Quand la Flandre progressiste regardait, verte de jalousie, la télé néerlandaise
De nos jours, l’intérêt des Flamands pour la télé néerlandaise est quasi inexistant. Ils étaient cependant nombreux, il y a cinquante ans, à regarder religieusement la VPRO. La chaîne publique progressiste néerlandaise, avec ses programmes audacieux, contribuait au renouveau de la télévision des Pays-Bas. Regard historique sur l’évolution de la télévision en Flandre et aux Pays-Bas.
Piet Van Roe, qui a été PDG de la VRT (chaîne publique flamande) à trois reprises, parlait toujours de «Sa Majesté le Téléspectateur» lorsqu’il posait son regard froid sur le paysage audiovisuel. Lors des élections, c’est toujours le citoyen qui a raison; à la télévision, c’est le téléspectateur. Il veut être servi au doigt et à l’œil: les responsables des médias ont tout intérêt à tenir compte de ses exigences et attentes, sous peine d’être évincés.
De plus, un diffuseur public est en partie financé par l’argent des contribuables. Pour justifier ces dépenses, il faut donc atteindre le plus grand nombre possible de téléspectateurs. La BRT (ancien nom de la VRT) y parvenait très bien jusque dans les années 1980. Alors que la radio était de plus en plus concurrencée par de jeunes esprits libres qui dynamitaient le média avec une radio pop indisciplinée, la télévision n’avait jusqu’alors pas de véritable concurrence. Même si, à l’époque, les Flamands regardaient déjà souvent les chaînes néerlandaises.
À la fin des années 1970, les Flamands consacraient 85% de leur temps de visionnage à des programmes en néerlandais: 60% étaient diffusés par la BRT et 25% par la télévision publique néerlandaise (dont la NOS et la VPRO). Celle-ci jouissait d’une solide réputation, grâce à ses talk-shows médiatiques (Sonja Barend, Mies Bouwman et Willem Ruys) et à ses jeux télévisés (le passionnant Berend Boudewijnquiz, l’hyperactif Willem Ruys ou les spectacles de variété brillants tels que Wedden dat avec Jos Brink): un type de divertissement que les Flamands ne connaissaient que très peu, ou seulement par ouï-dire.
Aux Pays-Bas, un radiodiffuseur public se contrefichait aussi de l’audimat et des stratégies télévisuelles sans pour autant en être pénalisé parce que ses programmes n’étaient pas soporifiques mais faisaient au contraire parler d’eux
Tout est resté calme jusqu’en 1989, lorsque Mike Verdrengh et Guido De Praetere ont asséné une gifle monumentale à ce colosse public hautain et endormi qu’était la BRT en fondant la chaîne commerciale flamande VTM. Du jour au lendemain, les Flamands se sont tournés vers des émissions mettant à l’honneur Dany Verstraeten, Gaston et Leo, Jan Theys et vers de la musique populaire flamande. VTM s’est ainsi imposée alors comme leader du marché.
La BRT avait passé trop de temps à se regarder le nombril: en l’absence de concurrence, oisiveté et solipsisme s’étaient installés. Quoique lentement, un vent nouveau a soufflé sur la chaîne publique. Cette nouvelle vague était en partie due au nouveau PDG Bert De Graeve et à l’arrivée de la maison de production Woestijnvis. Sur les conseils de Jan Callebaut et de la société d’études de marché Censydiam, les deux chaînes de télévision ont également développé une identité et un contenu qui leur étaient propres, chacune visant une partie spécifique de l’audience. Cette tendance à mener une réflexion centralisée et rationalisée sur le marché et les groupes cibles était nouvelle à la BRT, en particulier pour les réalisateurs de programme.
L’ironie est que, au même moment aux Pays-Bas, un radiodiffuseur public se contrefichait aussi de l’audimat et des stratégies télévisuelles, mais sans pour autant en être pénalisé. Pourquoi? Parce que ses programmes n’étaient pas soporifiques: au contraire, ils faisaient parler d’eux, en particulier parmi ce que l’on appelait «l’élite culturelle», à savoir les protestants libéraux de la VPRO (Vereniging Publieke Radio Omroep, une chaîne publique progressiste néerlandaise).
