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histoire, société

Belges ou Wallons et Flamands? Des identités sous tension

Par Vincent Scheltiens, traduit par Sophie Hennuy
26 avril 2024 10 min. temps de lecture Entre voisins: Wallonie et néerlandophonie

Wallons et Flamands seraient irrémédiablement différents, du moins si l’on en croit les médias de part et d’autre de la frontière linguistique. Or cette idée d’identités incompatibles ne s’est pas construite du jour au lendemain. Et elle s’ancre dans un contexte historique et social en constante évolution.

Lorsque l’on aborde la manière dont un groupe de personnes interprète son identité, il est toujours sage de commencer par apporter deux nuances. La première concerne le concept d’identité à proprement parler, en évitant toute «essentialisation». L’identité est un processus à plusieurs niveaux, continu et donc inachevé. En effet, une interprétation positive de l’image collective de soi gagne souvent à nommer ce qui n’appartient pas à l’identité. L’identité, donc, en tant que concept aux pieds d’argile qui ne peut être utilisé qu’à défaut d’un meilleur nom.

La deuxième nuance est plutôt une mise en garde et porte sur un élément problématique: le caractère national. Nous pénétrons ici sur le terrain de la caricature et du stéréotype, mais aussi et surtout de l’homogénéisation, où les différences et les contradictions internes sont balayées par facilité: du «Wallon paresseux» au «Flamand travailleur».

De la «dualité» à «l’incompatibilité de tempéraments»

Cette courte introduction nous amène immédiatement au cœur du sujet. L’essentialisation des identités, le démarquage par rapport à la perspective négative et souvent menaçante de l’autre, les homogénéisations (souvent reconnaissables à leur simplification, «Ce que veulent les Flamands», «La Wallonie espère une amélioration») font partie de l’approche des mouvements, partis ou institutions nationalistes identitaires. Toutefois, il ne s’agit pas d’une simple circulation d’amont en aval à sens unique. La viabilité de ces lieux communs dépend de l’interaction avec le public cible, qui les adopte ou non et leur donne souvent sa propre interprétation.

Que les différences et même les oppositions entre Wallons et Flamands soient fondamentales semble aujourd’hui une évidence, et cette affirmation correspond également à l’image que de nombreuses personnes ont d’elles-mêmes dans le nord et le sud de la Belgique. Somme toute, cette vision bipolaire a trouvé un soutien politique suffisant pour réorganiser la Belgique unitaire en un État fédéral, dans lequel Bruxelles et les cantons germanophones (aujourd’hui Ostbelgien) ne jouaient initialement qu’un rôle secondaire mineur.

Après tout, la Belgique devait être avant tout l’histoire de deux peuples, de deux cultures, séparés par une frontière. Cette frontière n’est pas seulement la frontière linguistique tracée légalement en 1962. Elle serait aussi le résultat d’un fossé historique, ethnique et ainsi pratiquement infranchissable entre une Europe du Nord germanique et une Europe du Sud latine. Le fait que les Flamands et les Wallons continuent à cohabiter dans un même pays malgré ces différences a provoqué sur le plan sociopolitique des tensions qui étaient souvent exprimées de part et d’autre dans un langage métaphorique: un mariage de convenance, l’échec d’une relation, une séparation souhaitable, le domicile commun, le partage des biens, voire la prison.

Cette vision essentialiste n’a néanmoins pas toujours existé. Pour les philologues flamandophiles, qui constituent la première génération du Mouvement flamand à partir des années 1840, l’identité nationale belge devait être «double». Flamands et Wallons étaient les produits d’une même lignée germanique. Mais si les habitants du nord du pays étaient restés authentiques, ceux du sud avaient été romanisés. C’est ainsi que s’exprimaient généralement ces amoureux de la langue.

Au début des années 1910, les différences entre les Wallons et les Flamands ont été ethnicisées

Cette vision patriotique fondamentalement belge ne faisait pas le poids face à la radicalisation qui s’est produite au sein des Mouvements flamand et wallon au début des années 1910. Les membres de ce dernier se sentaient assiégés par ce qui était perçu comme des attaques flamingantes contre la «race wallonne», la langue française et le mode de pensée latin.

