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langue, société

Le débat sur l’inclusivité de la langue néerlandaise ne fait que commencer

Par Miet Ooms, traduit par Sophie Hennuy
5 mai 2023 12 min. temps de lecture

Les services de conseil linguistique aux Pays-Bas et en Flandre reçoivent de nombreuses questions sur les pronoms, mais aussi sur des sujets qui existent depuis bien plus longtemps, comme la féminisation des noms de métiers et les formules d’appel «neutres» dans les lettres et dans les courriers électroniques. Ce que nous appelons aujourd’hui la langue «inclusive» n’est donc pas un phénomène nouveau, mais de nouveaux éléments s’y sont ajoutés. Où en est la question en 2023?

Une première question nous vient immédiatement à l’esprit: parle-t-on de sexe ou de genre? Il y a quelques années encore, on pouvait parler de toilettes, d’éducation des enfants, de vêtements et de jouets sex-neutral ou gender-neutral. Ces adjectifs étaient souvent utilisés de manière interchangeable. Même la Nederlandse Taalunie (Union linguistique néerlandaise) a qualifié des titres de fonction tels que arts
(médecin), ingenieur ou minister de sex-neutral dans des avis linguistiques antérieurs.

Cependant, le sexe et le genre ne sont pas tout à fait la même chose: le sexe fait référence aux caractéristiques biologiques, le genre à notre identité. Ce dernier peut être masculin ou féminin, mais aussi fluide ou non-binaire. C’est la raison pour laquelle, depuis quelques années, le terme gender-neutral s’est progressivement imposé par rapport à sex-neutral. Ce terme a d’ailleurs dû s’effacer dans les nouveaux avis apportés par la Taalunie. Non pas au profit de gender-neutral, mais de gender-conscious. La Taalunie ne le fait pas sans raison.

Karen Deschamps: Les spécialistes de la langue et du genre de notre groupe de travail ont réalisé que la langue était rarement neutre dans la pratique

Karen Deschamps, membre du groupe de travail réuni par la Taalunie sur ce sujet, explique: «Les spécialistes de la langue et du genre de notre groupe de travail ont souligné la différence entre sexe et genre, mais ont également réalisé que la langue était rarement neutre dans la pratique. Nous avons par conséquent estimé que le terme gender-neutral n’était pas adéquat.»

Libre, diversifié ou inclusif?

Le terme gender-neutral est le terme plus couramment utilisé dans les médias néerlandophones, suivi de gender-inclusive
et de gender-diverse. On rencontre également çà et là les qualificatifs gender-free, gender-equal, et gender-sensitive. Tout ça, c’est pareil? Pas tout à fait!

Voici un aperçu des termes clés. Gender-neutral signifie que la langue ne fait pas de distinction entre les différents sexes. Ainsi, un mot comme arts (médecin) ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme et le pronom die qui s’y rapporte peut se référer à tous les genres possibles. Cela ne convient cependant pas à tout le monde. Selon Nadia Hanssens, conseillère en matière de diversité et d’inclusion auprès du média public flamand de radiodiffusion VRT, la langue n’est jamais vraiment neutre en matière de genre. Selon le contexte, elle préfère donc opter pour gender-inclusive ou gender-conscious.

Gender-inclusive signifie que tous les genres peuvent se sentir vus, entendus et reconnus dans la communication. De cette manière, les genres ne sont pas invisibilisés et ont tous ont leur place. Le quasi-synonyme gender-diverse, principalement utilisé pour décrire des groupes de personnes, souligne encore davantage le fait que tous les genres sont les bienvenus, quelle que soit leur diversité.

Opter pour une langue gender-conscious ou sensible au genre implique des choix linguistiques réfléchis afin que tous les genres, individuellement ou en groupe, puissent se reconnaître dans une formulation et se sentir respectés. La langue gender-inclusive est donc le résultat de choix gender-conscious.

Les métiers au féminin

La recherche d’une langue neutre ou inclusive a commencé dans les années 1970. En 1981, le magazine Onze Taal a publié un article sur la question de savoir si les noms neutres de métiers et de fonctions étaient une bonne idée et s’ils existaient véritablement. Depuis lors, les questions à ce sujet reviennent régulièrement parmi les linguistes du monde néerlandophone. Deux écoles de pensée prédominent. Celles-ci se basent sur le même principe féministe, mais mènent à des conclusions opposées.

Première tendance: lorsqu’il existe une variante féminine d’un titre de métier ou de fonction, nous l’utilisons aussi quand il est question de femmes. Cela montre que ces professions sont (peuvent être) exercées également par des femmes, et les jeunes filles apprennent que ces professions leur sont également ouvertes. Nous parlerons donc de schrijfster (écrivaine), de brandweervrouw (pompière), et d’advocate (avocate).

Deuxième tendance: utiliser autant que possible des appellations neutres et éviter les variantes comportant une terminaison explicitement masculine ou féminine. Le genre n’a généralement pas d’importance pour l’exercice d’une profession. Par conséquent, nul besoin d’en faire mention. Il est ainsi question de arts (médecin), auteur, verpleegkundige (infirmier·ère).

