Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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«Le cimetière rouge»: une nouvelle de Josepha Mendels
Trésors cachés
Littérature

«Le cimetière rouge»: une nouvelle de Josepha Mendels

Daniel Cunin a choisi et traduit la nouvelle «Le cimetière rouge» de Josepha Mendels tirée du recueil de nouvelles Alle verhalen (Amsterdam, Meulenhoff, 1988). Il retrace le parcours singulier de cette «dame pas comme il faut» (suivant l'expression de sa biographe Sylvia Heimans) qui faisait preuve d'une grande indépendance, tant d'esprit que de comportement.

Une dame pas comme il faut

Après avoir dirigé un centre haguenois où des ouvrières juives défavorisées suivaient des cours du soir, Josepha Mendels (1902-1995) éprouva le besoin d’enfin voler de ses propres ailes, de rompre avec le milieu, les traditions et les idéaux juifs orthodoxes dans lesquels elle avait grandi. En 1936, elle décida de tenter l’aventure à Paris, une carte de presse en poche. Parmi les premières contributions de cette femme soucieuse d’édifier et de préserver son indépendance – mais qui ne se réclamera jamais du féminisme –, on relève une interview de Danielle Darrieux (1937).

Son amitié avec la peintre Berthe Edersheim (1901-1993) lui permet de côtoyer quelques-uns des plus grands noms de l’art du XXe siècle. En France, elle a une liaison avec le critique de cinéma réputé Valerio Jahier jusqu’au suicide de ce dernier en 1939. En mai et juin 1940, elle travaille pour Radio Vrij Nederland qui diffuse depuis Paris. Mais en rendant impossibles ses activités journalistiques, la guerre est le déclic qui l’amène à se consacrer à la littérature, essentiellement dans une veine autobiographique.

Durant l’été 1942, munie de faux papiers, elle se réfugie à Cliousclat (Drôme) puis dans la région de Perpignan. Tant bien que mal, le 19 décembre, elle franchit les Pyrénées. Mais ce n’est que le 11 juin 1943, après maintes péripéties, qu’elle pose enfin le pied en Angleterre. Elle est enrôlée comme journaliste par le gouvernement néerlandais en exil. Peu après, elle fait la connaissance de Sadi de Gorter avec lequel elle vit une véritable passion qui nourrit maintes pages du roman Je wist het toch… Avec le futur premier directeur de l’Institut Néerlandais de Paris, déjà engagé dans une vie maritale, elle choisira d’avoir un enfant, Éric (né en 1948).

Après son retour à Paris en avril 1945, Josepha apprend qu’elle a perdu tous ses proches dans les camps de la mort. Elle reprend l’écriture romanesque, mais la pauvreté l’oblige à produire des écrits journalistiques. À cette époque, elle côtoie les membres de CoBrA qui vivent dans la capitale française. Elle passe pour ainsi dire les quarante dernières années de sa vie dans un appartement de la rue de Trétaigne (dans le dix-huitième arrondissement de Paris), à partir de 1958 en compagnie de son amie Berthe entre-temps séparée de son mari.

À plus de 70 ans, Josépha décide de devenir comédienne, suivant les cours de Jean Darnel. Elle fait ses débuts sur les planches au Théâtre des Mathurins dans Grenouille, pièce de Pierre Sala (L’Aurore lui consacre un article), et joue de petits rôles dans quelques téléfilms. Aux Pays-Bas, dans les années quatre-vingt, on redécouvre et réédite ses œuvres; elle reçoit une reconnaissance qu’elle n’attendait plus. Elle passe les derniers temps de sa vie à Eindhoven, auprès de son fils et de la famille de ce dernier.

Relevons que deux de ses romans ont paru – dans une traduction allemande de Marlene Müller-Haas – ces dernières années aux éditions Verlag Klaus Wagenbach (Du wusstest es doch, 2018 et Rolien & Ralien, 2020).

«Le cimetière rouge» figure dans Alle verhalen (Amsterdam, Meulenhoff, 1988, p. 201-203), le volume qui réunit les nouvelles de Josepha Mendels, ce qu’elle appelait «mes mémoires». Ces lignes illustrent sans doute l’une de ses convictions: bien des êtres humains portent en eux une deuxième personne.

Le cimitière rouge

Me promenant sur les bords de la Seine, je remarque une femme encore jeune, vêtue de façon indigente, alors qu’elle se réfugie sous un arbre au moment où s’abat une averse. Les feuilles s’abreuvent à tel point des gouttes qui dansent que ça me donne soif. Je vais boire un verre en face.

Peu après, le soleil réapparaît. Toutefois, la femme reste à l’abri de l’arbre, on dirait qu’elle n’a pas bougé d’un millimètre. Me voyant, elle m’adresse un geste. A-t-elle quelque chose à me raconter? Je la rejoins:

«Que puis-je pour vous?