Selon le socialiste wallingant Léon Troclet, une séparation était nécessaire en raison d’une «incompatibilité de tempéraments». Cette «incompatibilité» est soulignée dans de nombreux discours et écrits. Ainsi, Troclet considérait la mentalité des Flamands comme plus lente et plus obtuse. Les Wallons, en revanche, appartiennent aux peuples modernes et ont besoin de leurs propres institutions pour développer le «génie de la race». Les différences étaient désormais ethnicisées. La théorie du XIXe siècle selon laquelle Wallons et Flamands seraient issus de la même lignée germanique était abandonnée.

En 1912, l’écrivain et poète flamand Pol De Mont parlait du «Pays wallon d’une autre race». En réponse à la lettre ouverte de Jules Destrée adressée au roi Albert Iᵉʳ durant l’été de la même année, l’avocat flamingant Emile Wildiers écrivait: «Lorsque vous affirmez que le mélange des deux races est une absurdité, contraire à la nature, nous partageons à nouveau votre opinion».

Identité et économie

Les perceptions dominantes et les discours identitaires ne peuvent être totalement dissociés des variations et des évolutions économiques et démographiques. L’être détermine la conscience, comme le veut le célèbre adage marxiste. L’idée wallingante de la supériorité culturelle avait déjà été tempérée à la fin du XIXe siècle par les prévisions démographiques annonçant une croissance de la population flamande. Les flamingants, et notamment l’homme politique catholique Frans Van Cauwelaert, en avaient tiré une certaine force tranquille: davantage d’âmes flamandes conduisaient, grâce à la démocratisation (objectif premier des luttes socialistes), à de solides majorités flamingantes et, partant, à une progression flamande sur le plan législatif.

Le virage économique des années 1950 et 1960, avec l’essor d’une industrialisation moderne en Flandre contrastant avec la lutte acharnée pour le maintien des bastions industriels obsolètes en Wallonie, avait donné lieu à de nouvelles interprétations de cette «incompatibilité». Les stéréotypes s’étaient renforcés à mesure que de puissantes personnalités politiques et sociales les relayaient.

La Question royale au début des années 1950 et la grève générale de 1960-1961 avaient montré que l’aspect communautaire était indissociable de tout affrontement ou débat social important. Cela avait donné lieu à de vastes mobilisations dans chacune des régions du pays. Du côté wallon, l’élan du Mouvement populaire wallon (MPW), fondé durant l’hiver 1960-1961, visait une fédéralisation du pays afin de mettre en place une réforme des structures économiques en Wallonie. Du côté flamand, les Marches sur Bruxelles de 1961 et 1962 étaient menées par un Mouvement flamand uni qui voulait abolir les recensements linguistiques et faire établir une frontière linguistique.

Aujourd’hui, les médias flamands dépeignent presque quotidiennement une Flandre de droite, libérale, économe, à la politique budgétaire responsable, économiquement prospère, «travailleuse», en opposition à une Wallonie à la traîne, qui se cramponne à la Belgique. Le sud du pays –cause de tous les maux– serait peu innovant et passif en raison d’un laisser-aller culturel, qui correspondrait à une préférence pour les politiques d’inspiration socialiste (le PS étant le plus grand parti de Wallonie).

Le nationalisme politique flamand a relancé, non sans succès, le lieu commun de la «Belgique, pays de deux démocraties», avec le nationaliste flamand populaire Bart De Wever dans le rôle –permettez-moi l’expression– du «Léon Troclet flamand» un siècle plus tard. On ne répugne visiblement pas à culturaliser et à essentialiser des situations économiques inégales et des préférences politiques différentes.

Le rôle des gouvernements régionaux

Aujourd’hui, les Mouvements flamand et wallon indépendants de tout parti politique ont perdu leur rayonnement des années 1960 à 1980. Dans le nord du pays, les deux partis nationalistes flamands (la N-VA de Bart De Wever et le Vlaams Belang d’extrême droite) ont pratiquement absorbé les flamingants modérés. Le rassemblement annuel de l’IJzerbedevaart
(le Pèlerinage à la tour de l’Yser) s’est transformé en une commémoration politiquement «neutre» sans aucune prétention ou ambition de donner des leçons et s’adresse à l’ensemble de la société flamande. Si son spin-off
d’extrême droite IJzerwake (Veillée de l’Yser) fait la une des journaux, c’est moins en raison de son impact social que parce qu’il offre un refuge et une tribune aux éléments néonazis belges et étrangers.

