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littérature

Pourquoi les éditeurs préfèrent éviter le sujet miné des démineurs éditoriaux

Par Maarten Dessing, traduit par Françoise Antoine
10 février 2025 12 min. temps de lecture

Depuis l’affaire Roald Dahl, les sensitivity readers ou démineurs éditoriaux ont mauvaise presse. Les éditeurs continueront pourtant de recourir à ces lecteurs d’un nouveau type. Même s’ils préfèrent n’en rien dire.

C’est un plaisir de se chamailler avec «deux fantastiques correctrices» à propos des points et des virgules, écrivait Tom Lanoye en mars 2023 dans l’hebdomadaire Humo. Sans oublier ces fâcheuses fautes grammaticales dont elles le préservent. Mais qu’en serait-il si ses romans venaient à tomber sous la loupe de démineurs éditoriaux? Il se mettrait illico en quête d’un nouvel éditeur: «Une maison d’édition qui recourt aux services de démineurs éditoriaux cesse d’être un éditeur.»

Voyez le sort échu à l’œuvre de Roald Dahl lorsque Puffin Books a publié des versions adaptées de ses classiques –sujet de la chronique de Tom Lanoye. L’un des petits chanceux ayant gagné le droit de visiter la chocolaterie de Willy Wonka n’était plus «gros» mais «énorme». Commère Gredin, autrefois «hideuse et malpropre» n’était plus que «malpropre». Et les Oompa Loompas étaient qualifiés non plus de «petits hommes», mais de «petites personnes».

Comment l’éditeur a-t-il osé? s’indignait Tom Lanoye. Censure absurde, estimait Salman Rushdie. Même si Roald Dahl n’était «pas un ange», précisait-il, on ne fait pas ça à un écrivain! Camilla, qui à l’époque n’était pas encore reine d’Angleterre, s’est également déclarée «choquée et consternée». Le chroniqueur néerlandais Frits Abrahams a pour sa part écrit dans le quotidien NRC que Roald Dahl avait été «castré à titre posthume» par sa propre maison d’édition. La liste des pourfendeurs était interminable, de l’humoriste Ricky Gervais à l’éditorialiste Sylvain Ephimenco…

Les démineurs éditoriaux sont-ils des fascistes de la langue qui censurent l’âme des œuvres littéraires?

Toute la faute incomberait à ces maudits démineurs éditoriaux. Des moralisateurs pointilleux, s’attachant à nettoyer les textes jusqu’à l’absurde du moindre élément risquant ne fût-ce que d’indisposer qui que ce soit. Des pédagogues trop zélés qui, selon Tom Lanoye, transformeraient les maisons d’édition en «groupes d’entraide avec de trop nombreux membres». Ou pour le formuler de façon moins sympathique: des fascistes de la langue qui censurent l’âme des œuvres littéraires.

Et pourtant! Les éditeurs, notamment les anglo-saxons tels que Puffin Books, recourent depuis quelque temps déjà à des sensitivity readers: des personnes dont l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, la religion ou toute autre caractéristique leur permet de lire un texte à travers un prisme particulier, ou alors des personnes qui jugent un texte globalement, selon les règles internes de l’éditeur en matière de contenu, comme cela semble avoir été le cas dans l’affaire Roald Dahl. Et le phénomène a pris une telle ampleur qu’il est devenu la norme plutôt que l’exception.

«Pourquoi?» serait-on en droit de se demander, voyant l’opposition farouche et la levée de boucliers suscitée par cette pratique. Et en est-il de même en Flandre et aux Pays-Bas?

Angles morts

Les temps ont changé. Tout part de ce constat. Les minorités n’acceptent plus silencieusement leur exclusion ni le langage utilisé pour les ostraciser. Les enfants issus de l’immigration, la communauté LGBTQ+, les femmes, les personnes en situation de handicap et j’en passe, n’hésitent plus à donner de la voix lorsque des auteurs à leurs yeux privilégiés les décrivent de manière caricaturale, même si les préjugés s’insinuent dans leurs textes la plupart du temps de manière inconsciente et par méconnaissance.

Cette nouvelle attitude a fondamentalement changé le contenu des livres au cours de la dernière décennie. La figure du père Fouettard en est un exemple patent. Les éditeurs jeunesse ont massivement retiré du commerce leurs livres sur saint Nicolas pour les remplacer par des éditions sans serviteur noir. Même Charlotte Dematons, autrice du livre néerlandais sur saint Nicolas de loin le plus populaire de ce siècle (Sinterklaas), a dû se résoudre à tarir cette source lucrative de revenus.

