Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Carausius : Ménapien, empereur et brexiter
Histoire mondiale de la Flandre
Histoire

Carausius : Ménapien, empereur et brexiter

L'année 286

Le vote du peuple britannique en faveur du Brexit a déclenché une onde de choc en Europe. Cette posture dissidente n’est pourtant pas si inhabituelle : séparée du continent par la mer du Nord et la Manche, la Grande-Bretagne présente une longue tradition de schismes. C’est au Ménapien Carausius que revint l’honneur plutôt douteux d’ouvrir le bal, un pourfendeur qui, de simple pilote, parvint à s’élever jusqu’à être proclamé empereur de Bretagne et de Gaule du Nord.

Une journée venteuse, en 286 après Jésus-Christ. Un homme scrute l’eau grise de la mer du Nord. Devant ses yeux s’étale une immense flotte, prête à effectuer avec lui la traversée vers la province romaine appelée Britannia (Bretagne ou Britannie). Les drapeaux et les flammes de ses troupes flottent au vent. Sur les étendards militaires, les têtes de dragon mugissent. Sur le gaillard d’avant du navire amiral, les dernières offrandes sont présentées pour implorer un voyage sans péril. Les matelots de la flotte de la Manche et les légionnaires ne tiennent pas en place, tandis que les mercenaires francs, peu habitués à l’eau, sont nerveux. Dans quelques instants, ils lèveront l’ancre et le premier Brexit sera un fait.

Cet homme se nomme Mausaeus Carausius et est originaire de nos contrées. On ne connaît pas grand-chose de lui, mais le peu qu’on en sait se lit comme un thriller palpitant. Malheureusement, les sources historiques qui traitent de ce personnage ne sont guère dignes de confiance, car la plupart des écrits qui le mentionnent sont des éloges à la gloire de ses adversaires le décrivant sous un jour négatif. Il n’est donc pas toujours aisé de distinguer la réalité de la fiction. En revanche, les pièces de monnaie qu’il fit battre après avoir été proclamé empereur sont plus fiables et constituent une véritable mine d’informations sur les différents aspects de son pouvoir. On peut déduire des portraits qui y sont gravés qu’il doit avoir été un homme imposant, au regard dur et perçant, avec une tendance à l’obésité dans les dernières années de sa vie. Il est également certain qu’il fut une personne particulièrement intelligente et aux talents multiples, qui se sentait à l’aise aussi bien sur terre que sur mer.

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Ce que nous savons avec certitude sur la période de sa jeunesse, c’est qu’il est né dans le pays des Ménapiens, la région la plus au nord de la province appelée Gallia Belgica, et qu’il provient d’un milieu modeste. Au départ, il était marin, mais on ignore s’il était capitaine ou pilote. La source latine dit de lui qu’il est gubernator, ce qui signifie timonier. Mais si on prend ce mot dans son acception militaire, il était peut-être un sous-officier dont la mission était de guider le capitaine du navire le long de la plaine côtière. À n’en pas douter, il connaissait mieux que quiconque les bancs de sable perfides et les chenaux soumis à l’action des marées dans la région du littoral, ainsi qu’à l’embouchure de l’Escaut.

Nous savons également qu’il connut une ascension fulgurante dans l’armée romaine. Il se fit remarquer lors de l’expédition menée par Maximien, un empereur adjoint, contre des bandes de paysans ruinés et de déserteurs, appelées bagaudes, qui infestaient la campagne gauloise. Son intervention énergique lui permit d’être nommé commandant de la flotte de la Manche, son expérience maritime antérieure ayant sans aucun doute joué un rôle dans cette promotion. De Bononia (Boulogne-sur-Mer), il coordonnait les actions lancées contre les pirates venus de Germanie du Nord. Il s’acquitta de ses missions, mais des doutes s’exprimèrent rapidement sur ses méthodes et ses motifs. Le bruit courait qu’il n’attaquait les bateaux pirates que sur le chemin du retour. Cette critique était probablement injuste, car il était alors plus simple de fondre sur une troupe de pillards à ce moment-là plutôt qu’à l’aller. En effet, à l’époque, on ne patrouillait pas activement le long des côtes, encore moins en haute mer, et les brigands passaient donc généralement entre les mailles du filet. Ce n’est dès lors qu’après leur débarquement que leur arrivée pouvait être signalée à la force d’intervention romaine la plus proche. Il fut également dit que Carausius gardait pour lui le butin des pirates au lieu de le remettre au Trésor.