Auparavant, le régionalisme wallon s’est également étendu au sud de la frontière linguistique pour se concentrer au sein du Parti socialiste, absorbé et contrôlé de façon un peu plus marquante à Liège. L’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) utilise régulièrement le Baromètre social de la Wallonie (BSW) pour étudier la façon dont les Wallons cultivent et vivent leur identité. Avant tout, les Wallons se sentent belges. Cela n’empêche pas la «wallonitude» de progresser – ainsi que le sentiment de différence par rapport aux Flamands. Mais cette wallonitude n’est pas en contradiction avec la belgitude. Le «patriotisme local», comme l’appelle l’actuel président du PS Paul Magnette, reste important: les Wallons sont aussi de fiers Liégeois, Carolos, Namurois, ….

Les Wallons se sentent avant tout belges, ce qui n’empêche pas la «wallonitude» de progresser, ainsi que le sentiment de différence par rapport aux Flamands

Les efforts de construction nationale ont été principalement institutionnalisés et propagés par les gouvernements régionaux. C’est particulièrement le cas en Flandre, où le gouvernement régional de la législature 2019-2024 s’y est explicitement et fermement engagé. En témoignent deux initiatives très discutées, mais couronnées de succès en 2023: De canon van Vlaanderen (Le Canon de la Flandre) et Het verhaal van Vlaanderen (L’Histoire de la Flandre).

La télévision publique flamande est également chargée de présenter un certain nombre de programmes par année afin de «renforcer plus que jamais l’identité flamande». Face à cette vigueur, la Wallonie est entravée par la dichotomie non résolue entre la Wallonie et Bruxelles ou entre la Région wallonne et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour les identity makers comme l’Institut Destrée, Bruxelles reste le caillou dans la chaussure wallonne et la solution consiste –métaphoriquement parlant– à noyer le poisson wallon-francophone dans la coupe confédérale d’une «Belgique à quatre régions» (la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et la région germanophone Ostbelgien).

À côté des évolutions démographiques et économiques, la mémoire historique continue de jouer un rôle dans la construction de l’image de soi en 2024. La Deuxième Guerre mondiale et la collaboration de la majorité du Mouvement flamand avec l’occupant allemand nazi ont laissé des traces dans la conscience collective wallonne. Non pas que la Wallonie n’ait pas connu une collaboration (certes plus limitée), mais, contrairement à la Flandre, cet héritage n’a pas été abordé durant l’après-guerre. Par conséquent, en Wallonie, on se tient à l’écart de manifestations perçues comme trop étroitement nationalistes, on évite ce mot commençant par la lettre «n», connoté comme étant de droite et même d’extrême droite, et on opte plutôt pour une «convivialité» bon enfant de son propre régionalisme.

«Rien ne va plus» ou l’absence de différences fondamentales?

La tendance bipolaire de la régionalisation a indéniablement eu un effet centrifuge en Belgique. Les Wallons et les Flamands ne regardent généralement pas les programmes télévisés de leurs voisins, connaissent à peine leurs icônes culturelles, ne lisent pas leurs journaux et ont rarement des débats communs. Les faiseurs d’opinion qui franchissent la frontière linguistique se comptent sur les doigts d’une main. Cette situation est une porte ouverte aux stéréotypes et à l’homogénéisation, à la «culturalisation». Pour les partisans flamands de la théorie des «deux démocraties», il s’agit d’une prophétie autoréalisatrice. Le fossé se creuse, «rien ne va plus».

Cependant, des recherches sociologiques à grande échelle, telles que les enquêtes successives (2017, 2020, 2021, 2022) de Noir Jaune Blues, montrent que les deux côtés de la frontière linguistique sont confrontés aux mêmes insécurités, frustrations et peurs et qu’il n’y a pas de différences fondamentales entre Flamands et Wallons dans la réponse à ces diverses formes de malaise.

Ce genre d’études met particulièrement en évidence le fait que les parties qui veulent tirer profit de l’accentuation et du renforcement de la bipolarité centrifuge doivent compter avec un nouvel acteur: Bruxelles, qui a singulièrement dépassé, bon gré mal gré, l’image de l’enfant bâtard –comme le disait Jules Destrée en 1912– et dont les wallingants ne veulent pas et que les Flamands ne reconnaissent pas en tant que tel. Mais ça, c’est une autre histoire.

Vincent scheltiens

Vincent Scheltiens

historien attaché à l’Universiteit Antwerpen

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