La distinction entre langue et dialecte, avant tout une question de pouvoir
Pourquoi le limbourgeois, langue régionale aux Pays-Bas, devient-il un simple dialecte dès qu’on franchit la frontière belge? Et que le flamand occidental, langue régionale en France, n’a pas droit au même titre en Belgique? Autrement dit, qu’est-ce qui distingue une langue d’un dialecte? Bien peu de chose, affirme le linguiste Marc van Oostendorp. Car la question relève moins de la linguistique que de la politique.
Un dialecte, écrivait autrefois Siemon Reker, ancien professeur à l’université de Groningue, est une langue qui a joué de malchance. En effet, la distinction entre langue et dialecte est toujours affaire de politique. Il n’existe nulle part au monde deux personnes qui parlent exactement de la même manière –en utilisant rigoureusement les mêmes mots ou les mêmes structures grammaticales. Pourtant, nous classons les locuteurs en groupes, selon la proximité de leurs usages linguistiques. On distingue ainsi le parler de Genk (Genks), le limbourgeois et le néerlandais. Mais le fait de qualifier un groupe donné de langue ou de dialecte dépend avant tout d’un rapport de force.
On parle de «langue» lorsqu’un nombre suffisant de personnes prend le système en question au sérieux: lorsqu’il est admis dans des contextes officiels, enseigné à l’école, qu’on lui consacre des dictionnaires et des grammaires, qu’on l’utilise pour traduire la Bible ou écrire des romans. Ou lorsque les détenteurs du pouvoir déclarent que la manière de parler propre à un groupe donné peut être reconnue comme une langue à part entière.
On parle de «langue» lorsque le système en question est admis dans des contextes officiels, enseigné à l’école, qu’on lui consacre des dictionnaires et des grammaires, qu’on l’utilise pour écrire des romans
Rien d’étonnant, dès lors, que toutes les cultures ne tracent pas la frontière entre langues et dialectes de la même manière. En Chine, on parle souvent de dialectes pour désigner des formes de langue pratiquées dans le pays, alors que leurs différences sont au moins aussi marquées que celles qui séparent l’espagnol de l’italien –langues que l’on considère, elles, comme distinctes.
Pourquoi cette différence? Parce que la Chine possède une structure étatique fortement centralisée, portée par une idéologie qui entend faire de la langue un vecteur d’unité nationale, tandis que l’Espagne et l’Italie existent depuis des siècles comme des États indépendants, chacun doté de sa propre langue.
Charte
En Europe, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires constitue depuis une trentaine d’années un instrument politique majeur. Elle a été rédigée par le Conseil de l’Europe, une organisation regroupant plusieurs dizaines d’États –bien plus vaste que l’Union européenne. On pourrait dire que cette Charte détermine aujourd’hui, aux côtés des lois nationales –et parfois des constitutions–, ce qui peut ou non être considéré comme une «langue» en Europe.
Chaque État signataire, en 1992, a eu toute latitude pour désigner les langues qu’il souhaitait faire entrer dans le champ de la Charte. Ces choix ont toujours été le fruit d’un processus politique: les parlements nationaux devaient ratifier les décisions et fournir une liste de langues à protéger.
Symposium sur les langues régionales au Hoes veur ’t Limburgs © Hoes veur ’t Limburgs
C’est ce caractère politique de la distinction entre langue et dialecte qui explique les nettes différences entre la Flandre et les Pays-Bas. La reconnaissance d’une langue dépend largement du contexte politique. Ainsi, le limbourgeois est bel et bien reconnu comme langue régionale aux Pays-Bas, mais ne l’est pas en Flandre –alors même qu’il s’agit d’une même langue régionale, qui se moque des frontières. Une jeune fille de Maaseik en visite chez ses grands-parents à Roermond continuera à parler de la même manière, sans se soucier que son «dialecte» en Belgique soit soudain devenu une «langue régionale» en traversant la frontière…
La reconnaissance d’une langue dépend largement du contexte politique
Lorsque la Charte a vu le jour au début des années 1990, la Belgique ne l’a pas signée. Aucune déclaration officielle n’a été faite pour expliquer cette décision, mais on considère généralement que celle-ci tient à la complexité des équilibres linguistiques internes. La crainte que les francophones établis en Flandre puissent invoquer la Charte pour faire reconnaître le français comme langue minoritaire sur un territoire néerlandophone –par exemple dans la périphérie bruxelloise– semble avoir joué un rôle déterminant. Une telle reconnaissance aurait en effet constitué une atteinte à la structure constitutionnelle de la Belgique.
