Les silences de l’anéantissement: une nouvelle de Marga Minco
Seule survivante de sa famille des déportations et de l’extermination nazies, l’écrivaine néerlandaise Margo Minco (1920-2023) a publié une œuvre concise sur laquelle plane la thématique de la Shoah. Daniel Cunin a traduit sa nouvelle «Le chien mexicain».
Cinq courts romans, quelques dizaines de nouvelles, soit environ 800 pages publiées en un peu plus d’un demi-siècle: l’œuvre de Marga Minco (pseudonyme de Sara Menco) s’inscrit dans l’économie. Économie de moyens, économie de mots. Il arrivait à l’autrice de retravailler plus d’une dizaine de fois ses textes afin d’en éliminer tout ce qui pouvait être superflu, tout ce qu’elle estimait scories. À se faire aussi resserrés, ses écrits pourraient laisser croire qu’ils auraient préféré ne pas naître.
Malgré des récits de facture «absurde», malgré une poignée de livres pour enfants, Minco devrait rester dans les lettres néerlandaises comme la prosatrice qui a voulu donner fragile vie aux proches disparus trop tôt, conférer frêle voix à ceux réduits cruellement au silence. En effet, même si elle a toujours été habitée par l’écriture, sa vocation littéraire demeure étroitement liée à son sort de survivante juive de la Shoah, aux interrogations et sentiment de culpabilité qui l’ont envahie, elle qui s’est retrouvée sans aucune famille en 1945.

La plupart de ses textes mettent en scène des personnages «focalisateurs» féminins qui, à l’instar de Sara Menco en personne, resurgissent de l’entre-deux-guerres ou de la guerre après s’être exilés ou cachés; peu après la Libération, ou bien des décennies plus tard, ces protagonistes restent hantés par l’absence des autres. Marga Minco a d’ailleurs précisé qu’une bonne partie de son œuvre, en particulier celle qui «a trait, directement ou non, à la Seconde Guerre mondiale, ses origines et ses suites», s’inspire sans doute plus de son expérience propre que de ce qui peut relever de la simple observation ou de l’imagination pure. En conséquence, on ne trouve chez elle aucune histoire se situant outre-Rhin, aucune description des camps de concentration, aucun développement ni digression à vrai dire sur la terreur nazie en tant que telle… Il est plutôt rare de relever dans sa prose le nom d’un lieu symbolique de la barbarie ou le patronyme de l’un des dignitaires du Troisième Reich.
Dans Het bittere kruid (1957, traduction française Les Herbes amères, Lattès, 1975), le récit qui a révélé Minco, on relève un procédé auquel elle n’a cessé de recourir par la suite: les soldats allemands sont en général désignés par le simple pronom personnel pluriel «ze» (ils), une façon de ne pas accorder une trop grande place aux fauteurs de guerre. Un tel choix concorde certes avec la sobriété narrative et stylistique qui caractérise cette prose dans son ensemble. La Néerlandaise n’opère pas moins une véritable mise entre parenthèses littéraire de l’occupant. L’action des hommes en uniforme figure dans des tournures impersonnelles et surtout passives quand elle ne se trouve pas dépersonnalisée selon un autre mode.

L’aveuglement qui préside à la violence est renforcé par la mise à l’écart des agents du mal. À ceux-ci se substituent bruits, cris, vacarme… Il n’est sans doute pas déplacé de parler chez la romancière d’une «poétique» du bruit et du silence en rapport étroit avec la menace constituée par la présence des nazis. Les glapissements du matou qui réveillent la narratrice au milieu de la nuit augurent sans doute les cris des déportés; de même le sifflement de la bouilloire annonce le râle de la locomotive qui entraîne ces derniers vers les camps de la mort.
Ces scènes sont tirées de «De dag dat mijn zuster trouwde» (Le jour où ma sœur s’est marié), une nouvelle caractéristique de l’ensemble de l’œuvre de Minco, en particulier par ses matériaux linguistiques, l’organisation du récit ainsi que par son fonctionnement.
Dans ces pages publiées en 1970, il est question de la célébration à la synagogue du mariage de la sœur aînée d’une jeune narratrice, de la réunion familiale qui se déroule le même jour, début mai 1942 -alors que le port de l’étoile jaune vient d’entrer en vigueur-, et des quelques préparatifs de la cérémonie et du repas. À son habitude, l’écrivaine recourt à un «motif structurant» qui traverse toute l’histoire, en l’occurrence le bouquet de la mariée, un bouquet de cerisier du Japon dont les fleurs rappellent la forme d’une étoile. Comme souvent aussi, on est en présence bien plus de la relation d’événements réels que d’un récit de pure invention; en même temps, celui-ci se compose évidemment en partie d’éléments fictifs mis en scène de façon vraisemblable et réaliste, Minco maintenant un certain rythme en se servant copieusement de l’analepse.