Mais il y a bien d’autres changements de ce type, non seulement dans les livres pour enfants comme ceux de Roald Dahl et de Charlotte Dematons, mais dans tous les genres imaginables: du simple bannissement du mot n* à -plus subtil- la vérification que certains personnages ne soient pas mis en scène uniquement parce qu’ils sont homosexuels, handicapés ou musulmans, avec tous les problèmes que cela entraîne, mais que ces caractéristiques demeurent accessoires.

Une maison d’édition moderne se doit d’avoir des antennes branchées sur toutes les sensibilités modernes –slutshaming et fatshaming inclus– pour pouvoir y réagir adéquatement. Et c’est là que le bât blesse, car les équipes éditoriales sont notoirement petites et peu diversifiées, étant majoritairement blanches, instruites et féminines. Quoi de plus évident dans ce cas que de faire appel à un expert dont les connaissances ou les origines permettent de mettre le doigt sur certains détails sensibles?

«Bien sûr, les éditeurs aussi sont toujours attentifs aux éventuelles sensibilités», témoignait en 2023 l’éditeur Sander Blom (Atlas Contact) pour RTL Nieuws. «Mais je suis blanc, âgé et de sexe masculin, et j’ai donc indéniablement des angles morts. J’en suis conscient, ce qui est très important. Si j’ai des doutes sur un point particulier, je fais appel à mon réseau de lecteurs. Nous recourons à d’autres lecteurs pour tout ce que nous publions.»

L’art, espace de liberté

Il est intéressant de noter que, parmi ceux qui se sont émus de l’affaire Roald Dahl, beaucoup souscriraient à ce raisonnement, se réjouissant eux aussi de certains changements. Tom Lanoye ou Salman Rushdie ne mettront pas en scène de sitôt un personnage utilisant nonchalamment le mot n*. Jamais Frits Abrahams n’écrira dans une chronique que Charlotte Dematons a castré son œuvre en rééditant Sinterklaas sans père Fouettard.

C’est pourquoi l’on s’attendrait plutôt à ce qu’ils discutent de la mesure dans laquelle il faut prendre en compte ces différentes sensibilités. Les mots «gros» et «hideux» sont-ils désormais tabous? Est-il nécessaire de parler de «petites personnes» pour montrer que parmi ces créatures imaginaires se trouvent à la fois des hommes et des femmes? Le fait que le lectorat soit composé d’enfants est-il important? Et l’humour anarchiste de Roald Dahl est-il réellement affecté par ces changements?

Après que la tempête médiatique s’est calmée, si quelqu’un voulait procéder à une évaluation honnête, il n’aurait plus besoin de se limiter aux quelques exemples éloquents ressassés partout à l’envi, y compris dans cet article. Il lui suffirait désormais de se tourner vers Wikipédia. Sur la page consacrée à l’affaire figure en effet la centaine de passages modifiés, flanquée de la formulation originale, et force est de constater que le tout renvoie une image plutôt équilibrée.

La violence des réactions prend donc sa source ailleurs. Roald Dahl n’est pas un sombre scribouillard, auteur d’un vague papier dans un journal ou sur un blog. C’est un artiste. Qui plus est, un artiste extrêmement populaire depuis plusieurs décennies, dont les principaux classiques sont réimprimés quasiment chaque année -y compris en néerlandais: Sjakie en de chocoladefabriek (Charlie et la chocolaterie) l’a été pour la centième fois en 2020, et Matilda pour la centième fois également en 2023.

Intervenir sur de tels textes est donc perçu comme un empiètement sur l’espace de liberté que représente, à juste titre, l’art dans le monde occidental. S’il est un endroit où les écrivains devraient littéralement pouvoir tout dire pour mettre à nu l’expérience humaine la plus profonde ou chatouiller les croyances les plus enracinées des lecteurs, c’est bien la littérature. Dès lors que, pour des raisons juridiques ou morales, des limites sont imposées à ce lieu, leur œuvre est automatiquement mutilée. Elle ne vaut plus totalement la peine.

La seule personne habilitée à retoucher un texte déjà publié est donc son auteur lui-même -qu’il s’agisse de virgules et de points ou d’interventions de fond sur l’emploi de mots tels que «gros». Roald Dahl a lui-même effectué quelques modifications avant sa mort en 1990. Pour cause de racisme, notamment: dans la première édition, les Oompa Loompas étaient encore des Pygmées africains. Mais maintenant qu’il est décédé, le consensus est que personne n’a plus le droit d’y toucher. Personne!