- Me laisser parler et m’écouter. M’écouter, s’il vous plaît.»

Nous cherchons un banc, sortons l’une et l’autre de notre poche un mouchoir pour l’essuyer. J’ôte mes lunettes de soleil pour qu’elle puisse me regarder dans les yeux pendant que je lui prête l’oreille: l’expérience m’a appris que rien n’est plus avilissant que de s’adresser à un visage fermé.

«J’ai grandi au milieu de la viande, mon père avait une boucherie, ma mère l’aidait. Moi, il m’arrivait de raconter des histoires aux cadavres évidés et enjolivés, ceux des poules, des lapins, des cochons, des vaches, des agneaux… D’autres fois, je ne trouvais pas le sommeil car je pensais au cimetière rouge, en bas, où tant d’animaux, suspendus dans la vitrine à des crochets de fer, n’avaient pas la chance de se coucher. Je me réfugiais alors auprès d’eux et, de mes ongles, grattait du sang de leur corps dont je tartinais mes lèvres et mes cuisses.

Tôt le matin de mon treizième anniversaire, c’est mon propre sang que j’ai découvert. ‘‘Papa! Papa! j’ai crié. Moi aussi, tu vas m’écorcher et me débiter en morceaux?’’ Mais mon père ne m’a pas répondu. C’était un dimanche, il dormait.

Alors je suis descendue à la cave. Là, je me suis emparée d’un bidon d’essence et j’ai mis le feu à la boutique. Mes parents et moi, on en est réchappés. Toutefois, sans traîner, ils m’ont fait interner et ont déménagé en province. Quelques années plus tard, ils sont morts le même jour; je n’ai jamais su lequel des deux avait tué l’autre.»

Je m’apprête à lui demander pourquoi elle m’a choisie pour se soulager de son passé, moi qui croule sous les problèmes – je parviens certes à les résoudre tant qu’ils ne restent pas enfouis sous les angoisses –, mais elle conserve le crachoir.

«Un médecin m’a tout expliqué au sujet du corps de la femme si bien que j’ai fini par accepter ces saignements comme une chose tout à fait naturelle. Seul bémol, jamais personne n’a rien compris au cimetière rouge. On m’a fait intégrer l’école ménagère avant de bientôt me placer dans une famille d’accueil, mais, dès que je voyais quelqu’un se piquer avec une épingle, une flamme s’élever de la poêle ou encore un genou écorché, je déguerpissais. Le jour où j’ai retrouvé ma poule – je l’avais recueillie et lui avais réservé un coin de la cuisine de Madame – rôtie dans le réfrigérateur, j’ai balancé dehors toutes les assiettes et tous les plats de porcelaine sans oublier les couverts en argent! Une ambulance est venue me chercher, je suis restée alitée quelques mois. Ensuite, on m’a déclarée inapte au travail. Vous voyez le topo?

- Pas vraiment.

- On vous accorde une allocation mensuelle minimum avec laquelle il vous faut faire en sorte de joindre les deux bouts, sans compter que vous restez sous surveillance médicale. Il n’y a pas très longtemps, j’ai déniché une chambre de bonne où l’on nous fout la paix, à moi et à mes perruches, mais vous ne devinerez jamais ce qui se passe à présent.

- Comment le pourrais-je?

- Je suis devenue par-dessus le marché une meurtrière.»

À la main, elle tient un sac assez enflé pour contenir un révolver. Malgré tout, je reste assise à côté d’elle.

«Mes victimes ne se montrent que lorsque j’allume tout à coup la lumière dans le noir. Cette nuit, il y en avait presque vingt qui grouillaient au-dessus de mon lit. Je n’ai pas traîné, paf, écrasées à coups de pantoufle. Pourquoi donc Dieu a-t-il créé la punaise des lits?»

À présent, c’est moi qui parle et elle qui écoute. Je lui raconte l’histoire de l’Arche de Noé : «… et une fois que tous les animaux furent montés à bord, Dieu découvrit un trou dans la coque, il le remplit illico de punaises puis s’empara d’une pierre, la posa sur l’orifice et, frappant dessus, fendit en deux la griffe d’un chat angora; avec, il grava ces mots en lettres élégantes: Ci-dessous gisent des punaises. Quiconque contribue à éradiquer cette pernicieuse vermine ne commet aucun péché, bien au contraire, il rend service à son prochain en lui révélant les marques d’une violence perpétrée sur les ordres de Dieu, le préservant ainsi de commettre des crimes de sa propre initiative.»

Des larmes se mettent à couler sur ses joues, pareilles à des gouttes de l’averse emportées dans une danse.

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