Loi et pouvoir
C’est là une autre différence notable entre les Pays-Bas et la Belgique. En Belgique, la situation linguistique est aujourd’hui strictement encadrée par la Constitution, jusque dans les moindres détails. Celle-ci reconnaît trois langues officielles –le néerlandais, le français et l’allemand– chacune étant liée à un territoire déterminé; Bruxelles, quant à elle, possède le statut de capitale multilingue. Aux Pays-Bas, en revanche, le néerlandais n’est même pas mentionné dans la Constitution. Certes, celle-ci est rédigée en néerlandais, mais aucun article ne précise le statut officiel de la langue. Plusieurs partis, notamment chrétiens, tentent depuis des décennies d’y remédier, sans jamais avoir obtenu de majorité parlementaire en ce sens.
Une langue bénéficie toutefois d’un fondement légal aux Pays-Bas: le frisonLa Frise et le frison. En 1956, il a été désigné comme «deuxième langue nationale». Cela signifie que les habitants de la province de Frise (officiellement Fryslân) disposent de certains droits, notamment celui de recourir à un interprète lors de procédures judiciaires. Un enseignement en frison est également proposé, de l’école primaire à l’université. Mieux encore: les écoles primaires sont tenues de dispenser des cours de frison.
En Belgique, la situation linguistique est strictement encadrée par la Constitution, jusque dans les moindres détails, tandis qu’aux Pays-Bas, le néerlandais n’est même pas mentionné dans la Constitution
Cette reconnaissance est avant tout le fruit d’un combat politique, cela ne fait guère de doute. Les militants frisons soulignent volontiers que leur langue se distingue davantage du néerlandais que d’autres parlers régionaux. Mais sans les efforts persistants du mouvement frison, cela n’aurait sans doute rien changé. Dès le XIXe siècle, des livres et des poèmes ont été écrits en frison, la langue a fait l’objet d’études scientifiques, et l’on s’est battu sans relâche pour sa reconnaissance politique.
Ce combat a connu son point culminant le 16 novembre 1951, une date restée dans les mémoires sous le nom de Kneppelfreed («vendredi des matraques»). Ce jour-là, une foule s’est rassemblée devant le palais de justice de Leeuwarden pour protester contre le traitement réservé à la langue frisonne dans les tribunaux. La manifestation a dégénéré lorsque la police a dispersé la foule à coups de matraques et de canons à eau. Cette confrontation violente a profondément choqué l’opinion publique néerlandaise, accélérant ainsi le processus de reconnaissance du frison. En 1956, la langue a été officiellement autorisée dans les tribunaux; depuis, elle occupe une place de plus en plus importante dans l’enseignement et dans la vie publique en Frise.
Le frison s’est ainsi imposé, dans l’imaginaire collectif néerlandais, comme la seule véritable langue «autochtone» du pays. Lors de la signature de la Charte européenne, les responsables politiques ont sans doute pensé qu’elle servirait avant tout à protéger le frison. Mais c’est un autre combat qui s’est alors engagé.
La lutte pour la reconnaissance des langues régionales
Pour comprendre ce qui a suivi, il faut savoir que l’Allemagne, pays voisin, avait interprété la Charte de manière relativement généreuse. Outre deux variantes germaniques du frison (le frison septentrional et le frison de Saterland), elle avait également reconnu le bas allemand (Plattdeutsch), parlé dans une grande partie du nord du pays. Or, les dialectes bas allemands se distinguent à peine de ceux que l’on retrouve de l’autre côté de la frontière, aux Pays-Bas. D’où la question: cette même langue ne devrait-elle pas être reconnue aussi aux Pays-Bas?
Aux Pays-Bas, cet ensemble dialectal est généralement désigné sous le nom de bas saxon (Nedersaksisch). Il s’étend de Groningue, au nord, jusqu’à la Veluwe et à l’Achterhoek. C’est depuis Groningue que la demande de reconnaissance s’est exprimée avec le plus de vigueur –sans doute parce que dans la province voisine de Frise, on pouvait constater les avantages d’une reconnaissance officielle. Des hommes politiques groningois comme Henk Kamp et Johan Remkes –qui allaient tous deux devenir ministres quelques décennies plus tard– se sont engagés dans ce combat avec détermination.
Images tirées de Zodet veer ós versjtoan, une vidéo de campagne produite par le Hoes veur ’t Limburgs.© Hoes veur ’t Limburgs
Lorsque le secrétaire d’État de l’époque, Jacob Kohnstamm, a déclaré devant la Seconde Chambre qu’une telle reconnaissance était impossible –les dialectes de la langue standard ne pouvant, selon la Charte, entrer en ligne de compte–, les partisans du bas saxon ont réagi en produisant notamment un rapport du professeur Toon Weijnen, de l’université de Nimègue. Celui-ci soutenait que les dialectes bas saxons avaient eu beaucoup moins d’influence sur la langue standard que d’autres variétés dialectales. Le secrétaire d’État a fini par s’incliner. (Une concession qui, à vrai dire, me semble injustifiée. Il n’existe en effet aucun argument purement linguistique pour légitimer la reconnaissance d’un système comme langue à part entière. Ce n’est que par ce geste politique que le bas saxon est devenu une «langue».)
