«Les émotions sonnent plus vrai en néerlandais»: La jeunesse des Plats Pays ose chanter dans sa langue
Chanter en néerlandais? Longtemps, cela a semblé être un pari risqué, surtout en Flandre, où la musique en langue maternelle a souvent été reléguée au second plan. Mais aujourd’hui, les choses ont changé et la musique néerlandophone connaît un succès sans précédent aux Pays-Bas et en Belgique. Les artistes remplissent des festivals, les radios diffusent davantage de titres en néerlandais et une nouvelle génération de musiciens choisit cette langue sans complexe.
La chanson néerlandaise serait-elle soudain devenue tendance? Tout porte à le croire. En Flandre, certaines plaines et tentes de festival doivent être fermées pour accueillir des stars de la chanson comme Camille ou Pommelien Thijs. Dans le circuit alternatif du rock et de la pop, la musique néerlandophone attire aussi des foules impressionnantes. L’époque où chanter en néerlandais évoquait spontanément les clichés du schlager et des chansons larmoyantes semble bel et bien révolue. Un des derniers faits marquants de la renaissance de la musique en néerlandais: l’or remporté par le groupe punk Maria Iskariot au célèbre concours Humo’s Rock Rally, toujours un indicateur fiable pour les jeunes talents en pleine ascension.

© Agathe Danon
Il faut remonter à l’époque de Gorki et Noordkaap pour trouver un groupe néerlandophone récompensé par le jury professionnel de l’hebdomadaire flamand Humo. Pour celles et ceux atteints de jeunesse éternelle qui seraient en plein déni: Luc De Vos de Gorki et Stijn Meuris de Noordkaap partageaient encore le podium il y a trente-quatre ans. Dans les années 1990, ils incarnaient la génération dorée du rock néerlandophone, tout comme Frank Vander Linden. Ce dernier était membre du jury du Rock Rally et avait aussi un petit groupe amateur, Nicholson. Après les succès de Noordkaap et de Gorki, Vander Linden a rebaptisé son groupe De Mens, et traduit «This is My House» en «Dit is mijn huis». Le reste appartient à l’histoire de la musique.
La succession de ce triumvirat n’est par arrivée immédiatement. Il y a vingt ans, Nekka, une organisation flamande qui soutient la chanson néerlandophone, a organisé un concours pour redonner vie à une scène musicale en perte de vitesse. Comme les chances de succès commercial des finalistes semblaient limitées, le gagnant s’est vu offrir un enregistrement de CD et une tournée. Mais cela n’a rien changé: dix ans plus tard, lors du décès brutal de Luc De Vos en 2014, les journalistes musicaux déploraient encore le manque de rock en néerlandais.
Heureusement, les choses ont bien changé depuis. Qui aurait cru que la synthpop en néerlandais pourrait un jour remplir le Sportpaleis d’Anvers -la plus grande salle de Belgique-, comme le fait aujourd’hui Bazart?
Les Pays-Bas n’y échappent pas
Pour la première fois depuis longtemps, une vague de pop alternative néerlandophone déferle depuis les Pays-Bas. Pendant des années, l’idée que ce pays puisse être un foyer d’innovation musicale semblait improbable. À moins d’être un inconditionnel de Guus Meeuwis, Jan Smit ou Marco Borsato et de leur musique de variétés. Certes, il y a eu bien longtemps des groupes de rock tels que The Scene et Tröckener Kecks, sans oublier le phénomène pop Doe Maar. À la fin des années 1990, le hip-hop néerlandophone s’était imposé dans les hit-parades grâce à Osdorp Posse, avant que De Jeugd van Tegenwoordig et Lil Kleine ne créent une nouvelle vague virale.
Aujourd’hui toutefois, la musique néerlandophone est omniprésente et les artistes féminines néerlandaises dominent la scène pop. Eefje de Visser et Roosbeef peuvent être considérées comme les pionnières de cette nouvelle ère. Merol, surnommée «reine du clin d’œil grivois», et Froukje, qui incarne la voix de sa génération, sont désormais incontournables. Elles sont de toutes les ondes ou sur de nombreuses scènes. Cela vaut également pour… Meau, Aafke Romeijn, Maan, S10, Elmer, Wies, Sophie Straat ou encore Meis, la choriste d’Eefje de Visser.
Le fait qu’autant de femmes s’imposent en ce moment est probablement lié à des figures internationales telles que Billie Eilish, Olivia Rodrigo et Taylor Swift, qui contribuent à ouvrir la voie aux talents féminins. Mais le choix du néerlandais semble aussi être un facteur clé de leur succès. Sinon, comment expliquer l’ascension fulgurante de Goldband, ce trio de La Haye au nom inspiré d’une célèbre marque de plâtre? Lauréat du prix de la musique pop néerlandaise Nederlandse Popprijs en 2023, le groupe a également raflé trois 3FM Awards et trois Edisons, les distinctions musicales les plus prestigieuses des Pays-Bas.
