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littérature

Carry van Bruggen: la volonté de comprendre

27 janvier 2025 11 min. temps de lecture

Autrice d’une œuvre conjuguant fiction et réflexion, Carry van Bruggen reste méconnue hors du monde néerlandophone, même dans l’aire francophone dont elle s’est pourtant grandement inspirée. Portrait d’une écrivaine qui considérait la littérature comme un outil pour déchiffrer le monde.

Encore trop peu connue au-delà du monde néerlandophone, Carry van Bruggen (1881-1932) a pourtant été l’une des autrices les plus appréciées de son vivant. Son œuvre a inspiré les générations suivantes et suscite aujourd’hui un regain d’intérêt. Dès 1915, avant même la parution de ses œuvres les plus marquantes, elle a été élue écrivaine préférée des lectrices de la Chronique des dames d’Amsterdam (De Amsterdamsche Dameskroniek. Geïllustreerd weekblad voor de ontwikkelde vrouw), dont elle est devenue pour cette raison la rédactrice littéraire.

Dans les années 1930, elle était l’une des seules femmes écrivaines à susciter l’admiration de l’écrivain et critique influent Menno ter Braak. Habituellement très méprisant envers la littérature de «dames», il avait reconnu dans l’œuvre de Carry van Bruggen une puissance créatrice d’une autre trempe et ressenti un élan libérateur à la lecture de Prometheus, dont la démarche se situe à la croisée de la philosophie, de l’histoire littéraire et de l’histoire culturelle naissante.

Sa propre voie

Il est intéressant de noter que la seule traduction française d’une œuvre de Carry van Bruggen publiée de son vivant, celle de Het huisje aan de sloot (1921), est due à Neel Doff. Publiée en 1931 sous le titre La Maisonnette près du fossé dans le premier numéro de l’éphémère revue Lire de l’inédit, cette traduction présente à un public francophone l’ouvrage le plus populaire de Carry van Bruggen, auquel l’hebdomadaire De Haagsche Post avait décerné en 1922 le prix du plus beau livre des deux années précédentes.

Née dans un milieu prolétarien miséreux, Cornelia Hubertina Doff (1858-1942) était entrée en bourgeoisie, puis en littérature, grâce à sa rencontre avec l’éditeur Fernand Brouez (1861-1900), devenu son mari en 1896. Sa trilogie romanesque Jours de famine et de détresse (1911), Keetje (1919) et Keetje trottin (1921) puise dans les souvenirs d’une enfance vécue dans la pauvreté, les inégalités et les préjugés sociaux, sans pour autant faire de Neel Doff, réfractaire à toute affiliation à une école ou à une idéologie, une écrivaine «prolétarienne».

Toutes proportions gardées, on peut percevoir ici une certaine parenté de sensibilité et de parcours avec Carry van Bruggen. Esprit résolument indépendant, transfuge de classe et de milieu, elle a rassemblé dans La Maisonnette près du fossé et dans d’autres recueils des esquisses et des récits qui s’inspirent de son enfance passée dans la petite ville de Zaandam, rythmée par les rites et les fêtes juives, marquée à la fois par la chaleur de l’entre-soi et par l’expérience des discriminations sociales et religieuses.

Après ses études à l’école normale de Zaandam, celle qui se nommait encore Carolina Lea de Haan obtient un poste d’institutrice à Amsterdam. Son frère Jacob Israël de Haan (1881-1924), dont on connaît aujourd’hui surtout les poèmes d’une grande beauté et les romans controversés Pijpelijntjes (1904) et Pathologieën (1908), l’y rejoint bientôt et l’introduit dans les milieux littéraires et socialistes de la ville.

C’est là qu’elle fait la connaissance de l’écrivain et critique littéraire et dramatique Kees van Bruggen (1874-1960), qui divorce d’un précédent mariage pour l’épouser et part s’installer avec elle aux Indes néerlandaises, où il saisit l’opportunité de devenir rédacteur en chef du Deli-Courant. Elle commence par contribuer à ce journal en publiant des critiques et des récits, d’abord sous un pseudonyme, avant de faire ses débuts officiels d’écrivaine, à leur retour à Amsterdam en 1907, avec le recueil In de schaduw (van kinderleven) (Dans l’ombre (de vies d’enfants)).

Ses premières œuvres narratives, écrites dans la veine réaliste alors dominante aux Pays-Bas, culminent dans l’un de ses romans les plus souvent réédités, De Verlatene. Een roman uit het Joodsche leven (Abandonné. Roman de la vie juive, 1910), qui met en scène une famille juive aux prises avec différentes formes d’antisémitisme ainsi qu’avec les conflits intracommunautaires et familiaux liés à la remise en cause du rigorisme de la religion juive orthodoxe par une jeune génération ouverte à la modernité.