Une autre forme de libéralisme
Un radiodiffuseur public est, parfois dans une large mesure, la marionnette des politiques médiatiques qui le financent: c’est le cas en Belgique, c’est le cas aussi aux Pays-Bas. Mais dès le début, les Pays-Bas ont appliqué un modèle de financement différent -la publicité- et un système de diffusion tout autre. Chaque courant de pensée ou presque a eu rapidement son propre radiodiffuseur, pour lequel les Néerlandais payaient une cotisation.
Ces radiodiffuseurs, fondés il y a près de cent ans, ont alors commencé à produire des médias -à l’époque uniquement à la radio- pour leurs propres adhérents: l’AVRO (indépendante, sans lien avec un quelconque mouvement politique ou religieux), les catholiques de la KRO, les chrétiens protestants de la NCRV et les radioamateurs de la classe ouvrière de la VARA. Ainsi, tout le monde était servi par les médias, via une segmentation quasi idéologique, chacun avec ses propres soutiens, ses propres préférences et ses propres programmes.
Cette tendance a été transposée plus tard à la télévision, un média qui, encore bien plus que la radio, était en mesure de rassembler, d’inspirer et d’influencer la population grâce à la conjugaison de l’image et du son. La télévision permettait également une plus grande diversité de programmes aux Pays-Bas que du côté de la BRT monolithique, qui n’avait absolument aucune concurrence.
Le plus petit radiodiffuseur était à l’époque la VPRO, créée par et pour des protestants libéraux et dirigée par de véritables pasteurs. Jusqu’à ce que l’on assiste à un petit coup d’État à la VPRO à la fin des années 1960, lorsque les pasteurs ont été remplacés par une génération de réalisateurs «flower power» sûrs d’eux, qui embrassaient la créativité et la rébellion.

© VPRO / Noord-Hollands Archief, De Boer photo press agency collection
Les réalisateurs bénéficiaient du soutien de leur directeur, le presque légendaire Arie Kleijwegt. Celui-ci s’est d’abord retrouvé pris en étau entre les pasteurs libéraux qui dirigeaient alors la petite chaîne et le groupe de jeunes programmateurs rebelles qui poursuivaient une autre forme de libéralisme.
Malgré toutes ces turbulences, Kleijwegt a tenu tête et donné son feu vert à des émissions controversées telles que Hoepla -où apparaît pour la première fois une femme nue, Phil Bloom- et plus tard des émissions autour des quelque peu vulgaires Fred Haché et Barend Servet. Sans oublier une émission musicale totalement déjantée, portée par un ancien chanteur d’opérette de 59 ans: Sjef van Oekel, interprété par Dolf Brouwers, est l’une des nombreuses découvertes de Wim T. Schippers, réalisateur de nombreuses émissions télévisées brillantes pour la VPRO. Une absurdité télévisuelle dont seul Schippers avait le secret.
En 1974, Van Oekel a sa propre émission télévisée: Van Oekel’s Discohoek. Une sorte de raillerie présentée durant l’émission musicale TopPop de l’AVRO, avec l’anarchie pour invitée d’honneur, suivie seulement ensuite par la musique. À l’époque, cette configuration plaît, même à des stars mondiales comme Donna Summer.
Un petit refuge
Le 6 novembre de la même année, un nouveau chapitre de l’histoire de la télévision s’ouvre définitivement. Wim de Bie et Kees van Kooten réalisent leur première émission de télévision. Het Simplisties Verbond deviendra un symbole du rire, des pastiches et de l’humour télévisuel grinçant, non seulement pour les Néerlandais, mais aussi pour une partie des Flamands.
À l’époque, le regard médiatique de ce que nous pouvons appeler non sans une certaine appréhension «l’intelligentsia de gauche en Flandre » est immanquablement tourné vers les Pays-Bas: on lit De Volkskrant, NRC, Vrij Nederland et De Haagse Post, qui expliquent et analysent en profondeur la révolution politique, culturelle et sexuelle de cette période.
Les interviews de Bibeb et Ischa Meijer, les chroniques incisives de Renate Rubinstein, Henk Hofland, Jan Blokker et Piet Grijs, les suppléments colorés et les hors-séries: les lecteurs les adorent, les dévorent et les savourent, surtout les Flamands qui ne trouvent pas d’équivalent dans leur propre pays.
