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Mer, sable et béton. Les nombreux visages du littoral

Par Jeroen Cornilly, traduit par Pierre Lambert
23 octobre 2024 11 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Longez en bateau les côtes des Pays-Bas, de la Belgique et du nord de la France tout en gardant les yeux rivés sur la terre ferme. Vous verrez alterner zones naturelles et bâties, mais de façon très distincte dans les trois pays. Qu’est-ce qui explique des différences aussi marquées?

«Quelque commode que soit une telle route, elle ne laisse pas d’ennuyer par sa monotonie et son isolement. À gauche, les dunes m’interceptaient toute vue de terre: à droite, je ne voyais que l’incommensurable mer avec ses vagues et ses mouettes, dont le bruit ne peut inspirer que la mélancolie.»

Telles sont les impressions consignées par un certain Paquet-Syphorien après un trajet qu’il avait effectué en 1813 sur la plage, d’Ostende à Nieuport. Dix ans plus tard, des géomètres néerlandais ont cartographié les côtes du Royaume-Uni des Pays-Bas, depuis la ville la plus méridionale de La Panne jusqu’à Den Helder, en Hollande-Septentrionale. Ces feuilles coloriées à l’aquarelle forment une carte de plusieurs mètres, où l’on voit une plage vierge et une ceinture de dunes immaculées, interrompues çà et là par un estuaire, une ville fortifiée ou un ouvrage militaire.

Difficile d’imaginer contraste plus saisissant entre ce littoral presque intact et la physionomie actuelle du front de mer, en particulier dans la partie belge. Deux siècles de promotion immobilière, de construction d’infrastructures touristiques et de réflexion sur les espaces ouverts ont indéniablement marqué le paysage côtier de leur empreinte. En Belgique, le littoral a été envahi par ce que l’écrivain flamand Eric De Kuyper qualifiait en 1997 «d’affreux immeubles à appartements appelés “résidences”». Les côtes du nord de la France présentent quant à elles un visage contrasté, allant des falaises pittoresques de la Côte d’Opale à de paisibles stations balnéaires. Enfin, le littoral néerlandais offre une nature à première vue quasi intacte, entrecoupée de quelques parcs de vacances ou stations balnéaires, tels que Scheveningen ou Noordwijk.

Cette grande diversité s’explique par des différences en matière de besoins sociaux, de réponses apportées pendant des décennies aux problèmes liés à l’aménagement du territoire, de nature des terrains, mais aussi et surtout par la fascination de l’humain pour la mer.

Vue sur mer pour les élites

S’il y a un fil conducteur dans l’histoire du littoral, c’est bien la dynamique touristique, en réponse au désir de vacances en bord de mer. Rares sont les régions où le tourisme a eu et continue d’avoir un impact aussi important sur l’aménagement du territoire. La pratique des bains de mer, en vogue en Angleterre dès le milieu du XVIIIe siècle, a inspiré un public aisé d’Europe occidentale qui, à partir de 1780, a pris d’assaut les côtes de la mer du Nord pour s’y baigner, s’y détendre et s’y divertir.

La présence de têtes couronnées –le roi des Belges Léopold Iᵉʳ a effectué de fréquents séjours à Ostende à partir de 1834 et le roi des Pays-Bas Guillaume Iᵉʳ a fait construire un pavillon à Scheveningen dès 1827– ajoutait à cet attrait. Dans l’ensemble, l’impact territorial du tourisme est resté limité au cours de cette première période. Ce sont surtout les lieux aisément accessibles qui se sont développés. La ville d’Ostende, qui possédait un port, a en outre été reliée au réseau ferroviaire (international) en 1838.

Dès avant le milieu du XIXe siècle, les pouvoirs publics ainsi que divers investisseurs et entrepreneurs audacieux de France, de Belgique et des Pays-Bas misent sur l’atout unique et l’argument de vente ultime de toute station balnéaire: la vue sur la mer. Ils construisent les premières digues promenade, en bois ou en pierre. Des dunes émergent des hôtels avec vue sur les vagues à Scheveningen (à partir de 1830), Ostende et Blankenberge (à partir de 1850) ou encore Boulogne-sur-Mer. Les kursaals, qui deviendront des lieux de rencontre très prisés par les estivants, contribuent bien vite à façonner la physionomie des fronts de mer à Dunkerque, Ostende, Blankenberge, Scheveningen, etc.

Le tourisme de luxe connaissant un bel essor, l’avenir s’annonce radieux pour les promoteurs immobiliers et les entrepreneurs de construction. Avant même la fin du XIXe siècle, chaque station balnéaire digne de ce nom possède une promenade prestigieuse qui longe la mer. Cette digue devient l’endroit par excellence pour voir et se faire voir dans la station balnéaire, tout en jouissant du spectacle des cabines de bain mobiles sur la plage. L’architecture s’adapte, donnant aux fronts de mer des allures de grands boulevards, comme dans les métropoles du XIXe siècle. Les hôtels y rivalisent en taille et en luxe.