L'influence de Spinvis et d'Eefje de Visser
L’évolution est frappante. Dans les années 1960 et 1970, chanter en néerlandais signifiait être automatiquement relégué à la chanson de cabaret ou au schlager. Le néerlandais a certes eu quelques percées dans le rock, mais elles restaient des exceptions dans un paysage largement dominé par l’anglais. Si vous ne faisiez pas de Nederhop (hip-hop en néerlandais), de Frithop (hip-hop en langue frisonne) ou de pop en dialecte, vous étiez condamné à chanter dans de petites salles de province.
Si le néerlandais classique a regagné en crédibilité ces dernières années, beaucoup d’artistes en attribuent le mérite à l’univers poétique insaisissable d’Erik de Jong, alias Spinvis, qui a fait ses débuts en 2002. «Il est un maître de l’atmosphère», salue Mathieu Terryn de Bazart.
Sam de Laat, du groupe néerlandophone Droom Dit, le considère aussi comme une influence majeure, au même titre que des écrivains comme Cees Nooteboom et A.F.Th. van der Heijden.
Tout comme Spinvis, De Laat veut écrire «des chansons brutes et sincères, sans se cacher derrière une langue étrangère».
Froukje a eu un déclic à 14 ans lorsqu’elle a entendu Spinvis. Elle a aussitôt abandonné son «anglais approximatif» pour écrire son premier morceau en néerlandais. «Ça a été un moment déterminant. Je joue beaucoup mieux avec les mots dans ma langue maternelle», confie-t-elle.

© Wikimedia Commons/Alexander Kellner
Meis, la choriste d’Eefje de Visser, s’est quant à elle laissé inspirer par cette dernière. Elle a découvert que la sonorité singulière du néerlandais pouvait être une force plutôt qu’un obstacle. L’attrait mystique d’Eefje de Visser a également marqué Mathieu Terryn. «Spinvis et Eefje m’ont donné le courage de chanter en néerlandais», avoue sans détour le chanteur de Bazart.
L’union fait la force
L’attrait commercial du néerlandais ne doit pas non plus être sous-estimé. On le remarque particulièrement lorsque Flamands et Néerlandais collaborent. Le charme mutuel de leurs accents respectifs donne souvent naissance à des succès transfrontaliers. Le succès commercial de Geike Arnaert et Bløf, dont le titre «Zoutelande» est devenu un tube phénoménal en 2017, a fait réfléchir les producteurs musicaux.
C’est alors que Metejoor, pour son tube «1 op een miljoen», s’est associé à la Néerlandaise Babet, et il a depuis répété cette stratégie avec succès. De son côté, Bazart a collaboré avec Eefje de Visser et Guusje, tandis que Pommelien Thijs et Jaap Reesema ont uni leurs voix. Le rappeur Kleine Crack a, quant à lui, fait appel à Faberyayo du groupe De Jeugd van Tegenwoordig pour se faire une place aux Pays-Bas.
Même Regi, du groupe de dance Milk Inc., qui clamait autrefois que «le monde n’était pas assez grand pour ses ambitions», a trouvé son succès aux Pays-Bas, auprès de Jaap Reesema ou Emma Heesters. Dans son cas, la pandémie a aussi joué un rôle: le monde étant devenu plus petit, chanter en néerlandais est soudainement apparu comme une évidence.
Historiquement, les relations musicales entre la Belgique et les Pays-Bas n’ont pas toujours été fructueuses. Mais aujourd’hui, elles semblent plus solides que jamais.
Personne n’ose avancer une explication définitive au succès commercial du néerlandais dans la musique. Est-ce un simple effet de mode? En période d’incertitude, les gens cherchent naturellement du réconfort dans ce qui leur est familier: la langue et la culture sont alors des repères rassurants face à un monde en constante accélération. C’est aussi pour cette raison que le populisme nationaliste connaît des poussées lors des périodes de crise.

© Wikimedia Commons/Erik de Redelijkheid
Faut-il pour autant y voir un réflexe identitaire? Ce serait probablement exagéré. L’identité culturelle ne doit pas forcément être récupérée par des mouvements populistes, elle peut tout aussi bien être un facteur de rassemblement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’émission culte «Tien om te zien» (sur la chaîne de télévision commerciale flamande VTM), qui rassemblait autrefois des milliers de fans chaque semaine, a connu un retour triomphal à l’été 2021, en pleine pandémie.
Si l’air du temps ne suffit pas à expliquer ce phénomène, la montée en qualité des chansons néerlandophones y est-elle pour quelque chose? Impossible à dire avec certitude. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les barrières musicales sont aujourd’hui plus faciles à franchir.
