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Dialectes adorés, locuteurs méprisés

Par Anne-Sophie Ghyselen, traduit par Cassandra Limbourg
14 novembre 2025 10 min. temps de lecture Les dialectes vivent, vive les dialectes!

Les Groningois? Revêches. Les Limbourgeois? Mollassons. Les Flamands occidentaux? Incompréhensibles! On admire les sonorités régionales, mais on fronce vite les sourcils en entendant quelqu’un les utiliser. Cette attitude ne dit rien des dialectes eux-mêmes et révèle surtout nos préjugés.

D’après des sondages menés aux Pays-Bas et en Flandre, la plupart des néerlandophones considèrent les dialectes et les langues régionales (1) comme une richesse qu’il serait dommage de voir disparaître. Les langues régionales et les dialectes sont donc vus d’un assez bon œil. Pourtant, on ne peut pas en dire autant des personnes qui les parlent. En entendant, au détour d’un voyage en train, un enfant demander une tartine à ses parents en dialecte (meug kik nog e stuutjen en?), beaucoup se disent en effet que ce pauvre petit âne n’ira pas bien loin dans la vie. Mais pourquoi?

Chez les locuteurs de dialectes et langues régionales, la fierté se mêle souvent à la honte

Dans son livre Le labyrinthe belge, le journaliste et écrivain Geert van Istendael décrit le gantois comme une langue brute, mais attendrissante, qui lui fait penser à un charbonnier qui berce un enfant. Son rapport au dialecte gantois est donc assez ambigu, et il n’est pas le seul dans ce cas. Dans les faits, de nombreux néerlandophones nourrissent des sentiments mitigés à l’encontre des langues régionales et des dialectes locaux. D’un côté, ils chérissent ces idiomes qui rapprochent, qui leur rappellent leurs jeunes années, et dont le nerf et le caractère font passer le néerlandais standard pour une langue aseptisée et sans saveur. D’un autre côté, les usagers des dialectes et des langues régionales sont mal vus, comme si leur parler dénotait un manque de tact, d’intelligence ou de civilisation. Ainsi, chez les locuteurs, la fierté se mêle souvent à la honte; une attitude quelque peu schizophrénique qui s’explique notamment par une obligation de changer de variante en fonction de la situation.

Comme à la maison!

Les langues régionales et les dialectes sont surtout employés pour communiquer dans un contexte informel, avec des amis ou de la famille de la même région. Ils sont acquis pendant l’enfance, au contact des parents, des grands-parents ou d’amis et, pour celles et ceux qui ont la chance d’avoir grandi dans un foyer aimant, ils sont donc, consciemment ou non, associés à des moments de décontraction, de convivialité et d’affection.

Ils sont en outre étroitement liés aux lieux où leurs locuteurs ont grandi. Ainsi, les Groningois et les Anversois peuvent porter fièrement leurs origines sur un t-shirt estampillé Uut Grunn (Uit Groningen, De Groningue) ou Antwaarpe (Antwerpen, Anvers), mais ils peuvent aussi les faire entendre en parlant groningois ou anversois. Le besoin d’affirmer son identité joue donc un rôle important: adopter un langage universel (Tous pour l’anglais, et l’anglais pour tous!) serait certes plus efficace, mais les gens préfèrent se démarquer, notamment par leurs choix linguistiques. La langue est un moyen de montrer qu’on est jeune (Bruh! – Frère!) ou érudit (Een pyrrusoverwinning, me dunkt!Une victoire à la Pyrrhus, si vous voulez mon avis!), mais aussi d’annoncer d’où l’on vient. Si les néerlandophones sont fiers de leurs langues régionales et de leurs dialectes, c’est donc parce que ceux-ci mettent leurs racines à l’honneur.

Les variations régionales et dialectales sont en outre une intarissable source d’émerveillement et de plaisir: un même message peut être formulé de tant de façons différentes qu’il reste toujours un mot malin, une charmante expression ou une sonorité insolite à découvrir, ce qui contribue aussi au charme des dialectes.

Langage de bas étage…

Les langues régionales et les dialectes sont en revanche beaucoup moins utilisés dans les échanges entre personnes de régions différentes ou dans les communications destinées à un public plus large –par exemple dans les médias ou dans un contexte politique. Dans ces situations, les locuteurs optent plutôt pour une variété linguistique facilement compréhensible en dehors de leur région d’origine, comme le néerlandais standard (ou quelque chose qui s’en approche). Or, pour la plupart des gens, ces situations deviennent peu à peu la norme. Avec l’arrivée de la radio, de la télévision, des réseaux sociaux, du vélo, de la voiture et du train, sans oublier la démocratisation de l’enseignement (supérieur), les contacts entre locuteurs de régions dialectales différentes sont beaucoup plus fréquents qu’il y a quelques décennies. Chacun a donc dû apprendre à se faire comprendre au-delà des frontières de son village natal.