On constate que presque tout ce qui renvoie à la situation précaire des Juifs est formulé sur un ton neutre, distant, détaché. À bien des reprises sur le mode de l’ellipse. Maintes fois aussi, comme dans les paroles de la narratrice, sur un mode strictement factuel qui se double d’un souci de taire l’acteur principal, l’occupant allemand. De même qu’on relève un effacement de ce dernier et des mesures discriminatoires qu’il impose, de même assiste-t-on dans «Le jour où ma sœur s’est mariée» à un effacement lexical, scénique, gestuel et enfin à un effacement par élision de l’étoile juive.

Voix, bruits et silences rythment également «Radio» (1967), la courte nouvelle qu’on va lire ci-dessous, rebaptisée dans des éditions ultérieures «Le chien mexicain» -une expression servant à qualifier les perturbations des ondes radio, cette sorte de braillement de chihuahua causé par des interférences entre l’émetteur et le poste radio. L’histoire est basée sur un souvenir datant de 1933. La jeune narratrice, une collégienne, se voit un jour contrainte d’écouter chez des tiers la radio.
La genèse de l’écriture de Marga Minco réside dans l’horreur nazie. Mais, maniant la plume, elle évite de la dire: elle la met entre parenthèses, la passe sous silence, la tait. En même temps, cette horreur perce justement dans les paroles non prononcées mises en scène sous la forme de sons, de cris qui répondent aux multiples silences. Une écriture qui se situe en quelque sorte entre les propos que n’ont jamais pu prononcer les proches disparus et le vacarme d’une terreur pour laquelle on ne saurait trouver de vocables.
Une chose, malgré tout, échappe à l’horreur, à la voix désarticulée de celle-ci. Un silence. L’unique silence qui aura été épargné, à savoir une odeur: le parfum qui s’échappe de la boîte ayant contenu le bouquet de la mariée, le parfum des petites étoiles roses.
La présente traduction est basée sur l’édition la plus récente des nouvelles de Marga Minco: «De mexicaanse hond», Achter de muur, Amsterdam, Bert Bakker, 2019, p. 147-150.
Le chien mexicain
Kuisters de la poissonnerie où, certains vendredis après-midi en sortant du collège, il me fallait aller chercher de fines tranches de saumon pour ma mère, était un grand homme ossu dont le visage se composait principalement de plis. Entre ses épaules redressées, sa tête à la houppe rousse hérissée penchait un rien vers l’avant. Il découpait le saumon avec un couteau dont la lame était amincie en son milieu, prenait les tranches entre le pouce et l’index puis les posait précautionneusement l’une sur l’autre. À ses mains d’un rouge violacé adhéraient des écailles. Chaque fois, il me demandait si je voulais jouer avec Tonia. Je lui répondais que ce n’était pas possible, car à la maison, ils attendaient le saumon.
Un jour cependant, je n’ai pu y échapper. Il y avait beaucoup de monde dans le magasin. Dès que M. Kuisters m’a vue entrer, il a entrouvert la porte coulissante qui séparait la poissonnerie du séjour et m’a dit d’avancer: il ne pourrait pas me servir avant un petit moment. «Tonia est ici.» Une légère tape au niveau de mon épaule et la porte s’est refermée sur moi. La pièce était sombre et exiguë. Assise à la table, Tonia observait ses mains posées devant elle, sur la nappe en peluche ; une enfant pâle, aux yeux clairs et vitreux et aux cheveux filasse. Elle était dans la même classe que moi. Comme tout le monde trouvait, qu’en plus de ressembler à un poisson, elle puait la marée, personne ne voulait jamais jouer avec elle.
«Qu’est-ce que tu viens faire?», elle m’a demandé. Déplaçant ses mains de la table à ses cuisses, elle m’a considérée d’un air méfiant. Elle gardait la bouche entrouverte; son visage blanc luisait comme s’il avait été enduit de graisse.
«Ton père m’a dit d’attendre un peu ici.»
Les meubles étaient si rapprochés les uns des autres que l’on pouvait à peine évoluer sans en toucher un. J’ai poussé la chaise sur laquelle j’appuyais mes avant-bras aussi loin que possible sous la table, mais dès que je reculais, je sentais la clé du tiroir du buffet se planter dans mon dos. Une énorme lampe à abat-jour frangé, suspendue au-dessus de nos têtes comme une ombrelle, rétrécissait plus encore l’espace. Sur la cheminée se dressait une pendule en métal noir surmontée d’un bonhomme nu. Dans une main, il tenait une sorte de massue ; de l’autre, il montrait sous lui le cadran. Un fort tic-tac se faisait entendre. Tonia et moi n’avons plus échangé le moindre mot. Au bout d’une vingtaine de minutes, son père est apparu.
«Voilà», il a dit. Après avoir fermé la porte en manipulant un crochet, il a troqué sa blouse blanche contre un veston marron, accroché sur un cintre de l’armoire. «Ça y est, on peut vaquer tranquillement à nos occupations.» Il a écarté deux ou trois chaises, seul moyen d’accéder à la table basse, dans un angle de la pièce. Dessus se trouvait un appareil dont le devant était en ébonite noire. Des bobines s’en détachaient; dessous, les deux boutons présentaient une échelle graduée blanche. M. Kuisters a abaissé un levier placé sur le côté de l’appareil, tourné les boutons, positionné les bobines d’une certaine façon puis a demandé à sa fille s’il y avait bien un nouveau fusible dans le placard électrique. Elle a hoché la tête de haut en bas.