Les défenseurs du limbourgeois aux Pays-Bas avaient suivi cette évolution avec attention. Il n’a fallu guère de temps avant qu’ils disposent, eux aussi, d’un avis favorable de Weijnen, ainsi que d’un rapport démontrant que le limbourgeois n’était nullement un simple dialecte du néerlandais. Cette fois, le secrétaire d’État a adopté la recommandation sans tergiversations: le limbourgeois a été reconnu, aux côtés du bas saxon déjà admis.
Les limites d’une reconnaissance
Le gouvernement néerlandais a toutefois fait usage d’une astuce juridique. Tandis que le frison avait été reconnu conformément à l’ensemble des dispositions de la Charte, le limbourgeois et le bas saxon ne l’ont été que «conformément à la partie II». La première partie de la Charte contient surtout des définitions; la deuxième engage chaque État signataire à reconnaître certaines langues; la troisième, en revanche, énumère des mesures concrètes que le gouvernement doit prendre pour assurer la protection effective d’une langue.
Ces obligations ne s’appliquent donc pas au limbourgeois et au bas-saxon. Leur reconnaissance reste, à ce jour, essentiellement symbolique. Cela n’empêche pas les provinces concernées d’agir: elles ont toutes nommé un délégué aux langues régionales, dont les missions incluent l’élaboration de matériel pédagogique ainsi que la recherche de subventions pour les éditeurs de dictionnaires dialectaux ou les organisateurs de festivals. Mais les provinces n’ont pas signé la Charte; seul l’État néerlandais l’a fait –et, contrairement à ce qui se passe pour le frison, l’État ne finance pas ce genre d’initiatives. C’est pourquoi la revendication d’une reconnaissance plus poussée –cette fois selon la partie III– refait régulièrement surface.
La reconnaissance du limbourgeois a eu pour effet paradoxal de bloquer toute extension ultérieure. Les provinces de Hollande-Septentrionale, de Zélande et du Brabant-Septentrional avaient préparé des demandes de reconnaissance, respectivement pour le frison occidental, le zélandais et le brabançon, mais toutes ont été rejetées.
La fondation Huus van de Taol, en Drenthe, organise chaque année un «projet de lecture à voix haute»: quelque trois cents bénévoles visitent des écoles primaires. Ici, l’échevin Albert Haar, de la commune de De Wolden, lit un extrait du magazine pour enfants Wiesneus, qui propose des histoires, poèmes et chansons en drenthois.© Kim Stellingwerf
Pourquoi? Parce que le Limbourg belge, inspiré par ses voisins néerlandais, s’était tourné vers les autorités nationales pour obtenir une reconnaissance comparable. Mais comme la Belgique n’avait pas signé la Charte, cette voie ne pouvait être empruntée –et aucun autre mécanisme officiel ne permettait d’aboutir. À cela s’ajoutait la conviction largement partagée que toute reconnaissance de langues minoritaires se ferait au détriment du néerlandais. Selon certains critiques, une personne parlant le limbourgeois ne pouvait pas être, en même temps, un locuteur pleinement compétent du néerlandais.
Un autre obstacle, auquel les Pays-Bas n’avaient jamais été confrontés, compliquait encore les choses: depuis les années 1980, les Pays-Bas et la Flandre coopèrent officiellement dans le cadre de la Nederlandse Taalunie (Union de la langue néerlandaise). Les deux pays se sont engagés à mener une politique linguistique conjointe. Pour les Belges, cela signifie que toute reconnaissance de langues régionales doit passer par la Taalunie.
La Taalunie contre-attaque
À la tête de la Taalunie se trouvait alors le sociolinguiste flamand Koen Jaspaert (1956–2017). Celui-ci s’opposait fermement à la reconnaissance des langues régionales, notamment parce qu’il redoutait qu’une langue régionale officiellement reconnue ne commence à se comporter comme une langue standard. Selon lui, mieux valait que l’on parle dialecte à la maison et le néerlandais standard en public: à chaque langue la place qui lui revient.
Sous la direction de Jaspaert, la Taalunie a émis un avis défavorable à la reconnaissance du limbourgeois en Belgique, tout en précisant d’emblée que, selon elle, la reconnaissance du bas saxon et du limbourgeois aux Pays-Bas n’aurait jamais dû être accordée. Mais puisque cette reconnaissance était désormais actée –et que la Charte ne prévoit aucun mécanisme de retrait–, les langues concernées n’en ont subi aucune conséquence. Il était toutefois clair qu’aucune nouvelle langue ne viendrait s’ajouter à la liste.