Aucune de ces tactiques n’est toutefois infaillible. En effet, le néerlandais ne dispose pas toujours de versions neutres, par exemple pour brandweerman/brandweervrouw (pompier/pompière). Certains termes considérés comme neutres dans la pratique évoquent plutôt des associations masculines ou féminines. Par exemple, presque aucun·e néerlandophone ne pense spontanément à une femme à la lecture du métier d’ingénieur, ou à un homme en pensant à la profession de spécialiste de la beauté. Ensuite, certains cas comme secretaris/secretaresse (secrétaire) renvoient en néerlandais à des fonctions différentes, ou encore leider/leidsterleider fait penser à un leader mondial et leidster à une institutrice de maternelle.

Quelle approche adopter? Le quotidien néerlandais de Volkskrant s’efforce, à l’aide de son propre guide stylistique, «de respecter l’égalité entre les sexes dans l’usage de la langue» et, choisira par conséquent «au maximum la variante neutre pour décrire la profession ou la fonction d’une personne […]».

Dans la chronique que lui a confiée le quotidien néerlandais Trouw, l’écrivaine Rosita Steenbeek explique pourquoi elle n’est pas d’accord: «Par le passé, ces professions étaient exclusivement exercées par des hommes. Pourquoi la langue ne pourrait-elle pas visibiliser la présence des femmes sur tous les fronts? Le terme féminin aurait une connotation moins sérieuse. […] Le masculin s’impose ainsi comme la norme et le féminin est banni de la langue. C’est également ce qui se produit lorsqu’une femme est dénommée doctorandus (doctorant). Je ne suis pas une neerlandicus mais une neerlandica, et une autrice. Si cela suscite davantage de scepticisme quant à mes compétences, c’est regrettable, mais je ne me fais pas non plus appeler Monsieur Steenbeek».

Rosita Steenbeek: Pourquoi la langue ne pourrait-elle pas visibiliser la présence des femmes sur tous les fronts?

Nous sommes donc dans une impasse. C’est la raison pour laquelle les linguistes-conseils de Onze Taal et des pouvoirs publics flamands (Team Taaladvies, soit l’Équipe de conseil linguistique) ont décidé de laisser le choix à la personne concernée: souhaite-t-elle souligner son genre –généralement féminin– ou pas du tout? Si cela n’est pas possible, c’est à l’auteur ou à l’autrice d’évaluer ce qui convient à cette personne.

La Taalunie a compilé dans un nouvel avis toutes les stratégies possibles, en précisant les avantages et les inconvénients de chacune d’entre elles et l’impact des différents choix selon les recherches. En outre, les avis existants ont été adaptés: par exemple, sous l’entrée expert/experte, on peut désormais lire qu’expert est utilisé pour désigner des «spécialistes hommes, femmes et non-binaires» –auparavant, il s’agissait uniquement de «spécialistes hommes et femmes». Il est en outre précisé qu’expert est «grammaticalement masculin, ce qui peut conduire à “une interprétation masculine unilatérale”».

Les êtres humains ne sont pas des êtres neutres

Déterminer si un titre de métier ou de fonction est féminin ou non est déjà délicat, mais nous n’en sommes pas encore là. En effet, si nous voulons nous adresser à un·e professionnel·le, nous avons besoin d’un pronom personnel. Comment procéder en néerlandais sex-neutral? Pendant très longtemps, le pronom hij (il) fut considéré comme variante neutre évidente, même par les services de conseil linguistique. Dans la pratique toutefois, ce n’est évidemment pas le cas: face au pronom hij, les néerlandophones pensent automatiquement à un homme.

Pourquoi ne pas opter pour le pronom het? Il s’agit en effet d’un pronom neutre et asexué. Parce que dans la pratique, il est très étrange d’utiliser ce terme pour faire référence à des personnes. Le même problème se pose ici qu’avec les termes sex-neutral et gender-neutral: les êtres humains ne sont tout simplement pas des êtres neutres, même en ces temps de non-binarité. La situation se complique encore concernant l’utilisation du pronom possessif, puisqu’il n’existe que deux options en néerlandais également: zijn (son/sa/ses en référence à un homme) en haar (son/sa/ses en référence à une femme).

Quel que soit le point de vue adopté, il est impossible pour les néerlandophones d’utiliser ces pronoms de façon neutre en termes de sexe ou de genre, même en faisant référence à des noms de métiers et de fonctions considérés comme neutres.

«Hen» et «die»

Ces dernières années, la recherche d’une communication plus neutre en termes de sexe, ou plutôt de genre, a ajouté une dimension: la nécessité d’un pronom pour les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité homme-femme. Il est en l’occurrence question de savoir qui est la norme et est donc neutre, dans un monde binaire homme-femme. Cette dualité ne tient pas compte du fait que l’identité de genre est un spectre, et que certaines personnes ne se reconnaissent pas, ou pas toujours, dans la simple dichotomie entre hij (il) et zij (elle).

