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arts, société

Charleroi entre dans une nouvelle ère grâce à la culture

Par Pascal Verbeken, traduit par Pierre Lambert
26 avril 2024 9 min. temps de lecture Entre voisins: Wallonie et néerlandophonie

Charleroi, plus grande commune de Wallonie, traîne une réputation de laideur et de dangerosité. Cela n’a pas empêché le journaliste flamand Pascal Verbeken de tomber sous le charme de sa beauté rebelle et sauvage. L’auteur de plusieurs ouvrages et documentaires dont Arm Wallonië (Pauvre Wallonie) et Grand Central Belge, où Charleroi joue un rôle important, nous emmène à la découverte d’une ville en train de subir une véritable métamorphose.

Il y a une quinzaine d’années, Charleroi était élue «ville la plus laide du monde» par les lecteurs du quotidien néerlandais de Volkskrant. Elle devançait dans le classement Nikel en Russie, Katowice en Pologne et Copsa Mica en Roumanie, trois villes qui évoquent spontanément des images de ruines, de ferraille et d’autres paysages apocalyptiques propres à l’ère postindustrielle. La fière capitale du «Pays noir» est donc parvenue à les éclipser, du moins dans l’imaginaire de Néerlandais qui n’y ont jamais mis les pieds.

En 2023, Charleroi s’illustrait à nouveau en décrochant la sixième place au classement des villes les plus dangereuses d’Europe, selon une base de données consultable en ligne. Et ce, juste derrière Marseille et deux grandes championnes de la criminalité du nord de l’Angleterre, Bradford et Coventry. Nul doute que toute personne désireuse de découvrir le vrai Charleroi doit surmonter de nombreux préjugés. Car la ville ne passe pas uniquement pour «hideuse» et «dangereuse», mais traîne aussi derrière elle une triste réputation de pauvreté, délabrement et chômage…

Grandeur révolue

Qu’en est-il dans la réalité? La ville de Charleroi est-elle laide? Il est vrai qu’elle n’a pas le charme féerique de cités telles que Bruges ou Delft. Ses nombreux chancres sont bien visibles, même aux environs immédiats de l’hôtel de ville. Mais peut-on parler ici de laideur? Il serait plus exact de dire que Charleroi affiche une beauté d’un autre genre, rebelle et sauvage. Ce n’est pas un hasard si elle fait partie des endroits préférés de plusieurs photographes d’hier et d’aujourd’hui: du natif de la région Émile Chavepeyer – tombé dans l’oubli même en Wallonie –au Flamand Stephan Vanfleteren. Car comme le dit l’expression anglaise: «la beauté est dans l’œil du spectateur».

Charleroi affiche une beauté d’un autre genre, rebelle et sauvage

Mais loin de moi l’intention de décrire un Charleroi paradisiaque. Sur le plan social, tous les voyants restent au rouge. Un peu d’histoire peut aider à en comprendre les raisons. Jusqu’à la première moitié du siècle dernier, Charleroi était l’une des principales villes industrielles du continent européen grâce à ses activités charbonnière, sidérurgique et verrière. Aucun endroit ne reflète mieux l’ancienne grandeur de la Belgique, qui était encore la quatrième puissance industrielle à la veille de la Première Guerre mondiale. Le malaise économique s’amorça avec l’effondrement des charbonnages, qui entraînèrent dans leur chute toutes les autres industries lourdes. L’histoire de Charleroi est une saga faite d’essors et de déclins, de hauts et de bas, de crises et de rebonds.

Deux pôles culturels

Dans tous les projets visant à insuffler un nouveau dynamisme à la ville, la culture joue un rôle majeur. On a pu le constater pour la première fois dès les années 1980. Alors que la région s’enfonçait dans une crise socioéconomique sans précédent et que le chômage atteignait des sommets, le musée de la Photographie voyait le jour dans un ancien couvent de carmélites situé à Mont-sur-Marchienne, à trois kilomètres du centre-ville. Cette institution, considérée aujourd’hui comme l’un des meilleurs musées du genre en Europe, préserve la mémoire de la ville et de la photographie belge. Deux millions de négatifs et 80 000 photographies sur papier et sur verre y sont conservés. L’exposition permanente inclut de grands classiques tels que Man Ray et Robert Capa, ainsi qu’une superbe collection d’appareils photo historiques. En même temps, l’établissement fait la part belle aux artistes contemporains, avec des expositions qui attirent aussi de nombreux visiteurs néerlandais.