Cela met évidemment les éditeurs dans une position délicate. Ces derniers sont désireux de prendre en compte les sensibilités modernes : non seulement par conviction, les maisons d’édition étant en général des bastions progressistes, mais également par intérêt commercial. L’éditeur qui publierait encore des livres montrant saint Nicolas assisté du père Fouettard n’en vendrait plus beaucoup. Plus grave: il risquerait de perdre beaucoup d’auteurs qui ne voudraient plus associer leur nom à cette maison.

En même temps, le statut d’artiste de l’écrivain oblige les éditeurs, surtout littéraires, à se poser en simples coachs et managers. Ils laissent l’écrivain libre et se contentent de l’accompagner du mieux qu’ils peuvent. Et ils exploitent l’œuvre, certes. Mais ils le font pour l’écrivain. Combien de fois ne les entend-on pas dire qu’ils publient des auteurs, pas des livres? Comme si un écrivain recevait réellement carte blanche pour plusieurs décennies de carrière.

Les différents objectifs sont toutefois compatibles. En tout cas concernant les auteurs vivants, avec lesquels les éditeurs peuvent discuter du contenu de leurs textes -brandissant ou non l’avis d’experts externes sur la qualité littéraire ou sur des questions spécifiques telles que la représentation des Indonésiens néerlandais ou des travailleurs immigrés de la première génération. «Êtes-vous certain de vouloir écrire cela à l’heure actuelle? Avez-vous conscience de l’impact sur votre image ou sur les chiffres de vente?»

Les éditeurs sont désireux de prendre en compte les sensibilités modernes, non seulement par conviction, mais aussi par intérêt commercial

Ces conversations se déroulent généralement en bonne intelligence. Les éditeurs n’ont pas pour but de produire des textes qui n’offensent personne, et les auteurs n’ont pas le désir de provoquer le plus grand nombre de lecteurs possible. Ainsi Arnon Grunberg déclarait-il il y a quelque temps au quotidien Het Financieele Dagblad: «Je suis seul maître de mon texte, mais je ne suis pas aveugle. Je sais à quelle époque je vis. En 1972, on pouvait encore utiliser le mot n* et ceux qui l’écrivaient étaient loin d’être tous racistes. C’est différent aujourd’hui.»

Il arrive toutefois que les choses tournent mal et qu’éditeur et auteur se quittent, en mauvais termes ou non. L’écrivain peut alors blâmer les démineurs éditoriaux, à l’instar de la poétesse britannique Kate Clanchy qui a rompu avec son éditeur Picador en 2022. Mais la véritable raison est souvent ailleurs: problème de communication, malentendu, mésentente, qui font perdre à l’auteur le sentiment qu’il a toute liberté et que son œuvre est entre de bonnes mains.

Dilemme

La situation est plus inextricable avec les écrivains morts. Alors même que leurs livres sont toujours plus en décalage avec ce qu’on peut et ne peut pas dire de nos jours, il est interdit de toucher à une virgule de leur œuvre. Quelle solution un éditeur a-t-il donc, surtout lorsqu’il désire, pour des raisons commerciales, continuer à publier Roald Dahl ou tous ces auteurs à succès dont il a été révélé ces dernières années que leur œuvre avait été adaptée: Ian Fleming, Agatha Christie, Astrid Lindgren, Enid Blyton et bien d’autres encore?

Un éditeur peut jouer la carte de l’honnêteté. Au début de l’année, Penguin a réédité The Sun Also Rises (Le soleil se lève aussi) et Men Without Woman (Hommes sans femmes) d’Ernest Hemingway avec un avertissement: «[The Sun Also Rises] a été publié en 1926 et reflète les opinions de l’époque. Le fait que l’éditeur ait décidé de publier la version originale ne signifie pas qu’il approuve les représentations culturelles ou le langage contenus dans ce livre.»

Mais Hemingway est un auteur de premier plan, solidement ancré dans le canon littéraire. On peut s’attendre à ce qu’un large lectorat continue de vouloir prendre connaissance de son œuvre, ne serait-ce que parce qu’il fait partie du programme de littérature. C’est moins vrai pour des auteurs tels que Roald Dahl ou ces autres qu’on lit avant tout pour le plaisir, en dépit de leur indéniable qualité littéraire. Les éditeurs adaptent donc leur œuvre. Les droits appartenant souvent à des acteurs commerciaux -comme Netflix, dans le cas de Roald Dahl- ceux-ci ne sont que trop heureux d’accepter.