La communauté LGBTQ+ cherche depuis longtemps des moyens d’exprimer ces identités et d’être reconnue dans celles-ci, par exemple par le biais d’un nouveau pronom neutre. On se plaît souvent à citer en exemple la Suède pour prouver que c’est possible. Après un débat de plusieurs années au cœur de la société, le néopronom de genre neutre hen (iel, parallèlement au han masculin et au hon féminin) y a même obtenu un statut légal en 2015. Si son utilisation augmente rapidement, elle est encore loin d’être généralisée, même là-bas.

À l’époque, cette question était encore marginale dans la langue néerlandaise. En 2015, la population néerlandaise a pu adresser des questions au Nationale Wetenschapsagenda (Agenda national des sciences). L’une de ces questions était «comment la langue néerlandaise peut-elle s’adapter aux réalités contemporaines liées au genre?». Cette question n’a pas donné lieu à de nouvelles recherches, mais le linguiste Marc van Oostendorp l’a approfondie dans la revue en ligne Neerlandistiek. Il affirme qu’il s’agit davantage d’une question sociale que linguistique, et énonce pourquoi les tentatives d’adaptation de la langue ont peu de chances de réussite.

Un an plus tard, le média en ligne néerlandais De Correspondent lève un lièvre et publie un article sur l’élection de hen/hun (iel) comme pronom non binaire par les membres de Transgendernetwerk Nederland (Réseau transgenre des Pays-Bas), proposant die à titre d’alternative équivalente. L’article reconnaît le néopronom comme une solution pour les personnes qui se considèrent comme non binaires, mais aussi pour la connotation non neutre des noms de professions et de fonction que nous avons évoquée précédemment. En effet, désigner tout le monde par hen ou die permet de résoudre directement le problème, conclut la journaliste Lisa Peters. Depuis lors, la polémique autour du pronom de genre neutre est de plus en plus vivante dans le débat public.

Pas plus tard qu’en 2018, le quotidien De Morgen en Flandre notait que la langue neutre ou inclusive semblait faire couler l’encre un peu partout dans le monde, sauf en Belgique. Cette publication faisait suite à la décision des chemins de fer néerlandais de remplacer la formule dames en heren (mesdames et messieurs) par Beste reizigers (Bienvenue à bord de notre train – formule inclusive pour «chers voyageurs»).

Il ne s’agissait que d’une période de calme avant la tempête: en 2019, la militante pour le climat Anuna De Wever s’est déclarée non-binaire et affichait ses pronoms she/he/they sur Instagram, la plume néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld s’est déclarée «personne fluide» utilisant le pronom zij/haar (elle), jusqu’à son annonce en 2022 que son pronom serait désormais hij/hem. En 2020, l’acteurice non binaire Thorn Roos de Vries incarnait le premier personnage non binaire dans une série néerlandaise, et en 2022, Jean Janssens annonçait sa non-binarité et sa décision ne plus vouloir être appelé Naomi. La mention des pronoms sur les profils des réseaux sociaux, dans les signatures d’e-mails et lors de réunions en ligne se normalise progressivement dans le monde néerlandophone. Les pronoms ne sont manifestement plus un phénomène marginal.

Comment les utiliser?

La langue neutre ou inclusive continue donc de défrayer la chronique. Qu’en est-il aujourd’hui? En tant que néerlandophone, peut-on encore saluer une personne en utilisant Geachte Heer ou Geachte Mevrouw (Cher Monsieur ou Chère Madame)? Comment la population néerlandaise et flamande réagit-elle face à ces néopronoms? Il s’est rapidement avéré qu’il n’était pas si simple d’introduire hen/hun
ainsi que die, toutefois dans une moindre mesure, en tant que pronoms singuliers de genre neutre. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais ces pronoms se heurtent tout simplement à la grammaire néerlandaise.

De plus en plus de guides stylistiques et recommandations de rédaction sur la langue sensible au genre ou gender-conscious sont parus ces dernières années. Par exemple, l’université d’Anvers a mis en ligne en 2021 une série de recommandations et le gouvernement fédéral belge a fait de même en 2022. Depuis son édition de 2022, le dictionnaire Dikke Van Dale mentionne un x à côté du m/v (pour masculin/féminin) déjà présent pour les 150 000 noms de fonctions qu’il recense. De son côté, la Taalunie a chargé un groupe de travail, début 2020, d’examiner tous les avis existants dans une optique plus inclusive et de créer un cadre général pour l’usage d’une langue gender-sensitive.

Ses directives pratiques sont aujourd’hui disponibles. Reste à savoir dans quelle mesure elles sont réellement pratiques. Selon l’hebdomadaire flamand Knack, les critiques jugent «les avis pratiquement incompréhensibles et les mesures inutiles, en l’absence de règles contraignantes». Dans un article d’opinion publié par le quotidien néerlandais NRC, l’écrivaine Sarah Meuleman déplore le manque de «persévérance» de la Taalunie, qui ne prescrit ni n’impose aucune règle. Selon le linguiste Marc van Oostendorp mentionné plus haut, elle n’est toutefois pas en mesure de le faire, car les règles de grammaire ne sont tout simplement pas prescriptives. Le débat sur le degré d’inclusivité de la langue néerlandaise ne fait manifestement que commencer.

Miet Ooms

Miet Ooms

autrice et traductrice

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