Quoi qu’il en soit, l’empereur adjoint Maximien se servit de ces accusations pour justifier sa condamnation à mort, qui était cependant peut-être plutôt motivée par la crainte que suscitait son pouvoir grandissant. Cette sentence entraîna la révolte des partisans de Carausius, qui le proclamèrent augustus, empereur. L’insurrection partit probablement de Rotomagus (Rouen), la ville où Carausius installa son premier atelier monétaire. Bien qu’il contrôlât le nord-ouest de la Gaule, sa situation y devenait critique. Sa meilleure option était donc de s’exiler en Britannie, où il serait reçu à bras ouverts. Carausius y fonda un Imperium Britanniarum qui reposait sur trois piliers : la puissance navale, une monnaie d’argent forte et une propagande astucieuse.

Le pouvoir et l’indépendance de Carausius étaient principalement basés sur la flotte qui contrôlait les routes maritimes de la Manche et de la mer du Nord. Il fit également construire plusieurs forts en pierre le long de la côte méridionale de l’Angleterre, comme à Portchester, Pevensey et Richborough, tout en intégrant dans le système de défense un certain nombre d’ouvrages déjà existants sur la côte orientale. Leur ampleur montre qu’ils n’étaient pas destinés à repousser les incursions des pirates germains, mais bien une possible invasion de troupes romaines. Le développement d’une défense côtière combinant des éléments actifs (la flotte) et passifs (les forts) est unique dans la période romaine et illustre bien le génie militaire de Carausius.

Ce dernier disposait en outre de réserves d’or et d’argent suffisantes pour battre monnaie. Peut-être amassa-t-il de l’argent en exploitant de nouvelles mines. Soucieux que ses propres monnaies ne deviennent pas des valeurs divergentes, il suivit très précisément les dénominations et valeurs officielles, mais, contrairement aux autres empereurs, il put néanmoins se permettre d’accroître la teneur en argent de ses denarii. La qualité de ses pièces était donc bien meilleure que celle des monnaies officiellement en circulation. Les marchands et les armateurs qui assuraient le commerce entre le continent et la Britannie s’en frottèrent les mains : non seulement le problème de la piraterie avait disparu, mais grâce aux pièces mises en circulation, constituées d’un métal pratiquement pur, ils en avaient pour leur argent.

Pour Carausius, ces monnaies formaient le moyen idéal pour gagner l’opinion publique à sa cause. Il joua sur l’identité britannique en y faisant graver des inscriptions telles que Restitutor Britanniae, le « restaurateur de la Bretagne », et Genius Britanniae, « l’ange gardien de la Bretagne ». Il ne fait aucun doute que le cerveau derrière cette politique monétaire était Allectus, son ministre des Finances et plus proche collaborateur.

Bien que cette histoire se soit déroulée il y a près de deux mille ans, elle présente plusieurs points de similitude avec la situation actuelle. À l’époque, comme de nos jours, dominait un mécontentement général à l’encontre de l’administration centrale. Contre Rome en ces temps-là, contre les institutions européennes aujourd’hui. Dès le milieu du IIIe siècle, la Britannie fut écrasée par des impôts élevés et des dépréciations monétaires. Au Royaume-Uni règne actuellement un certain agacement alimenté par les importantes contributions à verser pour faire tourner l’Union européenne. Un autre parallèle touche à la problématique de la migration. Au temps des Romains, sur diverses côtes de Britannie, on craignait les invasions de barbares venus du nord de la Germanie, d’Écosse et d’Irlande. À l’heure actuelle, la question migratoire revêt un caractère plus économique : les Britanniques s’inquiètent du nombre toujours plus important d’immigrés illégaux qui traversent la Manche, principalement au départ de Calais, pour rejoindre le Royaume-Uni. Ce dernier point fut d’ailleurs un facteur si primordial dans le débat sur l’opportunité de rester ou non membre de l’Union européenne qu’il décida de nombreux Britanniques à voter en faveur du Brexit.