Depuis une dizaine d’années, le musée mène un projet d’un intérêt particulier: il invite des photographes de renommée internationale à passer un mois à Charleroi pour braquer leur objectif sur la ville. Une mission à laquelle l’endroit se prête à merveille, par la singularité de ses paysages qui tour à tour dessillent les yeux, suscitent l’étonnement et jettent dans l’embarras. Charleroi fourmille de panoramas et de trompe-l’œil déconcertants. Voilà une ville proprement hallucinante. Si aucun poncif sur la Belgique n’est aussi usé jusqu’à la corde que le qualificatif de «surréaliste», il n’empêche que celui-ci convient parfaitement à la ville où René Magritte a grandi et créé ses premières œuvres d’art. Bref, à Charleroi, «le beau est toujours bizarre», pour reprendre la célèbre formule de Baudelaire.

La commune voisine de Marcinelle abrite le deuxième grand pôle culturel: l’ancien site minier du Bois du Cazier. C’est là que se produisit la pire catastrophe de l’histoire des charbonnages belges, le 8 août 1956. Bilan: 242 morts, pour la plupart des immigrés italiens (appelés à l’époque «travailleurs invités»), mais aussi trente-neuf mineurs originaires de Betekom, dans le Brabant flamand. Aujourd’hui, le site abrite trois musées: de l’Industrie, du Verre et des Charbonnages. Le Bois du Cazier rend hommage aux mineurs et à l’âge d’or de la ville. D’autant qu’à Charleroi, la culture est indissociable de l’histoire ouvrière.

Nouvel élan

Les deux musées dont il vient d’être question se situent en périphérie: à quelques kilomètres du cœur de la cité formé par les quartiers de la Ville-Haute et de la Ville-Basse. Charleroi se distingue aussi sur le plan urbanistique. La commune est composée d’une mosaïque de quinze sections, formant un «étalement urbain», au même titre que Los Angeles. La découverte d’importants gisements de houille entraîna l’essor des charbonnages dans tout le Pays noir. Au cours du trépidant XIXe siècle, de petits villages agricoles comptant à peine quelques rues autour d’une église se métamorphosèrent en villes champignons où vinrent s’installer des milliers, voire des dizaines de milliers d’habitants. Toutes ces bourgades finirent par constituer un patchwork bigarré.

Dans le cadre du relèvement de la ville –au sens propre comme au figuré– l’accent est désormais mis sur les quartiers centraux. Il y a dix ans, les pâtés de maisons de la Ville-Basse, au bord de la Sambre et en face de la gare de Charleroi-Central, comptaient de nombreux immeubles déserts, aux portes et fenêtres barricadées. À la tombée de la nuit, seuls les toxicomanes et les sans-abri traînaient dans les parages. Aujourd’hui, les quais de la Sambre ont été réaménagés en piétonniers et les pancartes «À louer» et «À vendre» ont refait leur apparition.

Les abords de la gare, les places et les grands axes ont changé de physionomie grâce à ce qui fut pendant plusieurs années le plus vaste chantier urbain de Belgique. Inauguré en janvier 2017, le Quai10 rassemble un cinéma, un espace jeu vidéo et une brasserie, tandis que le passage de la Bourse est sorti de sa léthargie grâce à l’arrivée, entre autres, d’un café-bouquinerie (Livre ou Verre) et d’un magasin de baskets. À Charleroi, ce sont bel et bien les signes d’un réveil.

En 2023, les collections du musée des Beaux-Arts (MBA) ont quitté l’imposant palais des Beaux-Arts pour s’installer dans une aile entièrement rénovée de l’ancienne caserne de la gendarmerie de Charleroi, dans la Ville-Haute. La collection permanente du MBA est certes assez restreinte, mais les œuvres ont été soigneusement sélectionnées et vont du néoclassicisme aux expérimentations modernistes. Elles ont pour point commun d’être ancrées dans la ville ou la région. Le lieu vaut donc certainement le détour pour les promeneurs et tous ceux qui veulent explorer la ville. Personnellement, cette collection m’a permis de mieux comprendre Charleroi, notamment grâce à la section des paysages, où l’industrie est bien représentée. On peut y admirer des œuvres d’artistes tels que Maximilien Luce, Pierre Paulus et Constantin Meunier, de l’avant-garde wallonne, ainsi que plusieurs Magritte exceptionnels comme La Baigneuse.