En 2015, l’ancienne commune de Het Bildt, en Frise, a tenté encore sa chance. On parle dans cette région une langue mêlant frison et hollandais. Mais cette demande a été, sans surprise, rejetée. La seule langue à avoir été reconnue depuis, en 2023, est le papiamento, dans sa variante pratiquée à Bonaire, île relevant formellement des Pays-Bas. Le papiamento est aussi parlé à Aruba et à Curaçao, mais ces territoires bénéficient d’un statut distinct qui les place hors du champ d’application de la Charte européenne. Dans le cas du papiamento, la différence avec le néerlandais est si manifeste que personne ne peut sérieusement le qualifier de «dialecte».
Par ailleurs, deux «langues non régionales de minorités» avaient déjà été reconnues dans les années 1990: le yiddish et le romani. Fait notable: les Pays-Bas ne comptent pratiquement plus de locuteurs du yiddish depuis le début du XXe siècle, tandis qu’il existe à Anvers une importante communauté yiddishophone, qui ne bénéficie pourtant d’aucune reconnaissance. Quant aux locuteurs du romani, ils semblent en général peu enclins à ce que des tiers –et encore moins l’État– se mêlent de leur langue.
Langues des signes et reconnaissances inabouties
Un cas particulier est celui des langues des signes. Aux Pays-Bas, la langue des signes néerlandaise a reçu une reconnaissance officielle en 2021, par le biais d’une loi spécifique –en dehors du cadre de la Charte. Elle est ainsi enfin reconnue comme une langue à part entière, portée par une véritable communauté linguistique. En Belgique, la situation est, là encore, plus complexe. La langue des signes flamande a été reconnue dès 2006 par le Parlement flamand, et les Communautés francophone et germanophone ont elles aussi procédé à une reconnaissance officielle. Mais puisque la politique linguistique en Belgique relève des entités fédérées, il n’existe pas de reconnaissance au niveau fédéral. Une fois de plus, on constate que la reconnaissance d’une langue dépend bien davantage de l’organisation politique d’un pays que de critères linguistiques objectifs.
Le flamand occidental, langue régionale de premier plan, bénéficie aujourd’hui d’une certaine reconnaissance en France, mais pas en Belgique
Dans l’intervalle, les langues régionales partiellement reconnues comme le limbourgeois et le bas saxon sont, en pratique, livrées à elles-mêmes, en raison des complexités institutionnelles aux Pays-Bas et en Flandre –sans parler d’autres langues régionales de premier plan, comme le flamand occidental, qui bénéficie aujourd’hui d’une certaine reconnaissance en France, mais pas en Belgique. Ce pourrait être là une mission tout indiquée pour la Taalunie: œuvrer à la reconnaissance effective des nombreuses langues sœurs du néerlandais qui, jusqu’à présent, ont surtout joué de malchance…
Commentaires
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.












» On parle de «langue» lorsque le système en question est admis dans des contextes officiels, enseigné à l’école, qu’on lui consacre des dictionnaires et des grammaires, qu’on l’utilise pour écrire des romans.
Mais, DE TAAL IS GANZ HET VOLK ! Cette devise brillamment patriote, venue de la Flandre « belge » soumise aux fransquillons gantois, brugeois et anversois, se traduit, hélas, imparfaitement. Mais Renan l’aurait peut-être exprimée d’une autre manière comme: LA LANGUE EST LE CIMENT DE LA NATION !
Ce faisant, vouloir opposer les idiomes, dialectes et patois régionaux à la langue officielle ne peut qu’affaiblir cette dernière et le ciment de la nation.
Jules Destrée, en 1912, exprima ce que tout le monde savait mais n’osait pas exprimer: il n’y a pas de Belges !
En fait, il n’y a tout au plus que des citoyens, des belges de papier.
Je suis Wallon. Quand en 1952, je m’assis pour la première fois sur un banc d’école, l’instituteur nous pria d’abandonner notre patois, notre dialecte régional au sein de l’établissement scolaire.
« Je vais vous apprendre le français de l’Ile de France ». Malgré l’étonnement, nous avons tous trouvé cela normal car un wallon se sent, se sait français.
D’autant plus qu’en Hainaut nous appartenons à la Wallonie Picarde, à la France. Il faut ajouter, qu’en 1952, le néerlandais signifiait, après guerre et pendant « l’affaire royale », la langue de la collaboration avec l’ennemi allemand.
L’apprentissage du français de L’Ile de France nous haussait à la portée de la Nation et nous en rapprochait.
La Belgique n’est qu’un territoire étranger et usurpateur.
Cela vaut également pour vous, habitants des provinces au nord de la Frontière linguistique.