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littérature compte rendu

Deux cycles poétiques de Cees Nooteboom, traducteur des éléments

27 avril 2022 6 min. temps de lecture

Auteur d’une œuvre majeure, incandescente, qui aborde tous les genres – poésie, romans, nouvelles, essais, récits de voyage– Rituels, Mokusei!, Hôtel nomade, Le Jour des morts, Perdu le paradis, Pluie rouge, Tumbas. Tombes de poètes et de penseurs (avec des photographies de son épouse Simone Sassen), Zurbarán, Lettres à Poséidon, Venise. Le lion, la ville et l’eau, … –, l’écrivain néerlandais Cees Nooteboom (°1933) délivre un saisissant recueil poétique composé de deux cycles. Intitulé L’Œil du moine, le premier présente une suite de 33 poèmes d’une facture visionnaire et hypnotique, qui dialoguent avec les morts, la mémoire des origines de la Terre, la grande aventure du temps et l’espace maritime. Le second, Adieu, sous-titré Poème au temps du virus, dont la rédaction commencée sur l’île de Minorque s’est poursuivie lors du confinement planétaire de 2020, évoque en trois parties de chacune onze poèmes le cheminement vers l’absence, la déprise, la perspective de la mort.

Poète des règnes du vivant, observateur des échos entre mondes humain, animal et végétal, entre la terre et la mer, entre les siècles, Cees Nooteboom accorde au chiffre 33 un statut transcendant, mystique, qui parcourt son œuvre (533. Le Livre des jours, les 33 chants de chacune des trois parties de La Divine Comédie de Dante…). Magnifiquement traduit par Philippe Noble (traducteur de la quasi-totalité de l’œuvre de Nooteboom et directeur de la collection «Lettres néerlandaises» d’Actes Sud), ce diptyque voit le jour après l’anthologie poétique Le Visage de l’œil1 et l’Autoportrait d’un autre2. D’un titre à l’autre, l’œil et le thème de l’altérité, de la perte de soi font retour.

Douze vers subdivisés en trois strophes, suivis d’un monostiche: c’est le dispositif des poèmes en prose des deux volets. Des méditations sur les marées, les phares, le silence et le langage des eaux qui battent les îles où Cees Nooteboom élit domicile à l’écoute des paysages, de leur géologie, de leurs habitants ailés, le premier recueil se tient comme une sentinelle dans la nuit. Une sentinelle qui enregistre ce que notre siècle ne voit plus, ce dont il se détourne: le grand ressac des disparus, le retour obstiné des morts, du fantôme du père, la vie des mots, des œuvres de l’esprit, la lecture des signes de la nature –martre, oyat, vagues, dunes, cygne… Un principe de continuité relie la maison de la littérature, des créations, de la culture et le grand cycle de la nature. Entre eux, il n’y a pas de saut comme le croit l’Occident mais une même musique secrète.

Mon frère l’abîme, ma sœur la cascade,
ma mère roselière pour la hutte, mon père lichen
sur des rochers de rouille, son père à lui, famille de poissons
forme aquatique pulmonée comme toi.

Pèlerin de la genèse des choses et des êtres, Cees Nootebom ressaisit l’étincelle qui s’étire de la matière, de la poussière d’étoiles aux âmes, de l’écriture des roches et de l’eau à l’alphabet humain. Interrogeant la disparition, l’éclipse, le pourquoi de l’existence, sa poésie se tient au centre de la question de la nomination et du pouvoir magique des noms. La rumeur des vers rejoint «la rumeur de la mer» que ce grand voyageur n’a cessé d’ausculter. Se pencher sur les mystères de la langue, c’est aussi travailler à son retrait afin de laisser l’initiative au verbe. Le poète n’est-il pas celui qui «a violé les mots», ces mots qu’on ne possède et ne maîtrise jamais, qui cheminent «hors d’atteinte»?

Par dérives sémantiques, le nom de l’île de Schiermonnikoog, joyau naturel de la Frise, paradis de la faune et de la flore, est devenu Monniksoog, «l’œil du moine». Par soulèvements oniriques, la silhouette de l’île de Minorque, où l’écrivain réside plusieurs mois de l’année, se dresse dans ces pages hantées, d’une beauté insulaire.

Les bruits de la guerre, les éboulements du jadis, l’appel du grand large, de la dernière destination scandent Adieu sous la forme d’un adieu à ceux qui ne sont plus, à un présent où percole le jadis. Et d’un adieu à soi sur lequel se clôt l’ultime poème:

J’avance à l’aveugle, pâle chien
dans le froid. Ce doit être ici,
ici je dis adieu à mon moi
et lentement ne deviens

personne.

Les dessins du peintre Max Neumann dialoguent avec des vers d’Empédocle, avec la musique de György Kurtag. L’œil descend dans le silence de la durée, dans les terres des réminiscences, des présocratiques, sur des chemins qui mènent au vide, que n’empruntent plus les amis morts, les amantes disparues. D’une guerre à l’autre, tout se répète, même si la forme qu’elles prennent change. Matelot de la poésie, Nooteboom voyage dans les plis de l’immortalité, celle d’Orion, des constellations, des anges, des créatures cosmogoniques et des chefs-d’œuvre de l’esprit, miroir des merveilles générées par les habitants ailés, à fourrure, à écailles et à plumes d’une nature dont l’écrivain est le traducteur amoureux. La sagesse de Phèdre conversant avec Socrate, de Paul Valéry écrivant sur Léonard de Vinci est sœur de la sagesse des dieux de la mer, des «rêves de la pierre», de la corneille, des bancs de sable du Wantji et du Rif sur l’île de Schiermonnikoog.

Je vole maintenant sans battre de mes ailes, homme
de vent je suis, et je vois tout en bas mon autre s’avancer,
un homme au nez baissé comme un chien vers la
terre, et moi je plane ici, entre mes dents un chant

que jamais je n’appris.

Dans l’archipel formé par les deux volets du recueil, le lecteur vagabonde, transporté par le chant des éléments, des mânes des morts, par les nano perceptions des formes qui se découpent dans l’imaginaire d’un Corto Maltese des lettres néerlandaises. Polyglotte, traducteur (de l’anglais et de l’espagnol), infatigable voyageur sillonnant le monde géographique et intérieur avec une liberté absolue, le Hollandais volant anime sa poésie du langage des pierres, des dialectes des rochers, des végétaux et des spectres dont il recueille les traces.

Dans la falaise une martre... extrait de L’Œil du moine suivi de Adieu

Dans la falaise une martre
philosophe surprise en plein penser,
elle laisse là son poème,
si bien que je l’entends.

Il parle de martres,
un thrène en chinois, du poids
de la falaise, et de la rumeur
du ressac.

Dans la baie toute proche,
coutelas du chasseur, chaumière du pêcheur.
J’apprends les signes
par cœur et les inscris

dans le sable.

Cees Nooteboom, L’Œil du moine suivi de Adieu
(titres originaux: Monniksoog et Afscheid), traduit du néerlandais par Philippe Noble, Actes Sud, Arles, 2021.

Notes
1. Paru aux éditions Actes Sud en 2016. La traduction est signée Philippe Noble (voir Septentrion, XXXV, n° 3, 2016, p. 80-82).
2. Paru aux éditions Actes Sud en 1994. La traduction est signée Philippe Noble.
VB

Véronique Bergen

écrivaine

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