Mais c’est avec son roman Heleen. «Een vroege winter» (Heleen. «Un hiver précoce», 1913) que Carry van Bruggen, selon ses propres dires, trouve véritablement sa propre voie, aidée en cela par la lecture des œuvres d’Arthur van Schendel et les conseils de l’écrivain et critique Frans Coenen (1866-1936), à qui elle reste liée par une amitié profonde et durable. Désormais, ce sont la vie intérieure de ses personnages, principalement féminins, leur évolution psychologique et la question du «moi» et de sa place dans la collectivité qui se trouvent au centre de la narration.

La poursuite de cette voie littéraire trouve son aboutissement dans le roman Eva (1927), qui introduit la technique du «flux de conscience» dans la littérature néerlandophone et nous fait suivre le parcours d’une femme cherchant, de la jeunesse à l’âge mûr, à résoudre les contradictions entre quête individuelle d’authenticité et adaptation aux normes sociales, désir de se donner à autrui et besoin d’indépendance, particulièrement vives dans le domaine de l’amour et de la sexualité.

Barrières imposées aux femmes

Ce chef-d’œuvre approfondit des questions déjà abordées dans d’autres romans, en particulier Een coquette vrouw (Une coquette, 1915) et Uit het leven van een denkende vrouw (Scènes de la vie d’une femme qui pense, publié en 1920 sous le pseudonyme de Justine Abbing), qui mettent en évidence les barrières imposées aux femmes dans la société, auxquelles Carry van Bruggen s’était elle-même durement heurtée.

À la parution d’extraits de son grand Prometheus: een bijdrage tot het begrip der ontwikkeling van het individualisme in de literatuur (Prométhée: contribution à la compréhension du développement de l’individualisme dans la littérature, 1918-1919), Carry van Bruggen écrit à J.A. Dèr Mouw qu’elle doit faire face au double préjugé qu’une femme ne serait pas capable de penser et qu’un artiste ferait mieux de s’abstenir de penser. Cette brève remarque concentre des thèmes centraux de sa réflexion et de sa création: l’esprit de caste et les discriminations, l’universalité de l’esprit humain et de la pensée, et la «question féminine», abordée dans un esprit rétif au féminisme organisé, qu’elle estime sectaire.

Séparée de son mari à partir de 1914, puis divorcée à partir de 1916, Carry van Bruggen choisit de pourvoir elle-même à ses besoins et à ceux de ses deux enfants, par l’écriture d’œuvres narratives, d’essais philosophiques, de traductions et de très nombreux articles dans des périodiques, et en donnant des conférences.

Installée dans la petite ville de Laren, centre d’une communauté littéraire et artistique vivante et renommée, elle y épouse l’historien d’art Adriaan Pit (1860-1944) en 1920. Ses années de mariage heureux et sa vie créatrice sont assombries en 1924 par la mort de son père et l’assassinat de son frère Jacob Israël de Haan à Jérusalem, puis écourtées par des années de maladie et de dépression qui la mènent à la mort, sous l’effet d’une dose excessive de somnifères, en 1932.

Prométhée contre Jupiter

La conscience vive des barrières sociales et l’analyse de la dialectique entre conformisme et recherche de la distinction se trouvent au cœur de l’œuvre narrative et réflexive de Carry van Bruggen. Une de ses idées centrales repose sur l’observation que l’attachement privilégié à un groupe (communauté religieuse, parti politique, patrie ou nation, corporation professionnelle, etc.) et même le sacrifice en faveur de ce groupe se résument en fait bien souvent à une forme d’égoïsme élargi, source d’injustice.

Ce qui se présente sous des dehors altruistes n’est en fait qu’une mascarade d’universalisme, un compromis entre le besoin d’appartenance et le désir de se distinguer, deux manifestations fondamentales de la pulsion de vie qui font passer le soi et les intérêts personnels avant toute autre considération. Paradoxalement, écrit-elle, c’est l’individualiste qui incarne le véritable universalisme et le réel altruisme, car il recherche la vérité au-delà des préjugés, aspire à l’unité avec le Tout au-delà de la loyauté envers un groupe restreint, et tend ainsi vers la mort.

Dans Prometheus, Carry van Bruggen développe cette conviction intime à partir d’un cadre de pensée hégélien et de la notion, commune à différents courants philosophiques du début du XXe siècle, de l’Un-Tout originel dont la division et la diversification seraient à la base de l’existence des phénomènes. Sur ces fondements, qu’elle estime nécessaires pour donner à sa vérité intérieure l’ampleur d’une vision du monde cohérente, Carry van Bruggen retrace l’histoire de cet «individualisme» qui, en littérature, prend la forme d’une pensée critique exigeante et ennemie de toute partialité et de toute injustice.