Ceux qui en ont les moyens se font construire une belle villa de style éclectique et les kursaals affichent un langage formel exubérant qui incarne le désir d’évasion de la bourgeoisie. À Blankenberge et à Scheveningen, les touristes peuvent carrément se promener sur la mer grâce à des jetées en fonte qui leur permettent de contempler à distance le spectacle des hôtels, des villas et de la foule sur la digue. Le tourisme s’empare également de la mer.

À partir des années 1880, les guides touristiques vantent de plus en plus la côte comme une seule et immense villégiature. Cette cohésion se voit renforcée en Belgique par l’apparition, en 1885, du tram du littoral (kusttram). On trace, parallèlement à la côte, la plus longue ligne de tramway au monde, desservant toutes les stations balnéaires sur près de soixante-dix kilomètres. Entre 1885 et 1910, cette ligne se révèle un formidable catalyseur pour la création de nombreuses stations balnéaires, petites et grandes, qui se succèdent presque sans interruption le long du littoral belge.

Conformément au rêve du monarque belge Léopold II, toute la côte belge se transforme en une grande station balnéaire, une sorte d’immense cité linéaire dédiée au tourisme. Avec l’arrivée du tramway côtier, la Belgique prospère donne un coup d’accélérateur au développement de son littoral. Au cours du XXe siècle, divers facteurs contribueront à accentuer le contraste avec le nord de la France et les Pays-Bas.

Un nouveau type de touriste

La Première Guerre mondiale cause d’importants dégâts au littoral, tant en Belgique que dans le nord de la France. Néanmoins, la période d’entre-deux-guerres sera marquée par un nouvel essor du tourisme côtier. La hausse du niveau de vie, l’obtention de jours fériés légaux et l’instauration des congés payés incitent de plus en plus de citoyens à partir à la mer. Le profil du touriste change radicalement, surtout dans les stations balnéaires facilement accessibles par le rail. Le peuple envahit la digue et la plage, qui deviennent des lieux beaucoup plus animés. L’offre touristique s’adapte à ce nouveau public plus populaire, au détriment des anciens vacanciers fortunés, qui se tournent alors vers des endroits plus luxueux et exotiques, comme la Côte d’Azur.

L'essor de la voiture modifie en profondeur la physionomie de la région côtière

La plage devient un lieu dédié essentiellement à la pratique sportive et aux bains de soleil. Mais des établissements proposant des douches et des piscines en plein air avec vue sur la mer font également leur apparition. L’offre d’hébergement se diversifie et s’élargit. La principale nouveauté est sans aucun doute le succès croissant du camping. Dans un premier temps, les touristes plantent leurs tentes dans les dunes qui séparent les stations balnéaires. Mais bien vite des agriculteurs, flairant la bonne affaire, convertissent leurs prairies en terrains de camping.

Au même moment, la mobilité change de visage, avec l’essor de la voiture, qui modifie en profondeur la physionomie de la région côtière. Les pompes à essence et les garages se multiplient, les rues sont pavées et embellies. Sur la côte belge, on travaille pendant des années à la construction de la route nationale 34, surnommée Koninklijke Baan (route royale) en néerlandais. Longeant en de nombreux endroits la ligne de tramway, cette route agréable finira par relier toutes les stations balnéaires belges.

Le tourisme de masse

Le développement du littoral connaît une nouvelle impulsion dans la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale. Pendant les années de guerre, la plage est restée inaccessible aux résidents et aux touristes. La construction du mur de l’Atlantique a eu pour effet de parsemer les dunes et les plages de barbelés et d’ouvrages fortifiés. Ces constructions en béton, qui s’avèrent souvent difficiles à démolir, inspireront Stephan Vanfleteren en 2014 dans sa série photographique Atlantic Wall.

La période d’après-guerre entraîne un nouvel accroissement du bien-être matériel et une explosion du nombre de voitures. On entre dans l’ère du tourisme de masse. Ce secteur d’activité, dont le poids économique ne cesse de grandir, amorce alors un virage vers de nouveaux genres de loisirs. En 1961, la transformation de la jetée de Scheveningen en une sorte de «parc d’attractions sur la mer» illustre parfaitement la nouvelle donne touristique. Des processus de densification, d’urbanisation et de désurbanisation donnent peu à peu au littoral son aspect actuel.

Dans les années 1960, l’architecte belge Renaat Braem réalise un dessin d’un front de mer typiquement belge qu’il intitule La Côte du pays le plus laid du monde. Il s’agit d’une représentation fictive, mêlant de façon quelque peu chaotique les vieilles villas sur la promenade, les infrastructures récréatives tape-à-l’œil et les immeubles résidentiels envahissant le front de mer et l’arrière-pays. Le dessin de Braem date d’une époque où le processus de densification de la digue vient de commencer. L’ensemble de façades, autrefois exubérant, se délabre vite en une rangée monotone d’immeubles d’appartements comptant au moins dix étages. Cette solution s’avère la réponse la plus efficace à la demande sans cesse croissante de logements avec vue sur mer. En effet, l’espace fait défaut sur la côte belge et le parc immobilier existant est loin de satisfaire aux attentes des Golden Sixties.