S’il y a un périodique qui a évangélisé la nouvelle vague néerlandaise de la VPRO et, par extension, le reste de la télévision néerlandaise en Flandre, c’est bien Humo. L’hebdomadaire vante avec enthousiasme les mérites de la télévision innovante au nord de la Moerdijk.
La VPRO est toutefois loin de se résumer à Het Simplisties Verbond: elle regorge de réalisateurs talentueux et récalcitrants, qui ont pour ainsi dire carte blanche dans leur créativité. L’émission Villa Achterwerk devient le terrain de jeu de Theo et Thea, Het Gat Van Nederland est un merveilleux programme de Hans Keller sur les Pays-Bas des années 1970. Herenleed d’Armando -diffusé en prime time– à la fois aliénant et poétique, et Wim T. Schippers, Cherry Duyns et des documentaristes comme Emile Fallaux et Hans Verhagen façonnent une télévision inoubliable jalousée de tous… Par les Flamands progressistes et surtout par les réalisateurs flamands.

© Rob Mieremet / Anefo
Ils osent tout car tout y est permis. La VPRO était une île, une plate-forme pétrolière à la dérive, loin des radars. On y travaillait sur des programmes de radio et de télévision que la plupart des téléspectateurs boudaient. Mais la VPRO les boudait plus encore.
Van Kooten et De Bie en étaient les porte-étendards. «Nous n’avons pas de public, nous nous jugeons nous-mêmes», a déclaré Wim de Bie. Leur travail à la télévision est un compte rendu hebdomadaire de leur propre étonnement, et uniquement le leur, sur ce qui va et ne va pas dans le monde. Leurs dimanches soirs sont un petit refuge où personne ne se plaint ni de la portée ni de l’audimat.
Il est purement question d’un égocentrisme assez inédit et brillant à la fois, qui n’est toléré que parce que les autres diffuseurs découvrent «Sa Majesté le Téléspectateur», limitant ainsi l’insatisfaction, et parce que leurs programmes sont et restent pleins de surprise.
Divertir par le contenu
Toutefois, à partir des années 1980, les Pays-Bas sont eux aussi confrontés à la concurrence commerciale qui grignote le statut et les parts de marché du bastion de la radiodiffusion publique. La VPRO, résolument indifférente aux besoins du public, est de plus en plus marginalisée: son seul besoin est de faire de bons programmes. «Quand la majorité décide, on fait de la mauvaise télévision», affirment les programmateurs, tandis que la prise en compte du téléspectateur finit par s’imposer. L’âge d’or où tout était possible et permis est révolu.
À la VPRO, les années 1970 constituent le terreau idéal pour une télévision originale sans égale aux Pays-Bas. Et ce, grâce à une direction forte, qui s’obstine à garder le cap dans un paysage télévisuel peu concurrentiel. Grâce aussi à une génération de réalisateurs de programmes excessivement talentueux et originaux, qui pensent que le contenu est leur prérogative et doit se préserver de la banalité et du travail prémâché.
Cette génération est morte ou à la retraite. Ou les deux. Peu de Flamands regardent encore la télévision néerlandaise et, ironie du sort, la quasi-totalité de la presse écrite néerlandaise que le Flamand adorait tant est aujourd’hui entre les mains de conglomérats flamands.
À la VPRO, les années 1970 sont le terreau idéal pour une télévision originale sans égale aux Pays-Bas grâce à une génération de réalisateurs de programmes qui pensent que le contenu est leur prérogative et doit se préserver de la banalité
Heureusement, la VPRO continue aujourd’hui encore à «divertir par son contenu », en s’écartant indéniablement des sentiers battus et des formats de programmes achetés. En 1976, un livre sur l’histoire de l’organisation est publié à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Il s’intitule, à juste titre, De potentie van een dwerg (Le potentiel d’un petit poucet ): comment un radiodiffuseur à contre-courant, courageux malgré sa petite taille, a profondément influencé les médias aux Pays-Bas au cours de ce demi-siècle et après.
Une chose est sûre en effet: jamais «Sa Majesté le Téléspectateur» ne remplacera «Son Altesse le Réalisateur» chez eux. Du moins, tant que ce système existera et que la VPRO en fera partie.
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