La lutte de Prométhée contre Jupiter, dont elle étudie les représentations au cours des siècles, symbolise le combat de l’individualiste justement révolté contre un pouvoir tyrannique attaché à maintenir par tous les moyens l’ordre établi. Mais le tragique de l’histoire est que ce combat ne peut que se répéter indéfiniment, tout Prométhée vainqueur devenant par la force des choses un Jupiter. Pour préciser cette idée, Carry van Bruggen s’appuie sur sa lecture de La Révolte des Anges (1913-1914) d’Anatole France, où Lucifer, révolté contre un Dieu tyrannique, voit en rêve les conséquences inévitablement corruptrices d’une prise de pouvoir et renonce à mener son combat à son terme.

Le rôle crucial de ce roman d’Anatole France (1844-1924), à la fois objet d’étude et ferment de réflexion, manifeste l’attachement de Carry van Bruggen à cet écrivain que lui avait fait connaître Frans Coenen et qui était devenu, avec John Galsworthy (1867-1933) et George Bernard Shaw (1856-1950), l’un de ses auteurs contemporains de prédilection. Cette référence s’intègre dans une réflexion sur l’histoire européenne qui prend acte de la position dominante des aires culturelles de langues française, anglaise et allemande et se nourrit d’une vaste connaissance des littératures de ces pays.

Miroir de la société

Dans ses articles sur la «littérature moderne» publiés dans l’Amsterdamsche Dameskroniek en 1916, qui offrent comme en passant une introduction limpide à la pensée développée dans Prometheus, Carry van Bruggen considère la littérature comme un «miroir» de la société et pose deux questions corrélées: qu’est-ce qui caractérise la littérature moderne et plus généralement la modernité? et que nous apprend la littérature de la position des femmes dans la société? Pour y répondre, elle étudie le parcours d’un certain nombre d’écrivaines et analyse un choix d’œuvres majeures des littératures de langues anglaise, allemande et française.

À la parution d’extraits de son grand Prometheus, Carry van Bruggen écrit qu’elle doit faire face au double préjugé qu’une femme ne serait pas capable de penser et qu’un artiste ferait mieux de s’abstenir de penser

Pour nous en tenir au domaine francophone, on constate que, dans une histoire caractérisée selon elle par un processus d’émancipation du milieu du XVIIIe au début du XXe siècle, la France apparaît à plusieurs reprises comme une sorte d’avant-garde. Les salons français des XVIIe et XVIIIe siècles sont présentés comme des lieux, exceptionnels en Europe, où des femmes pouvaient briller à l’égal des hommes, et deux écrivaines marquent des étapes décisives, se suivant logiquement, dans la remise en cause des liens matrimoniaux et le progrès vers l’égalité des genres: Germaine de Staël (1766-1817) et George Sand (1804-1876). La Révolution française, dans laquelle elle voit en partie la conséquence d’une certaine dépravation morale des classes dominantes et dont elle ne manque pas de souligner les travers sanguinaires, lui apparaît surtout comme un bouleversement qui a «fait avancer le monde d’un grand pas».

Une partie de son œuvre d’essayiste et de traductrice s’accorde avec cette vision de la France comme patrie de la devise «Liberté, égalité, fraternité»: au moment où Jacob Israël de Haan dénonce les cruelles maltraitances qu’il a observées dans les prisons russes, Carry van Bruggen traduit Les atrocités dans les prisons russes du président de la Ligue des droits de l’Homme Francis de Pressensé (1913).

Autre exemple: dans Hedendaagsch fetischisme (Fétichisme d’aujourd’hui, 1925), destiné à corriger les idées reçues sur les langues et leur prétendue hiérarchie, elle étaye son opposition aux théories raciales sur Le Préjugé des races (1905) de Jean Finot. Mais son analyse ne s’arrête pas là: si Prometheus regorge de références aux classiques français, c’est précisément pour dévoiler des processus de domination et observer dans les œuvres littéraires la lutte entre principe conformiste d’autorité et principe individualiste de critique libératrice.

La volonté de comprendre qui l’anime se manifeste, dans l’ensemble de son œuvre, dans le souci d’allier l’analyse fine des phénomènes individuels à une vision d’ensemble, à la fois historique et philosophique, dont elle revendique le caractère de vérité nécessairement subjective.

Œuvres de Carry van Bruggen traduites en français:

La Maisonnette près du fossé (titre original: Het huisje aan de sloot), traduit par Neel Doff, dans Lire de l’inédit, Paris, éditions du Tambourin, 15 août 1931, p. 79-259.

Eva, traduit du néerlandais, annoté et postfacé par Sandrine Maufroy, Paris, éditions rue d’Ulm, 2016.

Extrait du roman Een coquette vrouw (Une coquette), traduit par Sandrine Maufroy et mis en ligne en janvier 2021 et téléchargeable ici.

Les femmes dans l’espace littéraire moderne, traduit du néerlandais, annoté, illustré et postfacé par Sandrine Maufroy, Paris, éditions rue d’Ulm, 2024.

Sandrine Maufroy

maîtresse de conférences à Sorbonne Université

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