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littérature

La poésie de Tijl Nuyts: entre mysticisme et pragmatisme

Par Tijl Nuyts, traduit par Daniel Cunin
24 avril 2023 4 min. temps de lecture Trésors cachés

Poète, essayiste et critique, Tijl Nuyts (°1993) a reçu le prix de poésie Herman de Coninck en 2022 avec son deuxième recueil Vervoersbewijzen (Titres de transport) paru aux éditions Wereldbibliotheek en 2021. Il avait auparavant fait paraître Anagrammen van een blote keizer (Anagrammes de l’empereur nu, éditions Polis, 2017).

Dans les poèmes ci-dessous, extraits de Vervoersbewijzen et traduits par Daniel Cunin, Tijl Nuyts nous emmène à Bruxelles et dans sa périphérie, en déplacement entre mysticisme et pragmatisme.

Écoutez-le aussi lire ces mêmes poèmes en version française et quelques-uns en néerlandais lors de son passage à la Foire du Livre de Bruxelles le 1er avril 2023.

Dilbeek

Imaginez: vous swipez tranquillement sur Tinder
et tout à coup, vous regardez face à face Dieu.
Alors? Vous vous garez sur la bande d’arrêt d’urgence
pour passer en revue Ses autres photos
ou bien vous perdez le contrôle, oubliez de garder
vos distances par rapport au véhicule qui vous précède,
vous faites des tonneaux?

Il se passe trop de choses à la fois.
Je suis l’airbag. L’airbag, c’est moi.
Je suis allongé sur la chaussée, sans nom
et éveillé, chérissant mes peurs
et désireux de sentir que j’ai surpris
quelque chose d’authentique.

Mais quand bien même je le voudrais,
aujourd’hui, je ne provoque pas de carambolage.
Je loge dans l’embouteillage, reste assis

et regarde les vaches qui
de leur côté me regardent. Je cherche sur
internet des stimulus,
de la spiritualité.

Le conducteur de la voiture à ma hauteur
est sorti, a déroulé son tapis et chante.
Je veux me joindre à lui, mais ne sais
à qui m’adresser.

Qui est au tout début du bouchon?
Et si c’était moi
sans que je m’en rende compte ?

Google me tapote l’épaule,
me gargouille qu’il m’aime bien.

ROBIANO – Lourdes

Des anges dans le tram.
Ils se tiennent tout près de toi.
En grand nombre. Ils ont replié
leurs ailes, mais prennent toujours
trop de place.

Combien d’anges pourraient danser
sur une tête d’épingle?

Ont-ils acheté
un ticket ou sont-ils
d’incorrigibles fraudeurs?

Il ne fait pas assez
sombre pour prier.
Telle une boîte en feu
le tram glisse par les rues.

On dirait que quelqu’un a préparé l’arrivée
des anges en accrochant partout des néons,
en fourrant des spots halogènes dans des sacs
à main, en enveloppant des passagers
dans des lumières de Noël crépitantes.

Tu crispes les paupières
et ne sais si tu te figures la texture
des plumes sur ta langue.

THOMAS – Saint-Jacques-de-Compostelle

Vous avez chacun vos propres raisons.

Il y en a qui, quand collectionner des plantes tropicales d’intérieur
ne leur procure plus de joie ou quand les podcasts
d’informations ne donnent à écouter que de la poésie,
vont se baigner dans le noir des semaines durant
avant de prendre pour de bon un chemin différent.

Il y en a qui hésitent
à tout donner pour faire une carrière
de pingouin dans un parc d’attraction,
à s’exposer à l’œil des appareils photos,
à couver dans la neige pendant que leur partenaire
cherche dans la mer des poissons-lanternes.

Il y en a qui optent résolument
pour une existence de pèlerin.
Écouter l’appel dans leur poitrine
qui résonne bien loin et pourtant émerge
tout près, silencieux, parfois
des profondeurs, mais toujours obscur.

Il y en a qui savent qu’il est trop tard.

Il y en a qui ceci, il y en a qui cela.
Ensemble, vous formez une multitude unie.

Dispatch

Aujourd’hui, les prophètes ne font
plus commerce de stupéfiants.

Ils viennent te dire à l’oreille de quoi il retourne.

Les prophètes se déplacent sur des roues vrombissantes.
Ils ont la respiration pressée de jeunes corps célestes.
Ils portent des blousons avachis et au dos une glacière
pleine de formes préemballées. Chaque mois
naissent des milliers de nouveaux prophètes.

Les prophètes sont de faux indépendants.
Ils opèrent dans les déserts chauds de l’après-midi,
dans la douce lumière du soir et dans le noir
de paysages nocturnes. Dans la zone borgne du crépuscule
ils allument des lanternes, courbent
le dos, perdent les pédales
et crient dans le vent.

Les prophètes apportent ce dont tu as besoin.
L’offre et la demande. À eux, dans un sourire
tu ouvres ta porte. Pendant trente secondes
tu les regardes dans leurs yeux pleins d’espoir.
Puis, une fois le paquet réceptionné
tu les renvoies dans la nuit.

Quand le prophète en question
s’est éloigné de trois pâtés de maisons
et que la livraison dans une vibration de chaleur
repose sur la table de la cuisine,
tout se présente sous un jour différent.

Machelen

Je rêve du message WhatsApp
que Dieu envoie à Abraham
pour lui dire qu’il n’a pas
besoin de sacrifier son fils.
«Sers-toi d’une chèvre.»

Auteursfoto Tijl Nuyts

Tijl Nuyts

poète et critique

photo © Sophie Dewispelaere

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