Et cela ne fait l’objet d’aucune publicité. Si l’on a eu connaissance de l’adaptation de l’œuvre des auteurs susmentionnés, c’est grâce à l’enquête menée par des personnes extérieures.

Le dilemme auquel font face les éditeurs et correcteurs du domaine néerlandophone a pour effet qu’ils préfèrent ne pas parler ouvertement de leur recours à des démineurs éditoriaux –y compris l’éditeur Sander Blom, ajoutait RTL Nieuws. La tempête médiatique autour de Roald Dahl les a rendus très réticents à s’exprimer sur le sujet. Tout au plus admettent-ils demander à des tiers de jeter un œil à leurs textes en raison d’angles morts personnels. Mais quel effet cela a-t-il sur leur politique de publication?

Les éditeurs préfèrent encore nier tout recours à des démineurs éditoriaux, surtout depuis que ces derniers sont étiquetés chevaliers de la morale, pédagogues et fascistes de la langue. C’est d’autant plus facile à nier que la profession en tant que telle n’existe pas. A fortiori dans un marché si petit qu’un livre deviendrait vite trop cher s’il fallait encore engager des frais supplémentaires pour faire évaluer par des professionnels le caractère sensible du texte. Si quelqu’un doit le faire, les éditeurs s’en chargeront eux-mêmes. À l’exception de quelques cas exceptionnels, insistent-ils, ils ne font appel à des consultants externes que pour des compétences liées au contenu. Celui qui publie un livre sur des sujets controversés tels que l’islam ou le climat tient à ce que les informations soient correctes. Celui qui publie les mémoires d’un criminel de guerre ne veut pas que cette personne se blanchisse à peu de frais. Et ainsi de suite.

Seuls certains types d’éditeurs ont admis travailler avec ce qu’eux-mêmes appellent des sensitivity readers. L’éditeur éducatif Malmberg, par exemple. Les méthodes d’enseignement doivent en effet refléter une image équilibrée de la société et, plus important encore, elles ne doivent exclure personne. En 2019, Malmberg a donc mis sur pied un point de contact dédié aux sujets sensibles, ainsi qu’un groupe de démineurs éditoriaux, qui a relu avec un œil d’aigle l’ensemble de son matériel pédagogique.

Autre exemple: Storytel. Plutôt que d’acheter un titre spécifique, toute personne qui s’abonne bénéficie d’un accès illimité au vaste catalogue d’e-books et d’audiolivres de la firme. Personne ne doit donc être désagréablement surpris. Pour éviter cela, Storytel fait appel à des démineurs éditoriaux, qui relisent donc des textes déjà publiés. Le vocabulaire politiquement incorrect se voit impitoyablement corrigé. Et si les ayants droit ne sont pas d’accord, le titre n’intégrera pas le catalogue.

À quel point le recours aux démineurs éditoriaux est-il répandu? Et jusqu’où s’étend leur influence? Nul ne le sait vraiment.

L’éditeur reste-t-il un éditeur?

La seule façon de vérifier si un éditeur est toujours un éditeur, selon les termes de Tom Lanoye, c’est de comparer les rééditions avec l’original. Et certainement pour les livres pour enfants et les éditions commerciales. Quelles adaptations les œuvres de Dick Bruna et d’Annie M.G. Schmidt ont-elles subies? Les vieux Pieter Aspe et Appie Baantjer sont-ils encore exploités sous leur forme originelle? Et qu’en est-il de Het dwaallicht (Le feu follet) de Willem Elsschot?

L’éditeur néerlandais de Roald Dahl a fermement indiqué à la presse qu’il ne répercutera pas les adaptations anglaises. Selon lui, les stéréotypes et exagérations sont la force de l’humour, et, durant ses longues années au service de la maison d’édition, aucune plainte ne lui est jamais parvenue. Sa sincérité ne fait aucun doute. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne voudra jamais adapter certains textes. Cela signifie juste que, dans le cas présent, il n’en éprouve pas le besoin. Pas encore.

L’éditeur qui veut tirer un maximum de revenus de son fonds veillera à ce qu’il ne devienne pas obsolète. Et s’il faut pour cela recourir à des démineurs éditoriaux, qu’à cela ne tienne. Ou il cesserait d’être éditeur.

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Maarten Dessing

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