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Retour à l’Yser X

Par Katrien Vandenberghe, traduit par Michel Perquy
19 septembre 2019 5 min. temps de lecture Retour à l’Yser

L’Yser coule dans le subconscient de Katrien Vandenberghe. Dans les premiers mois de l’année, elle a longé le fleuve à pied en suivant la GR 130. De retour chez elle, elle revit ses expériences par l’écriture.

Le quai en face de la tour de l’Yser affiche en grosses capitales Portus Dixmuda, ce que confirment des yachts clinquants et autres embarcations. On commence à flairer le large.

Le paysage s’étend comme une mer solidifiée des deux côtés de l’Yser doublement flanqué de quais. Des clochers en guise de mâts, des fermes comme chalutiers, des arbres tordus par le vent de l‘Ouest. Une surface lisse dominée par des teintes vertes (graminées d’engrais vert, pousses de blé d’hiver, pâturages avec des vaches pas encore trop nombreuses – Dixmude jouit depuis des lustres d’une réputation de ville du beurre), par des champs en variétés de brun (labourés, hersés, engraissés ou hachurés de buttes de pommes de terre), par le jaune vif des parties de colza, le tout entrecoupé de douves. Des mastodontes agricoles prennent la route, ossus et larges, certains aussi lourds que des chars de combat, encore que la comparaison soit plutôt malencontreuse dans cette région.

Jadis, cette contrée était surtout constituée d’alluvions et de schorres, de temps à autre reconquis par la mer et asséchés par parties successives. À l’origine, l’Yser se jetait même dans la mer entre l’actuel Coxyde et Oostduinkerke, ayant modifié son cours après le VIIIe siècle. La construction de digues l’a mené sur le droit chemin et au XVIIe siècle, il a été canalisé à partir de Dixmude. Il a une largeur respectable ici. Une société d’armateurs touristique de Nieuport organise des excursions à Dixmude et quand je retourne à vélo le soir, une vedette rouge de pompiers fonce à toute vitesse, gyrophare allumé, mais la surface de l’eau est avant tout peuplée de foulques macroules, de canards sauvages et de grèbes huppés.

Ce qu’on rencontre ici, c’est la guerre

Une seule fois, la plaine est redevenue mer : fin octobre 1914, la région a été inondée dans le but d’arrêter l’occupant allemand. À la mi-octobre, ce dernier s’était avancé jusqu’à l’Yser derrière lequel l’armée belge s’était retranchée, ayant pour objectif d’atteindre les ports français sur la Manche. Le dernier bout de l’itinéraire de la GR témoigne à de nombreux endroits de la bataille de l’Yser. Le coude de Tervaete – un épisode de la Première Guerre mondiale évoqué avec beaucoup d’émotion dans le livre Guerre et térébenthine ; le Boyau de la Mort, une reconstruction du complexe de tranchées daté de l’entre-deux-guerres (avec des sacs de sable de ciment), appelé initialement ‘Boyau de l’Yser’ et rebaptisé ‘Boyau de la Mort’ par les combattants ; les citernes de pétrole toutes proches, tombées aux mains des Allemands ; la ligne où la progression allemande a été stoppée à Oud-Stuivekenskerke ; l’impressionnant complexe d’écluses classé Ganzepoot à Nieuport, si crucial dans l’inondation délibérée ; la statue équestre du commandant en chef des armées de l’époque, le roi Albert Ier ; les villes, les villages, les fermes, les églises reconstruits ; le champ de pèlerinage de l’Yser…

La région est riche en oiseaux aquatiques. Dans la réserve naturelle autour des puits d’argile, ‘Viconia kleiputten’, l’on aperçoit à partir du poste d’observation de superbes cormorans en ordre dispersé, ouvrant ou non leurs ailes au soleil, et aussi quelques fuligules morillons et des bernaches du Canada. Trois gentils garçons entrent, boivent une bière accompagnée d’amuse-gueule et énoncent quelques commentaires sur la bière. Quand je reviens un peu plus tard (à la recherche d’affaires égarées tels une feuille d’étape n°11 perdue quelque part à Stuivekenskerke, un stylo-bille 123inkt.nl et un carnet moleskine avec des notes de promenade griffonnées et des numéros de page de l’œuvre de Pfeijffer), il y a un couple d’une certain âge dont l’homme porte un énorme télescope en bandoulière. La ferme Viconia toute proche, transformée aujourd’hui en hôtel-restaurant, remonte à une bergerie du XIIe siècle et a été occupée par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale, démolie et reconstruite.

Alors que je croyais un instant percevoir un mouvement de parade nuptiale dans le réservoir, les premiers canetons sont apparus dans le fossé : une cane avec ses cinq petits et une autre avec pas moins d’une douzaine de boules duveteuses agitées dans son sillage. La barge à queue noire qui figure sur le moindre panneau indiquant la réserve naturelle de l’Yser, demeure cependant invisible.

Une frontière entre l’eau de mer et la terre ferme

Cette étape d’arrivée se caractérise par des lignes droites, de l’asphalte et de la distance et cette fois, j’y étais préparée (par contre pas aux insectes qui frappent les yeux de plein fouet avec ce vigoureux vent arrière). Depuis la frontière, les poteaux indicateurs me rappellent ma famille très ramifiée et surtout active dans l’agriculture, alors que le bassin réservoir de Nieuport évoque des souvenirs de planche à voile avec mes frères. L’odeur d’iode et de poisson. À l’approche des écluses, les différentes voies d’eau se réunissent en un chenal. La minque (ou halle au poisson) est demeurée toute simple. Derrière le chenal se révèle un soupçon de la réserve naturelle De IJzermonding (l’embouchure de l’Yser). À gauche de la promenade du chenal réaménagée, la tendance naissante à l’époque de ma jeunesse s’est poursuivie puissamment, élevant de grands immeubles d’appartements, un immense parc immobilier. La zone frontalière ouverte, venteuse et sablonneuse entre l’eau de mer et la terre ferme a été envahie de fond en comble.

Je descends l’estacade. Si ça fait un bon moment que l’eau n’est plus transparente, les tourbillonnements sont indiscutablement violents. L’Yser, qui a déplacé son cours, qui a été endigué, approfondi, rajusté, canalisé, pollué et rendu à la nature, qui a accueilli les renforts des Vuilebeek, Zwijnebeek, Poperingevaart et autres voies d’eau, qui a connu des Gaulois, des Romains, des Saxons, des Normands, des comtes de Flandre, des Bourguignons, des Espagnols, des Autrichiens, des Français, des Hollandais, des Allemands, des moines, des soldats, des bonnes sœurs, des infirmières, des pêcheurs, des pagayeurs, des contrebandiers, des fermiers, des cyclistes et des touristes (pas nécessairement dans cet ordre et sans que cette énumération soit limitative), qui a transporté le drap, des fromages, du poisson, des pierres, des betteraves sucrières et où nagent aujourd’hui des grèbes huppés, l’Yser qui traverse depuis trois siècles une frontière nationale sans que la toute ancienne unité ou parenté ne soit fondamentalement entamée, se jette dans la mer du Nord.

Katrien-Vandenberghe

Katrien Vandenberghe

Katrien Vandenberghe est traductrice et a traduit e.a. des romans de Tanguy Viel, Mathias Enard et de Lutz Bassmann.

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