Ajoutons à cela les efforts déployés au siècle dernier pour présenter le néerlandais standard comme la langue du dialogue civilisé, de l’ascension sociale et de l’unité du peuple (surtout en Flandre), et on comprend rapidement pourquoi les langues régionales et les dialectes ont perdu de leur attrait. Bercé par des louanges du néerlandais standard, réputé capable de l’aider à avancer dans la vie, le public a spontanément associé les dialectes à un manque d’éducation et de culture. Ces changements sociaux et ces nouvelles connotations négatives ont ainsi poussé Flamands et Néerlandais à laisser leurs dialectes et leurs langues régionales à la maison – littéralement. Et plus les langues régionales et les dialectes se perdent, plus ils sont associés à un manque d’éducation et de modernité.

Au siècle dernier, beaucoup d’efforts ont été faits, surtout en Flandre, pour présenter le néerlandais standard comme la langue du dialogue civilisé, de l’ascension sociale et de l’unité du peuple

La perception (négative ou positive) d’un dialecte ou d’une langue régionale dépend donc surtout du contexte de communication. Si vous recourez au dialecte local pour parler de la pluie et du beau temps avec votre voisin, il y a peu de risques que ce dernier vous en tienne rigueur. Par contre, si une équipe de télévision vous interviewe après une catastrophe naturelle locale et que vous lui répondez dans votre dialecte ou langue régionale, votre sortie médiatique sera sans doute reçue avec une pointe de raillerie ou d’agacement dans de nombreux foyers. Il faut dire que les réactions peuvent vite devenir méprisantes, surtout lorsqu’on juge que le locuteur parle un dialecte ou une langue régionale parce qu’il est «incapable de mieux». Pourtant, ces associations sont principalement le fruit de schémas de pensée ancrés dans la société, sans grand rapport avec les caractéristiques formelles du dialecte même.

Mon beau dialecte, roi des dialectes

Les qualités attribuées aux dialectes diffèrent donc de celles associées au néerlandais standard. Mais un dialecte n’est pas l’autre non plus. Certains néerlandophones estiment en effet que «leur» dialecte ou «leur» langue régionale est un brin plus sympathique ou plus agréable à l’oreille que les autres. Cette attitude est en soi logique, puisque leur langue régionale ou leur dialecte local les rattache à une communauté et à des gens qui leur sont chers. En découle une sorte de patriotisme local qui se traduit par une préférence pour le dialecte en question.

À l’inverse, certains stéréotypes tenaces peuvent faire naître un sentiment d’embarras. Le flamand occidental et le limbourgeois sont par exemple souvent moqués comme des dialectes ou des langues incompréhensibles. Pour des raisons historiques, ces dialectes sont aujourd’hui plus éloignés du néerlandais standard que leur pendant hollandais ou brabançon, par exemple. Il est par conséquent plus difficile pour un Hollandais ou un Brabançon de comprendre un Flamand occidental ou un Limbourgeois que l’inverse. Bien souvent, il y a aussi un soupçon de mauvaise foi, de refus de comprendre ce qui est «différent», là où un peu de bonne volonté ferait pourtant merveille.

En Norvège, par exemple, les dialectes sont couramment utilisés à la radio, à la télévision et dans l’enseignement. Puisque tout le monde parle son dialecte et que personne ne s’en offusque, les Norvégiens sont rodés et se comprennent, en général, plutôt bien. En revanche, lorsque les locuteurs d’un dialecte sont la cible de commentaires condescendants qui leur attribuent un trouble du langage (pour les Flamands occidentaux) ou une lenteur chronique (pour les Limbourgeois), ils développent rapidement des sentiments contradictoires, voire une certaine honte, à l’égard de leur langue maternelle.