«Parfait, alors on peut commencer.» Il a consulté sa montre. «C’est le bon moment. Viens ici.» Il m’a invitée à avancer, a rapproché une chaise de la table basse et m’a fait signe de m’asseoir. «Avance un peu la tête.» Debout derrière moi, il a donné une légère tape sur le haut de mon crâne, ses mains passant dans mes cheveux. Un frisson m’a parcouru le dos, je l’ai même senti sur mes fesses. Une odeur âcre de marée m’a rempli les narines. Ça m’a soulevé le cœur. L’homme a placé un double bandeau métallique sur ma tête et plaqué sur chacune de mes oreilles une rondelle noire percée de trous.
«Ouvre tes esgourdes, il a crié, ça va commencer!» Il s’est penché en avant si bien que sa grosse figure flasque s’est retrouvée juste à côté de mon visage. J’ai vu les veinules rouges de ses yeux embués et ses pupilles qui allaient et venaient à toute vitesse -il cherchait à voir ce que j’entendais. Dans mes oreilles s’est élevé un terrible fracas, craquements, grincements, un cri déchirant, de longs sifflements qui se sont subitement transformés en mugissements rageurs, lesquels ont parcouru tout mon corps. M. Kuisters s’est mis à rigoler. «Le voilà, il s’est écrié, c’est le chien mexicain!»
J’ai essayé d’arracher les rondelles, mais il les maintenait, appuyant d’une main ferme sur ma tête et tournant, de l’autre, l’un des boutons.
«Ici le Service de Radiodiffusion hertzienne d’Hilversum!», a crié quelqu’un. Après quelques phrases incompréhensibles, une musique forte a frappé mes tympans, me donnant l’impression que ma tête était coincée dans le pavillon du pathéphone de mon père.
Au bout d’un petit moment, M. Kuisters m’a libérée avec rudesse des écouteurs. Le résultat ne lui avait semble-t-il pas plu. Hébétée, je suis restée assise.
«Écarte-toi!» Tonia m’a tirée par le bras. «C’est mon tour.»
Oreilles bourdonnantes et tempes battantes, je me suis levée et ai gagné la porte. Non sans mal, j’ai soulevé le crochet. En grondant, la porte a glissé sur le rail. Dans le magasin, l’odeur de poisson était pire que jamais. Une fois dehors, j’ai enfin osé reprendre ma respiration; j’avais déjà arpenté la moitié de la rue quand je me suis aperçue que j’avais oublié le saumon.
Un après-midi, alors que, rentrant du collège, j’accrochais mon manteau à l’une des patères du couloir, j’ai entendu quelqu’un parler fort. Ça venait du séjour. Aucune autre voix ne s’interposait. Tout du long, un monologue bourru. Supposant qu’il s’agissait d’un visiteur qui avait une conversation peu avenante, ou qui était venu dire ses quatre vérités à l’un de mes proches, j’ai ouvert sans bruit la porte et regardé par l’entrebâillement.
Mon père et mon frère se tenaient debout dans la pièce, chacun d’un côté de la cheminée. En silence, ils gardaient la tête légèrement inclinée, les yeux rivés sur le haut-parleur de la radio.
«Qui c’est qui hurle comme ça? j’ai demandé.
-C’est Hitler», a répondu mon père. De la main, il m’a fait comprendre que je devais me taire.
Je suis restée là quelques instants à écouter. C’était justement la première année où, au collège, je suivais des cours d’allemand ; aussi n’ai-je pas saisi grand-chose. Le seul mot que j’aie compris, c’est Juden, que l’homme prononçait avec une fréquence toujours plus grande et sur un ton toujours plus méprisant, à croire qu’il lui donnait des coups de pied. Dans ma chambre, à l’étage, la voix me parvenait toujours. Elle pénétrait les moindres recoins de la maison. Elle couvrait même le tambourinement du robinet du lavabo que j’avais ouvert, curieuse de voir si je l’entendrais encore.
J’ai préparé mes livres et mes cahiers, mais avant de m’atteler à mes devoirs, je suis montée au grenier. En ai fermé la porte. Sans allumer, j’ai avancé jusqu’au milieu des combles et me suis immobilisée. La voix était moins forte, mais toujours bien perceptible. Je suis retournée dans ma chambre et me suis mise au travail. Mains plaquées sur les oreilles, j’ai essayé d’apprendre ma leçon sur l’histoire de la Sainte-Alliance. J’ai éprouvé la même chose que quelques années plus tôt lorsque, chez M. Kuisters, coincée entre les rondelles des écouteurs, j’avais pour la première fois perçu les sons d’une radio. Le chien mexicain. J’ai pressé plus fort encore les mains sur mes oreilles, comme si je pressentais inconsciemment ce que cette voix allait provoquer.
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