linguistique total. Sauf que le flamand n’est pas un dialecte, mais un ensemble de dialectes et de régiolectes qui a même son propre dictionnaire (non officiel). Les Néerlandais parlent même sans détour d’une variété belgo-néerlandaise –ce qui a déjà de quoi en énerver plus d’un.

Cette variété flamande, parlée quotidiennement par tant de gens, ne serait donc pas du néerlandais? Les variantes flamandes ne mériteraient-elles pas leur place au cœur du néerlandais standard, et non à la marge?

Dans les Plats Pays, soit aux Pays-Bas et en Flandre, on parle officiellement la même langue. Si ce néerlandais est réellement  «onze taal», notre langue, comme le prétend Onze Taal la plus grande organisation de promotion du néerlandais, alors partageons-la. Discutons ouvertement de son évolution pour qu’elle continue à se développer. Une plus grande ouverture permettrait non seulement d’enrichir notre langue, mais éviterait aussi à une autre génération de devoir se dire que sa langue maternelle est une langue de second rang.

La langue ne doit pas restreindre, mais élargir. La langue ne doit pas être un poing fermé, mais une main ouverte. La langue ne doit pas rabaisser, mais tirer vers le haut. Irrévocablement. J’émets le souhait que demain, tous les élèves puissent parler un néerlandais déstandardisé, pluriel, qui assume sa diversité.

Cet texte a été traduit par des étudiants de la faculté de traduction et  d’interprétation de UMons dans le cadre des ateliers de traduction 2024.

Sarah Meuleman

autrice

photo © Yvette Kulkens

Commentaires

  • gonzague

    Mon grand-père est né dans une ferme à Meteren près de Bailleul à la frontière franco-belge. ll parlait flamand enfant (il est né à la fin du XIX ème siècle) et à quitté très jeune la ferme pour exercer des petits métiers dans l’hôtellerie avant de trouver une place de maître d’hôtel au restaurant Prunier de Paris, pour finalement revenir dans le Nord à Valenciennes puis à Lille. Si je vous raconte ces souvenirs c’est qu’en lisant cet article un souvenir me revient.
    Enfant à la fin des années 60 ou au début des années 70, nous étions allé en Hollande avec mon grand-père. Je me souviens d’une aventure avec lui dans un restaurant qui m’avait beaucoup impressionnée.
    Il s’était fâché très bruyamment avec un serveur qui avait marqué un certain dédain ou qui lui indiquait qu’il avait une certaine difficulté à le comprendre. Ca avait profondément heurté mon grand-père…et j’étais un peu gêné de cette altercation bruyante.

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