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histoire, société

Belgique 1958-1968: des années charnières signant la fin de l’État unitaire

26 avril 2024 10 min. temps de lecture Entre voisins: Wallonie et néerlandophonie

Impossible de parler des liens complexes entre Wallonie et Flandre sans retracer l’évolution de la Belgique sur la période allant de 1958 à 1968. C’est dans ces années qu’ont été semées les graines de l’évolution politique majeure qu’a connue le pays. Une décennie mouvementée qui a vu la Belgique devenir le pays fédéral qu’elle est aujourd’hui.

La Belgique, pays où rien n’est clair. Aussi bien le passé que le présent et l’avenir y ressemblent à un agrégat de fils entortillés. Il importe donc de rester modeste lorsqu’on prétend décrire l’évolution de la Belgique.

Alors par où commencer? Peut-être par ces dix années cruciales, de 1958 à 1968, durant lesquelles vacillent les fondations de l’État belge. La séquence débute pourtant en grande pompe. À l’été 1958, Bruxelles accueille l’exposition universelle. C’est un festival d’autocélébration pour la «petite Belgique». Sur le plateau du Heysel, de juillet à septembre, s’étale une utopie: la croyance que le progrès matériel et le progrès humain iront désormais de pair et croîtront sans fin. L’Atomium et ses neuf boules, monument devenu iconique pour tous les Belges, en est l’expression parfaite. Conçu à l’origine pour ne durer que quelques mois, il devait être détruit au terme de l’Expo 58. Un demi-siècle plus tard, sa grande carcasse reste pourtant intacte. L’Atomium demeure un élément phare du paysage bruxellois. Mais la Belgique entre-temps a bien changé. Et de l’utopie d’alors il ne reste pour ainsi dire rien.

Avec le recul, l’Expo 58 apparaît comme un trompe-l’œil, le dernier soubresaut d’une Belgique qui se croyait «toujours grande et belle», comme le clame la Brabançonne, l’hymne national. Quelques semaines à peine après la clôture de l’événement, le pays retombe brutalement sur terre. En janvier 1959, dans sa colonie congolaise, les émeutes de Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa) sont réprimées dans le sang. Dans la précipitation, l’indépendance du Congo est proclamée le 30 juin 1960.

Lors de la cérémonie officielle, le Premier ministre congolais Patrice Lumumba prononce un discours d’une rare virulence: «Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des “nègres”.» Ces mots prononcés sous les yeux ébahis de Baudouin, le jeune roi des Belges venu saluer la naissance du nouvel État, sont ressentis comme un camouflet par l’establishment belge.

Des années turbulentes et un contexte économique changeant

La perte de l’immense colonie congolaise (et de ses richesses) est une déflagration pour la Belgique, ne fût-ce que sur le plan économique. L’argument est d’ailleurs invoqué de façon explicite par le gouvernement de Gaston Eyskens, qui coalise sociaux-chrétiens et libéraux: pour compenser le manque à gagner lié à l’indépendance du Congo, un plan d’austérité drastique s’impose. Nouveaux impôts, relèvement de l’âge de la retraite dans le secteur public, contrôle accru des chômeurs…

L’ensemble est réuni dans un texte fourre-tout: la Loi unique. Celle-ci concentre instantanément la colère syndicale. Assez vite, le mouvement se durcit. Le port d’Anvers est à l’arrêt. Trains et trams cessent de circuler. Les grands magasins baissent leurs rideaux. Des grévistes saccagent la nouvelle gare de Liège-Guillemins, inaugurée deux ans plus tôt: ensemble moderniste de verre, de tôle et d’aluminium, la station a été conçue sur le modèle de Rome-Termini. Ce jour-là, c’est tout un symbole de la Belgique comme pays de cocagne qui vole en éclats.

La révolte prend une tournure insurrectionnelle. Elle durera jusqu’à fin janvier. Il y aura quatre morts. Le mouvement social de l’hiver 1960-1961 reste, à ce jour, le plus grand qu’ait connu la Belgique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Au conflit qui oppose gouvernement et syndicats, une autre fracture se superpose, nord-sud celle-là. «Sur les 400 000 grévistes qu’on dénombre pendant ces sept semaines, il y en a 300 000 en Wallonie», notera plus tard l’historien et homme politique libéral Hervé Hasquin. À Liège et à Charleroi, les manifestants brandissent des drapeaux ornés du coq dessiné au début du XXe siècle par le peintre et graveur Pierre Paulus et devenu l’emblème de la Wallonie. «L’hiver 60-61 marque la naissance de la Wallonie, rien de moins», affirme Hervé Hasquin. «Auparavant, la Wallonie, c’est un concept vague, éthéré. Les grèves vont populariser une idée jusque-là confinée aux cénacles intellectuels.»