L’anglais, un must? Pas forcément.
Pour comprendre cette évolution, il faut remonter quelques années en arrière. La chaîne publique flamande Radio 1 a longtemps eu la réputation d’être un sanctuaire pour les artistes néerlandophones en perte de vitesse, tandis que sa «petite sœur» plus «accessible» Radio 2, était la seule station à diffuser régulièrement de la chanson flamande grand public. Les deux chaînes respectaient en effet des quotas imposés par les autorités flamandes: Radio 1 devait consacrer 15% de sa programmation musicale au néerlandais, tandis que pour Radio 2 ce chiffre montait jusqu’à 30%.
À la fin des années 1980, l’émission télévisée «Tien om te zien» avait d’ailleurs été créée précisément pour soutenir une scène musicale néerlandophone en perte de vitesse.
Même dans les récompenses musicales, une catégorie spéciale «néerlandophone» avait été mise en place, afin que des artistes populaires comme Will Tura ou Willy Sommers ne repartent pas systématiquement les mains vides. Mais cette distinction a aussi contribué à un phénomène inverse: les jeunes artistes qui voulaient percer à l’international ou passer à la radio se sont spontanément tournés vers l’anglais.
Aujourd’hui encore, la domination de la culture anglo-saxonne reste forte, mais de plus en plus d’artistes préfèrent être reconnus dans leur propre pays plutôt que de se perdre dans l’anonymat d’une scène internationale.
Le vent a commencé à tourner après le succès inattendu de #LikeMe, une série flamande pour la jeunesse diffusée depuis 2019. Le programme a remis au goût du jour des classiques néerlandophones, interprétés par une nouvelle génération d’artistes. Dans son sillage, une vague d’artistes émergents a osé choisir le néerlandais sans complexe.
Des stations de radio comme Studio Brussel, autrefois tournées vers le rock alternatif, et MNM, plus axée sur la pop, diffusent aujourd’hui bien plus de musique en néerlandais qu’auparavant.
Dialecte ou langue standard ?
Bart Peeters aime à dire que les émotions les plus profondes ne peuvent s’exprimer que dans sa langue maternelle. Lui-même n’a pris conscience de cela qu’après ses quarante ans, lorsqu’il a délaissé l’anglais de son groupe The Radios au profit du néerlandais -une décision qui a été payante.
Pour beaucoup d’artistes, cette révélation est venue avec le temps. Mais un dilemme s’est rapidement imposé: fallait-il chanter en néerlandais standard ou en dialecte?
Wannes Cappelle, du groupe Het Zesde Metaal, a choisi son dialecte de Wevelgem en Flandre-Occidentale pour conserver toute la spontanéité de ses paroles. «Comme avec l’anglais, j’avais l’impression de devoir traduire mes pensées si je chantais en néerlandais standard», explique-t-il.
D’autres, comme Flip Kowlier, ont prouvé que le dialecte pouvait donner un véritable cachet à une carrière musicale. Mais cette tendance semble aujourd’hui s’essouffler.
Un dilemme s’est rapidement imposé: faut-il chanter en néerlandais standard ou en dialecte?
Des artistes comme Brihang et Tourist LeMC ont épuré leur dialecte pour le rendre plus accessible. Même les rimes bruxelloises de Zwangere Guy n’ont plus le même accent marqué qu’autrefois. Pourquoi ce changement ? Parce que les gens ne restent plus forcément dans la région où ils ont grandi, explique la linguiste Mathilde Jansen.
Une étude de la Nederlandse Taalunie (Union linguistique néerlandaise) montre que seulement un tiers des parents parlent encore en dialecte avec leurs enfants. Si une langue n’est plus transmise, elle finit par disparaître ou se diluer.
Tourist LeMC, issu du quartier populaire anversois de Seefhoek, reconnaît lui-même qu’il parle une version moderne de l’anversois, comme «quatre cinquièmes de la ville».
D’autres, comme Mauro Pawlowski, ont choisi le néerlandais standard pour ne pas être enfermés dans une identité régionale. Mais il y a aussi des raisons commerciales: chanter en dialecte limite forcément le public potentiel.
Une nouvelle génération d’artistes s’est levée, défendant fièrement le néerlandais sans ressentir la pression d’adopter l’anglais. Cela pose toutefois un défi majeur: «Maintenir un niveau élevé. En néerlandais, on tombe vite dans le sentimentalisme», confie Helena Cazaerck du groupe punk Maria Iskariot.
Pour des artistes comme Froukje ou Ikraaan, c’est pourtant cette sensibilité qui fait la force du néerlandais: les émotions profondes sonnent souvent plus vrai dans sa langue maternelle.
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