Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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La genèse d’un tube mondial
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Histoire mondiale de la Flandre

La genèse d’un tube mondial

1888

Voici un peu plus de cent trente ans, L’Internationale résonnait pour la première fois à Lille. De même que la Bible n’a jamais figuré dans un classement des meilleures ventes de livres, L’Internationale n’a jamais caracolé en tête du hit-parade. Pourtant, cet hymne exprimant une solidarité sans frontières est l’un des chants les plus diffusés et les plus interprétés au monde. Son compositeur est un ouvrier flamand immigré en France, Pierre De Geyter.

Qui était Pierre De Geyter ? Il est né à Gand, en 1848. A posteriori, on peut y voir comme une sorte de présage : cette année-là, l’Europe est secouée par une vague de révolutions et d’émeutes, qui n’épargnent pas non plus la ville de Gand. Pierre vient au monde dans une famille ouvrière, son père travaille comme journalier dans une usine textile. Les difficultés à joindre les deux bouts incitent le ménage à partir pour le nord de la France dans l’espoir d’un avenir meilleur, à l’exemple de milliers d’autres Flamands.

Le XIXe siècle est une période à la fois de croissance économique impétueuse et de misère noire. La Belgique se transforme peu à peu en une superpuissance industrielle, mais dans le même temps, la population souffre du choléra, des mauvaises récoltes, de la faim et du chômage, surtout en Flandre. Les gens tentent d’échapper à la misère de différentes manières : les uns émigrent vers le Nouveau Monde, les autres, sans partir si loin, s’installent dans les bassins industriels wallons ou dans le triangle Lille-Roubaix-Tourcoing.

En 1886, 482 000 Belges séjournent en France.

La migration massive de travailleurs belges vers la France au XIXe siècle et au début du XXe siècle est une cause célèbre dans l’histoire migratoire. Force est de reconnaître que les chiffres sont impressionnants : en 1886, 482 000 Belges séjournent en France. Ils constituent le plus grand groupe d’étrangers, à savoir près de la moitié. Il s’agit d’ouvriers saisonniers employés dans l’agriculture et d’artisans qui trouvent du travail dans l’industrie du luxe à Paris, mais surtout de personnes actives dans divers secteurs industriels du nord de la France. Vers 1900, 40 % des ouvriers du textile à Roubaix sont originaires de Belgique. Dans la commune d’Halluin, les immigrés belges représentent même la majorité de la population.

La plupart des migrants cherchent donc fortune de l’autre côté de la frontière franco-belge, et c’est aussi le cas de la famille De Geyter. En 1855, elle part pour Moulins près de Lille. Si c’est la première fois qu’elle déménage, ce n’est certainement pas la dernière : elle fera à diverses reprises l’aller-retour entre Moulins et Gand, avant de s’installer définitivement dans le nord de la France. Les gens se rendent dans les régions où la conjoncture est favorable. Pour maints démunis, les fréquents déménagements sont aussi un moyen efficace d’échapper à leurs créanciers. Les bas salaires et les périodes de chômage empêchent de nombreuses familles de subvenir à leurs besoins.

Quiconque lit les articles de la presse française de l’époque sur les immigrés belges éprouve un certain choc : les Belges sont taxés de bagarreurs, d’ivrognes, de violeurs et de briseurs de grève. Cette image négative perdurera longtemps, mais des recherches scientifiques récentes ont démontré qu’elle est loin d’être conforme à la réalité : les Belges ne sont pas surreprésentés dans les dossiers de la police française ou dans les procès. S’il est vrai qu’il y eut parfois des tensions dans les ateliers, les travailleurs migrants belges sont en fait à l’origine du mouvement syndical organisé dans le nord de la France. Le chef de file socialiste gantois Édouard Anseele prend régulièrement la parole dans cette région, et une rue de Roubaix portera même son nom. D’ailleurs, les migrants belges qui restent vivre en France s’intègrent très rapidement à la population locale.

La vie de Pierre De Geyter est semblable à l’existence de ses compagnons d’infortune de la même génération : à 7 ans, il commence à travailler dans l’usine de locomotives Fives-Lille. Mais même dans ces pénibles circonstances, personne ne peut vivre uniquement de pain et de pommes de terre. Pierre s’inscrit à l’académie de musique de Lille, où se révèle son talent : il décroche un premier prix. La musique, et tout spécialement le chant, est très populaire dans les milieux ouvriers. Dans les nombreux cafés ou estaminets*, les clients reprennent en chœur les chansons arrangées à partir de mélodies célèbres et dont les paroles font souvent référence à l’actualité. Après avoir suivi des cours du soir pour apprendre à lire et à écrire, il s’inscrit à l’académie de Lille, également en soirée.