Cette idée, on peut la résumer comme suit: dans une Belgique sous domination flamande, les Wallons ont intérêt à revendiquer plus d’autonomie. Jusqu’alors, c’était surtout de Flandre qu’émanaient les demandes d’autonomie, voire d’indépendance, en raison d’un ressentiment ancien: longtemps, la langue néerlandaise a été maintenue dans un statut subalterne par les élites francophones. À partir de 1960, une sorte d’entente tactique se crée entre régionalistes wallons et nationalistes flamands. Les uns comme les autres souhaitent en finir avec la structure unitaire de l’État belge.

Hervé Hasquin: L’hiver 60-61 marque la naissance de la Wallonie, rien de moins. Auparavant, la Wallonie, c’est un concept vague, éthéré

En 2010, lors du cinquantième anniversaire de la grève, Paul Ficheroulle (alors échevin socialiste à Charleroi) estimait que les régionalistes wallons, à l’époque, avaient vu juste en réclamant la maîtrise de leur destin. «L’histoire leur a donné raison. Car que s’est-il passé après 1960? Quinze ans d’État-CVP. C’est-à-dire une Belgique où les Flamands acquièrent une position majoritaire et commencent à coloniser les structures de l’État central.» De fait, les élections du 26 mars 1961 consacrent l’hégémonie du parti social-chrétien (CVP en néerlandais, PSC en français). Celui-ci obtient 41,5 % des voix au niveau national. Mais entre le nord et le sud de la Belgique, le contraste est spectaculaire. Dans les quatre provinces néerlandophones (Flandre-Occidentale, Flandre-Orientale, Anvers, Limbourg), le CVP-PSC est en tête. Dans trois des quatre provinces francophones (Liège, Hainaut, Namur), le Parti socialiste est de loin la force dominante. Le CVP-PSC n’arrive en tête que dans la province rurale du Luxembourg, très peu peuplée. Quant à la province bilingue du Brabant, socialistes et sociaux-chrétiens y sont au coude-à-coude.

En toile de fond: un basculement d’ampleur. En 1963, année charnière, la Flandre devance pour la première fois la Wallonie en termes de PIB par habitant. Par la suite, l’écart de richesse entre les deux régions ne cessera de s’amplifier. La locomotive économique de la Belgique n’est plus la triade sacrée qui a jadis propulsé Charleroi et Liège parmi les aires industrielles les plus développées au monde: l’acier, le charbon, le verre. C’est désormais dans une myriade de PME en plein boom, en particulier autour d’Anvers, que s’écrit la prospérité du pays.

En 1963, année charnière, la Flandre devance pour la première fois la Wallonie en termes de PIB par habitant. L’écart ne cessera de s’amplifier

Pauvre Flandre, riche Wallonie, et vice-versa. Des générations d’historiens et d’économistes ont analysé cette inversion des rôles. En sous-estimant souvent le caractère déterminant de la géographie. Sa prospérité, la Flandre la doit pour une très large part au port d’Anvers, donc à un hasard de la nature: la bénédiction d’avoir eu sur son territoire l’estuaire de l’Escaut. C’est en 1962 que se concrétise le projet de créer au nord de Gand le complexe Sidmar, acronyme de «sidérurgie maritime». André Renard, le leader syndical wallon qui a été le héros de la grande grève de 1960-1961, voit aussitôt poindre le danger pour les vieux bassins industriels de Liège et Charleroi. «Ce sera la guillotine de la Wallonie», prophétise-t-il.

Un nouvel acteur

C’est lors de cette même année 1962 qu’est votée la loi fixant de façon définitive la frontière linguistique, coupant la Belgique en deux, afin de démarquer les territoires linguistiques. Le français est la langue officielle dans le sud du pays, le néerlandais dans le nord. Bruxelles est officiellement bilingue (français et néerlandais).

L’aile flamingante du CVP-PSC a été en pointe dans cette opération. Mais elle n’a pas été seule. Il faut désormais compter avec un nouveau venu dans le panorama politique belge. Depuis 1958, la Volksunie (Union populaire) est en effet présente au Parlement. Le parti a été fondé avec l’ambition de fédérer tous les courants de la mouvance nationaliste flamande. Son programme se focalise sur un objectif institutionnel: transformer la Belgique unitaire en un État fédéral. La Volksunie n’a pas le monopole de ce combat. La revendication est portée par d’autres acteurs, aussi bien wallons que flamands, de droite comme de gauche. Le fédéralisme reste néanmoins une demande très minoritaire, jugée sacrilège, presque blasphématoire par l’establishment belge. Dans ce contexte, l’irruption de la Volksunie sur la scène politique est un facteur supplémentaire de tension.