Bien souvent, il y a un soupçon de mauvaise foi, de refus de comprendre ce qui est «différent», là où un peu de bonne volonté ferait pourtant merveille

Reste donc la question suivante: pourquoi certains dialectes sont-ils mieux perçus que d’autres par les personnes qui ne les parlent pas? L’anversois est par exemple qualifié d’arrogant, l’alostois de marginal, l’amstellodamois d’irrévérencieux et d’insolent, et le flamand occidental de rustre. Prenons pour exemple cet extrait d’un article du quotidien flamand Het Nieuwsblad consacré au programme télévisé Château Planckaert, dans lequel un journaliste commente le dialecte de Nevele parlé par l’ancien cycliste Eddy Planckaert:

Les Campinois parlent comme des vendeurs de voitures tout à fait louches. Pire encore: comme des bons à rien en survêtement qui piquent des mobylettes. Quand j’entends un Flamand occidental, je me dis: «En voilà un qui doit passer ses journées à injecter des hormones dans les fesses de ses vaches!» Le meetjeslandais, par contre, est l’un des plus beaux dialectes qui soient. On dirait même de la poésie –à condition de ne rien comprendre, ou que les sous-titres omettent les remarques les plus banales. (Traduction libre)

Existerait-il dès lors des sons, des mots ou des expressions caractéristiques qui rendent les dialectes arrogants, marginaux, rustres… ou poétiques? La réponse est non. Par contre, une sonorité ou un mot peut très bien sauter aux oreilles de celles et ceux qui ne l’entendent ou ne l’utilisent eux-mêmes jamais, comme ces petits éternuements que semblent produire les Alostois et les Ninovois en ajoutant un j à la fin de certains mots terminés par une consonne, par exemple kiendj (kind – enfant), moesj (muts – bonnet) ou geldj (geld – argent). En réalité, la manière dont cette particularité linguistique est reçue n’a rien à avoir avec le phénomène en lui-même.

L’opinion qu’a une personne d’un dialecte repose davantage sur l’idée qu’elle se fait des locuteurs de ce dialecte que sur une réelle appréciation du dialecte en question. Si l’amour de votre vie est un∙e adorable Alostois·e qui parle le dialecte de sa région, vous finirez sans doute par voir l’alostois comme une variante plutôt sympathique. Par contre, si vous ne connaissez d’Alost que son carnaval et l’ivresse de ses Voil Jeanetten (2) en période de festivités, vous aurez peut-être tendance à voir en ce même dialecte un signe de marginalité.

Ajoutons à cela qu’il y a alostois… et alostois. Si un Alostois dit grien au lieu de groen en référence à la couleur verte, c’est qu’il vient de l’un des quartiers ouvriers situés du «mauvais côté de la Dendre», et sa façon de parler sera sûrement jugée grossière et peu civilisée par les autres habitants de la Cité des Oignons. Pourtant, quand un Britannique ou un Américain dit green (avec exactement le même son ie), personne n’y trouve à redire. De même, les Groningois, les Twentenaars ou les Flamands occidentaux qui laissent tomber le e muet de mots comme werken (travailler)  et zitten (s’asseoir) pour en faire werkn et zitn sont taxés de vulgarité, alors que les Allemands font pareil (verkn! zitsn!) sans que cela dérange qui que ce soit. Ces exemples montrent que les attitudes envers les dialectes et les formes dialectales sont en fait dirigées contre celles et ceux qui les emploient.

Notes:
1) Aux Pays-Bas, il existe une véritable distinction entre les dialectes et les langues régionales. Certaines variétés régionales comme le frison, le bas-saxon et le limbourgeois sont en effet officiellement reconnues et protégées par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Elles sont donc considérées comme des langues à part entière, contrairement aux dialectes du néerlandais. D’autres variétés, comme le zélandais ou le brabançon, ne sont pas reconnues comme des langues régionales, et sont donc considérées comme des dialectes. La Belgique n’ayant jamais ratifié la Charte européenne, aucun dialecte belge n’est protégé par le statut officiel de langue régionale. Le présent article parle toutefois des « dialectes et langues régionales » sans s’attarder sur cette question.

Vous trouverez davantage d’informations sur la terminologie relative aux dialectes dans l’article de Veronique De Tier dans la présente série. Dans sa contribution, Marc van Oostendorp présente quant à lui la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et les langues qu’elle reconnaît.

2) Figures du carnaval d’Alost, les Voil Jeanetten (Sales Jeanettes –  Jeanettes étant un terme péjoratif pour désigner des hommes homosexuels) sont des hommes affublés de fausses poitrines et portant des vêtements féminins grotesques (manteaux de fourrure, accessoires loufoques, etc.).

Anne-Sophie Ghyselen

professeure de linguistique néerlandaise à l’Universiteit Gent

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