Le talent musical de De Geyter ne passe pas inaperçu dans les milieux socialistes lillois. En 1888, le président local du parti, Gustave Delory, lui demande de mettre en musique le poème L’Internationale, pour répondre aux vœux des socialistes de posséder un hymne entraînant. L’auteur du poème, Eugène Pottier, a rédigé les paroles en 1871, lors de la répression de la Commune de Paris. Le texte était déjà chanté, la plupart du temps sur l’air de la Marseillaise. Mais la musique composée par De Geyter rencontre d’emblée un vif succès. Si L’Internationale s’inscrit dans la tradition de la chanson ouvrière, elle se démarque toutefois des autres œuvres de cette veine. La plupart des textes de chansons ouvrières avaient recours à des mélodies existantes que tout le monde pouvait chanter immédiatement et que l’on recyclait continuellement. Les compositeurs jouaient un rôle secondaire par rapport aux paroliers. La composition originale de Pierre De Geyter constitue une exception notoire à cette règle.

La première exécution publique de L’Internationale a lieu le 22 juillet 1888. Le succès de ce chant révolutionnaire est immédiat dans le nord de la France et conquiert ensuite le reste du pays avant d’entamer une carrière internationale : en 1892, il devient l’hymne combatif de la Seconde Internationale, une association qui rassemble les différents partis et syndicats socialistes. Mais L’Internationale fait également mouche en dehors du mouvement socialiste. Ainsi, elle devient la chanson préférée des mouvements communistes et même le premier hymne national de la jeune Union soviétique jusqu’en 1944. À la fin de cette année-là, Arturo Toscanini fait même jouer L’Internationale lors d’un grand concert donné dans le cadre de la libération de l’Italie. Le concert est filmé, mais, pendant la guerre froide, cette partie du film sera censurée.

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Au fil des ans, les paroles sont traduites en de nombreuses langues, du chinois au maori en passant par l’espéranto. La traduction néerlandaise la plus connue est celle réalisée en 1900 par Henriette Roland Holst, qui est sans doute interprétée pour la première fois en public deux ans plus tard. L’Internationale sert également de base à une série d’adaptations et de pastiches tels que The International du chanteur britannique Billy Bragg et, aux Pays-Bas, De Interseksuele ou De Multinationale. Il existe même une variante néerlandaise appelée De Anti Internationale. Le 1er mai, fête du Travail, la chanson est entonnée dans le monde entier lors des nombreux meetings organisés à cette occasion.

La composition de Pierre De Geyter ne lui porte pas chance, bien au contraire. Sur la partition figure uniquement le nom de famille de l’auteur, « Degeyter », pour éviter qu’il ne soit licencié, mais en vain : De Geyter perd son emploi et se retrouve sur une liste noire, de sorte qu’il lui est pratiquement impossible de trouver un autre travail dans la région. Et ce n’est que le commencement des problèmes. Une rude bataille s’engage concernant les droits d’auteur de l’hymne. Adolphe, un frère de Pierre, prétend en être le compositeur. Il agit de la sorte à l’instigation pressante de Delory, devenu entre-temps maire de Lille. Pierre intente un procès, qu’il perd toutefois en 1914. Pendant la Première Guerre mondiale, l’histoire prend une tournure dramatique : Adolphe De Geyter se suicide en 1916 en laissant un billet où il avoue que le compositeur de L’Internationale n’est pas lui, mais bien son frère. Toutefois, la paternité de Pierre ne sera reconnue officiellement qu’en 1922.

Son moment de gloire se produit lors d’un défilé sur la place Rouge.

Découragé, celui-ci s’est installé en 1901 à Saint-Denis, près de Paris. Il abandonne le socialisme pour devenir membre du mouvement communiste et disparaît dans l’anonymat. En 1927, un fonctionnaire de l’ambassade soviétique découvre que l’auteur de leur hymne national est en vie et habite Paris. C’est le point de départ de la réhabilitation de De Geyter : il reçoit une maison du conseil municipal de gauche de Saint-Denis et une pension de l’Union soviétique, qui l’invite en outre à Moscou pour participer à la célébration des dix ans de la révolution russe. En 1927, âgé de 79 ans, De Geyter entreprend le long voyage pour Moscou. Son moment de gloire se produit lors d’un défilé sur la place Rouge : installé parmi les bonzes du parti et les personnalités internationales conviées pour l’occasion, ce vieillard chétif assiste au défilé de l’Armée rouge au son de la musique de son Internationale.

Lorsque Pierre De Geyter meurt en 1932, le journal gantois Vooruit lui consacre à peine un entrefilet. Mais, à Saint-Denis, cinquante mille personnes suivent le cortège funèbre. La commune baptise également un collège à son nom. À Lille, une place Pierre De Geyter a été aménagée voici une dizaine d’années, et le cortège annuel du carnaval de Roubaix inclut un géant qui le représente. En 2015, une statue du compositeur est inaugurée dans sa ville natale de Gand. À un endroit judicieux, puisqu’elle se dresse dans le jardin du musée de l’Industrie.

Bibliographie
Saartje Vanden Borre, Vreemden op vertrouwd terrein. Het sociaal-culturele leven en de integratie van Belgische migranten in het noorden van Frankrijk (1850-1914), Academia Press, Gand, 2012.
Rémi Decout-Paolini, « L’Immigration belge en France », dans Toute la France. Histoire de l’immigration en France au XXe siècle, BDIC/Somogy, Paris, 1998, p. 24-33.
Jan Olsen et al., Pierre De Geyter. Het grote lied van een kleine man (1848-1932), Amsab/ Masereelfonds, Gand, 1998.
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