«L’affaire de Louvain»

Dans cette séquence 1958-1968, les dimensions économiques, sociales, politiques et identitaires s’imbriquent. L’enchaînement des causes et des conséquences, sur un rythme frénétique, entraîne l’État belge dans un engrenage bientôt incontrôlable, sans que les principaux acteurs de l’époque ne semblent tout à fait en prendre la mesure. Chaque nouvelle étape de ce processus concourt, en fait, à renforcer un antagonisme explosif entre la partie nord et la partie sud du pays.

De secousse en secousse, on en arrive à la période précédant le printemps 1968. L’embrasement mondial de la jeunesse se traduit en Belgique par des manifestations monstres dans la vieille ville de Louvain. Celle-ci abrite l’une des plus anciennes universités d’Europe, fondée en 1425. Bien que située dans la région linguistique néerlandophone, l’institution est bilingue. Les cours s’y donnent aussi bien en néerlandais qu’en français. Au terme de plusieurs semaines de tension, les militants flamingants obtiennent sa scission. En vertu du principe de «territorialité linguistique», les cours ne se donneront plus qu’en néerlandais à Louvain. Une nouvelle université francophone est créée trente kilomètres plus au sud, dans la campagne brabançonne, où une ville entière est bâtie ex nihilo: Louvain-la-Neuve.

Ici encore, une brèche s’ouvre, qui ne se refermera plus jamais. L’unité du parti social-chrétien se fracasse en 1968 dans les remugles de «l’affaire de Louvain». Il en sort deux formations séparées, le PSC et le CVP, avec chacune son propre programme. Les libéraux suivent en 1972, les socialistes en 1978. Quant aux écologistes, qui entrent au Parlement en 1981, ils se structurent dès l’origine en deux partis distincts, l’un francophone, l’autre flamand. Bien des années plus tard, en mars 2012, le vice-Premier ministre Steven Vanackere (membre du parti chrétien-démocrate CD&V) déclarera que la plus grande erreur dans l’histoire de la Belgique a été la scission des partis sur une base linguistique. Trop tard, le mal était fait. Et irréversible.

Un développement irréversible?

Conséquence inévitable: une «réforme de l’État» est votée en 1970. C’est en quelque sorte l’acte 1 du démantèlement de la Belgique unitaire, telle qu’elle existait depuis 1830. Les deuxième, troisième, quatrième réformes de l’État suivront en 1980, 1989 et 1993. «En 1993, enfin, on aboutit à la phase ultime du processus entamé en 1970. L’État belge devient un État fédéral à part entière», peut-on lire aujourd’hui sur le site Internet de l’État belge.

La phase ultime? Comme un train lancé à toute vitesse, le processus semble incapable de s’arrêter. Les cinquième, puis sixième réformes de l’État sont mises en œuvre en 2001 et 2014. Toutes obéissent à la même logique : elles ôtent des compétences au pouvoir central pour les remettre aux Régions et Communautés. On peut se demander quel en sera le point final. Dans une interview accordée au magazine Wilfried, la présidente du parti libéral flamand, Gwendolyn Rutten, s’interrogeait ouvertement en juin 2020: «Les réformes de l’État en Belgique sont à sens unique: plus pour les Régions et les Communautés, moins pour le fédéral. Chacune d’entre elles – et c’est choquant même de le dire – est construite comme une étape vers l’indépendance, porte en elle l’idée d’une séparation finale.»

Plusieurs dirigeants politiques, dont l’actuel Premier ministre, le libéral flamand Alexander De Croo, ont plaidé pour que certaines matières régionalisées lors des précédentes réformes de l’État soient «retransférées» vers l’échelon fédéral. Sans que ces demandes ne soient suivies d’effet jusqu’ici. Selon une métaphore en cours dans le monde politique belge, «une fois que le dentifrice est sorti du tube, on ne peut plus l’y faire rentrer».

Sauf surprise monumentale, la prochaine réforme de l’État marquera donc une nouvelle étape dans l’affaiblissement de la Belgique fédérale et le renforcement des Régions. Elle pourrait suivre de façon immédiate les élections de juin 2024. L’hypothèse apparaît d’autant plus probable au moment où, en Flandre, les indépendantistes de droite (N-VA) et d’extrême droite (Vlaams Belang) sont crédités ensemble de quelque 45% des intentions de vote.

François Brabant

François Brabant

fondateur et rédacteur en chef du magazine Wilfried

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