Bien entendu, les différences sont aussi logiquement nombreuses, puisque le contexte est tout autre. La sécession de Carausius s’apparentait plus à une forme d’autonomie extrême qu’à un Brexit pur et dur. Il avait conservé les valeurs, les traditions et les institutions romaines, tout comme le régime monétaire officiel. Les célèbres pièces représentant son portrait aux côtés de ceux des empereurs Dioclétien et Maximien portent l’inscription Carausius et Fratres Sui, « Carausius et ses frères », ce qui montre qu’il les considérait comme des collègues. Par ailleurs, contrairement au territoire de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, la Britannie romaine n’était pas isolée, car le nord-ouest de la Gaule et la région du Rhin faisaient également partie de l’empire de Carausius. Les ports situés de notre côté de la Manche purent même profiter de sa politique, ce qui ne sera certainement plus le cas aujourd’hui. Les conséquences du Brexit pour les pays et les régions bordant la Manche et la mer du Nord ne sont pas vraiment roses. Les Pays-Bas, la Belgique et le nord de la France seraient parmi les zones les plus touchées : les intérêts des ports et de la pêche sont en jeu. Une troisième différence de taille est que les plus fervents partisans de Carausius se trouvaient parmi l’élite, comme de grands propriétaires terriens, des membres de l’administration, des armateurs… Les supporters du Brexit, en revanche, proviennent plutôt des classes sociales inférieures et sont des personnes pas ou peu formées, ou disposant de peu de moyens financiers.

Un autre point qui peut être considéré comme une similitude, c’est que la sécession de la Britannie inspira énormément d’inquiétudes aux empereurs romains « officiels » de l’époque, comme c’est aujourd’hui le cas pour les dirigeants de l’Union européenne. Ces derniers ne voient pas d’un bon œil le départ du Royaume-Uni, une des trois plus grandes économies du continent, qui est membre du G7, dispose d’un siège permanent au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, possède une des armées les plus puissantes d’Europe et jouit en outre d’une relation privilégiée avec les États-Unis. Pour ce qui est de l’ancienne Britannie, même si elle avait été conquise pour une question de prestige, une fois exposée dans la vitrine des trophées de l’Empire romain, elle présentait d’abord, et malgré tout, un intérêt économique pour Rome. Pour l’exportation de céréales et de minerais, par exemple.

Contrairement aux dirigeants de l’Union européenne, les empereurs romains étaient donc bien décidés à employer la force pour faire revenir la Britannie dans le giron du continent.

Le dénouement de la sécession de Carausius est bien connu. Pas moins de trois campagnes d’envergure furent nécessaires pour mettre à genoux l’Imperium Britanniarum. Une première, menée en 290 par l’empereur Maximien, échoua, peut-être parce que sa flotte fut battue à plate couture par celle de Carausius. En 293, Boulogne-sur-Mer, qui était la base et la tête de pont de Carausius sur le continent, fut prise. Peu après, l’usurpateur fut assassiné par Allectus en personne, son confident de la première heure. Puis, en 296, une grande armée d’invasion mit définitivement un terme à ce premier Brexit de l’Histoire.

Bibliographie:
P. John Casey, Carausius and Allectus, the British Usurpers, Londres, Batsford, 1994.
Michael Fulford & Ian Tyers, « The Date of Pevensey and the Defence of an “Imperium Britanniarum” », Antiquity, 69, 1995, p. 1009­-1014.
Norman Shiel, The Episode of Carausius and Allectus, Oxford, BAR British Series 40, 1977.
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