Le site de l’ancienne caserne héberge aussi le centre chorégraphique Charleroi danse, ainsi que le nouvel édifice emblématique de la ville, la Tour bleue, œuvre de l’architecte français de renommée internationale Jean Nouvel. Avec ses 75 mètres, elle dépasse le beffroi de l’hôtel de ville et égale pratiquement en hauteur la Tour Baudoux (Centre Albert), située dans la Ville-Basse. La Tour bleue, qui abrite le commissariat de police, s’inscrit dans une ancienne tradition architecturale selon laquelle les bâtiments représentatifs du pouvoir se doivent d’être imposants. D’autres créations marquantes de Jean Nouvel sont la Tour Agbar de Barcelone, le musée du Quai Branly – Jacques Chirac à Paris et le nouvel hôtel de ville de Montpellier.

La Tour bleue a-t-elle la forme d’une lampe de mineur? Ou doit-on plutôt y voir une poivrière futuriste? En tout cas, l’impression que cette tour produit sur moi est allée croissant au fil des ans. Je suis à chaque fois fasciné par sa forme subtile de cylindre elliptique et le rythme jazzy et énergique de ses fenêtres. Les carreaux bleus émaillés –une référence, semble-t-il, à la couleur de la police– ne confèrent pas seulement une discrète poésie au bâtiment, mais le parent en outre de mille nuances au gré de la lumière.

Le monde et la rue

Depuis la Tour bleue, il ne faut qu’une dizaine de minutes à pied pour se rendre au site de l’exposition internationale de 1911. À l’apogée de son histoire, Charleroi dévoila au monde toute sa richesse industrielle et culturelle. Aujourd’hui, une nouvelle ère se prépare à cet endroit avec des leviers différents. Le premier campus de l’UCharleroi y a ouvert ses portes en octobre 2023. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est donc tout récemment que l’enseignement universitaire a fait son entrée dans la plus grande ville de Wallonie. En face du campus, le BPS22 a pris ses quartiers dans un bâtiment industriel tout en verre, acier et béton, l’ancien pavillon des Beaux-Arts pendant l’expo. Ce musée wallon d’art contemporain a ouvert ses portes en 2000. Alors que le MACS (musée des Arts contemporains) au Grand-Hornu (près de Mons) propose un contenu plus spirituel et poétique, le BPS22 vise pour sa part à resserrer les liens avec le monde et la rue.

Le vaste patrimoine industriel de Charleroi forme une sorte de musée à ciel ouvert

Cette ambition du BPS22 convient comme un gant à Charleroi. En effet, l’imagination débordante qui caractérise cette ville, de Rimbaud aux urbanistes d’après-guerre en passant par Magritte, se reflète aussi dans l’extraordinaire foisonnement de l’art urbain. Charleroi est un haut lieu de la peinture murale et du graffiti. Son vaste patrimoine industriel –intact ou délabré– forme une sorte de musée à ciel ouvert. On ne se lasse pas d’arpenter La Providence, le plus grand zoning industriel de la ville, traversé par des voies ferrées, une ligne de métro aérienne, le canal Charleroi-Bruxelles, la Sambre canalisée et l’infernale route de Mons. Les amateurs de patrimoine industriel doivent se dépêcher d’aller découvrir ce site, car les anciens bâtiments disparaissent à vive allure depuis quelques années pour faire place à de nouveaux projets.

De l’aveu de son bourgmestre actuel, Charleroi a bien failli jusqu’il y a peu devenir une ville fantôme. Cette catastrophe a pu être conjurée. La ville a su rebondir, mettant en pratique l’esprit de résistance formulé par le barde gallois Dylan Thomas dans des vers devenus classiques: «N’entre pas apaisé dans cette bonne nuit, mais rage, rage encor lorsque meurt la lumière.»

Pascal verbeken gent c Michiel Hendryckx

Pascal Verbeken

journaliste indépendant

photo © Michiel Hendryckx

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