Revers de la médaille: les vestiges du tourisme de la Belle Époque disparaissent en peu de temps. Car soixante-sept kilomètres de littoral, c’est peu: pour créer de nouveaux édifices avec vue sur mer, la démolition d’anciennes propriétés s’impose souvent comme la seule option. La tension entre la logique immobilière et la préservation du patrimoine n’est nulle part aussi perceptible qu’à Middelkerke où, en 1978, un immeuble d’appartements est construit derrière la façade éclectique de la villa Cogels; un mariage disgracieux entre l’ancien et le nouveau. En Belgique, l’absence d’un cadre législatif clair ouvre la voie à la prolifération des tours d’habitation, avec pour déplorable point culminant l’Europatoren à Ostende, un mastodonte de 100 mètres de haut qui fait de l’ombre à tout un quartier.

La construction de nouvelles stations balnéaires pour faire face au développement du tourisme de masse s’avère irréalisable en Belgique, à cause du manque d’espace sur un littoral déjà fortement urbanisé. Les Pays-Bas conçoivent quant à eux un projet de station balnéaire à Zandvoort, qui ne sera réalisé que de façon fragmentaire.

Soixante-sept kilomètres de littoral, c’est peu: pour créer de nouveaux édifices avec vue sur mer, la démolition d’anciennes propriétés s’impose souvent

Les côtes du nord de la France n’ont pas connu de densification poussée. Le développement des côtes de l’Aquitaine et du Languedoc offrent de nouvelles possibilités. Ainsi, La Grande Motte est un bel exemple de solution urbanistique adaptée aux besoins du tourisme de masse des Trente Glorieuses. Le transfert du tourisme vers le Midi a permis aux stations balnéaires du nord de la France, comme Malo-les-Bains, de conserver leur échelle modeste et leur cachet d’authenticité, deux atouts majeurs pour le tourisme du XXIe siècle.

Dans les années 1970, les villages vacances font également leur apparition dans le paysage côtier. Ils offrent aux vacanciers une forme de détente non tributaire de la météo ou de la saison. Les stations balnéaires belges vont peu à peu s’étendre comme une tache d’huile dans l’arrière-pays, un phénomène à peine entravé par des restrictions d’aménagement urbain. En outre, la voiture rend accessibles tous les recoins du littoral, stimulant les vacances en dehors des villes. En Belgique, les tentes partent à la conquête des rares espaces libres, aussi bien dans le centre des stations balnéaires que dans l’entre-deux-villes. Aux Pays-Bas, les vacanciers vont jusqu’à installer leur caravane ou leur tente à même la plage.

La lutte pour la préservation du paysage dunaire a commencé en Belgique dès avant la Première Guerre mondiale sous l’impulsion du botaniste bruxellois Jean Massart

Ces pratiques soulèvent le problème de la sauvegarde de la nature. La lutte pour la préservation du paysage dunaire a commencé en Belgique dès avant la Première Guerre mondiale sous l’impulsion du botaniste bruxellois Jean Massart, pionnier de la protection de l’environnement en Belgique. Il milite en faveur de la préservation des dunes du Westhoek, à la frontière entre la Belgique et la France, un site qui devient un paysage protégé en 1935. En 1993, un décret flamand interdit définitivement l’exploitation des dunes restantes. La plage est quant à elle débarrassée des campings qui s’étendaient presque jusqu’à la mer.

Aujourd’hui, la meilleure description que l’on puisse donner de la côte belge est celle d’une ville linéaire avec des bribes de nature; la côte néerlandaise prend quant à elle la forme d’une bande sablonneuse interrompue çà et là par des noyaux d’habitat; enfin, la côte du nord de la France présente une alternance de zones urbaines et naturelles. Mais pour différent que soit le littoral dans les trois pays, le spectacle reste le même dès que l’on tourne le dos à la terre ferme. Partout –comme l’écrit Eric De Kuyper dans son livre Met zicht op zee (Avec vue sur mer)– on est «convié à regarder la mer et la plage. Et la mer ne tolère aucune concurrence. Elle règne en despote, avec la plage où elle seule peut autoriser une touche de frivolité».

Récemment, l’auteur du présent article a publié Het verlangen naar zee. Tweehonderd jaar vakantie aan zee en bouwen aan de kust (La Nostalgie de la mer. Deux cents ans de vacances balnéaires et de construction sur la côte). Ce livre, qui contient un grand nombre d’histoires intéressantes et 450 illustrations, a paru aux éditions Tijdsbeeld de Gand.

Jeroen Cornilly

historien de l’architecture – archiviste à la Letterenhuis d’Anvers

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