Interdiction de parler le flamand! Ou pourquoi on parle aujourd’hui français dans le nord de la France
Dans l’extrême nord-ouest de la France, on trouve encore quelques personnes qui, dans leur cercle familial, parlent le «West-Vlaams» ou flamand occidental, une variante du néerlandais. Dans cet article, Jan Pekelder nous propose une version condensée d’un ouvrage qu’il a publié sur ce sujet en répondant à plusieurs questions: comment cette langue régionale est-elle arrivée là? Comment s’y est-elle maintenue pendant des siècles? Comment a-t-elle dû finalement céder le pas au français? Et enfin: comment les Flamands de France vivent-ils aujourd’hui la lente extinction de leur langue et de leur culture?
Faute de recherches sociolinguistiques récentes, il est aujourd’hui impossible d’affirmer avec certitude combien le flamand occidental de France compte de locuteurs natifs ou de délimiter précisément sa répartition géographique. Le linguiste Roland Willemyns, professeur émérite à la Vrije Universiteit Brussel, écrivait déjà il y a vingt ans que «la frontière linguistique, au sens strict du terme, n’existe plus vraiment».
Ce qu’il entendait par là, c’est que même dans les endroits où l’on entend encore du néerlandais régional, il ne subsiste que dans la bouche de personnes âgées, vivant dans de petits villages ruraux. Cette «frontière» s’étend à l’est de Dunkerque, descend vers le sud pour virer vers l’est à hauteur d’Hazebrouck, et rejoint ensuite la frontière belge près de la ville française de Bailleul.
Le déplacement de la frontière linguistique selon Ryckeboer (1997)Pour le linguiste gantois Maurits Gysseling, spécialiste de l’onomastique et auteur de plusieurs contributions de référence en lien avec la frontière linguistique, celle-ci est le reflet d’un tracé beaucoup plus ancien, datant des VIIe et VIIIe siècles, dont il a proposé une reconstitution en s’appuyant sur la toponymie de noms d’origine germanique et romane. Selon lui, cette ancienne frontière linguistique passait bien plus au sud, longeait l’embouchure de la Canche à l’ouest, traversait la région juste au sud de Béthune, puis remontait au nord-est par les environs de Lille jusqu’à Mouscron, côté belge.
On sait que le glissement de la frontière germano-romane vers le nord-ouest est lié à la progression du picard, langue parlée par une partie de la bourgeoisie des grandes villes, ce qui lui conférait sans doute un plus grand prestige. Le département du Pas-de-Calais, en particulier, a ainsi d’abord été picardisé à partir du IXe siècle, avant d’être progressivement francisé. En revanche, l’extrême nord-ouest de la région n’a jamais été picardophone: il est passé «directement» au français. Ce qui soulève la question suivante: d’où venait ce français-là?
Le français, une langue étrangère
Historiquement, pour une immense majorité de Français, le français a d’abord été une langue étrangère. Au XVIe siècle, à l’époque de l’ordonnance de Villers-Cotterêts promulguée par François Ier (1539), moins de 1% de la population maîtrisait réellement cette langue. Contrairement à ce que l’on pense souvent, cette ordonnance n’était pas tant une promotion du français qu’un coup porté contre le latin, alors langue exclusive du droit et de l’administration.
Le texte évoque le «langage maternel françois», une expression qui renvoyait très vraisemblablement aux différentes langues régionales parlées sur le territoire. L’idée était simple: rendre les jugements, procès et décisions judiciaires compréhensibles pour celles et ceux à qui ils s’adressaient. Plusieurs textes juridiques antérieurs à l’ordonnance de Villers-Cotterêts viennent appuyer cette lecture. Ainsi une ordonnance de 1490 pour la région du Languedoc mentionne-t-elle le «langage François ou maternel». Une autre de 1510 parle de «vulgaire et langage du païs», et celle de 1535 propose encore une autre formule: «en Français ou à tout le moins en vulgaire du païs où seront faits lesdits procès et enquestes».
Historiquement, pour une immense majorité de Français, le français a d’abord été une langue étrangère
Autrement dit, l’ordonnance de Villers-Cotterêts doit plus que probablement être interprétée au départ comme une porte d’entrée vers l’usage des langues régionales; ce qui n’empêchera pas, par la suite, que ce même texte soit utilisé pour justifier la répression de ces mêmes langues.
Cette politique d’unification linguistique s’intensifie sous le règne de Louis XIV, au moment des grandes conquêtes territoriales. Pourtant, même au début du XXe siècle, près de la moitié des Français avait encore une autre langue maternelle que le français. Aujourd’hui, on ne trouve sur le territoire plus aucun locuteur exclusif d’une langue régionale, ce qui ne signifie pas pour autant que tout le monde considère le français comme sa langue première. Pour ce qui est du flamand occidental parlé dans le nord de la France, on estimait encore à 50 000 ou 60 000 le nombre de locuteurs natifs au début du XXe siècle. Tous résidaient dans le département du Nord.
L'ordonnance de Villers-Cotterêts n’était pas tant une promotion du français qu’un coup porté contre le latin, alors langue exclusive du droit et de l’administration.© Archives nationales de France / domaine public
L’exemple du flamand occidental est hautement révélateur: la plupart des langues régionales que l’État français a qualifiées de «barbares» depuis Louis XIV sont aujourd’hui moribondes. Le français, langue de la cour et de l’aristocratie, s’est progressivement imposé non seulement à la bourgeoisie, mais aussi et surtout au peuple. Ce qui rend cette domination plus marquante encore, c’est que la majorité de ces langues n’étaient même pas apparentées au français, et n’ont en rien contribué à sa formation. Certaines, comme le francique mosellan de Lorraine, l’alsacien ou le flamand occidental, sont d’origine germanique. Le breton, lui, est une langue celtique. D’autres, comme l’occitan, le provençal, le catalan ou le corse, sont bien romanes, mais relèvent d’une autre branche que celle du français, et n’ont pas pu en constituer les fondations. Quant au basque, c’est un cas à part: il ne ressemble à aucune autre langue connue.
En réalité, le français s’est développé à partir du francilien, le dialecte historique de Paris et de sa région (à peine 5% du territoire national). Seules quelques langues proches, comme le picard ou le haut-normand, ont pu jouer un certain rôle dans cette évolution. Pour l’immense majorité des Français, le français a donc été la langue d’une élite lointaine, celle de la noblesse parisienne, inconnue et inaccessible au XVIIe siècle.
Dès lors, une question s’impose: comment l’État français est-il parvenu à éradiquer presque totalement ces langues régionales?
Sous Louis XIV: la langue comme instrument de pouvoir
En 1659, le traité des Pyrénées marque une étape-clé: Louis XIV et le roi d’Espagne Philippe IV s’entendent pour céder à la France une partie des Pays-Bas espagnols, notamment l’Artois et une portion du Hainaut. L’accord prévoit alors une certaine liberté linguistique: français, espagnol et flamand peuvent y être utilisés. Dans d’autres régions nouvellement rattachées, la monarchie impose activement le français. Officiellement pour des raisons administratives et juridiques, mais en réalité, c’est avant tout une question de sécurité intérieure et d’unification nationale.
En 1663, un an après le rachat de Dunkerque aux Anglais, Louis XIV impose l’usage du français aux magistrats locaux. Il demande aussi aux évêques du territoire annexé de nommer des prêtres francophones, afin que les sermons et les catéchismes se tiennent en français. Puis, en 1684, un décret oblige tous les tribunaux royaux de Flandre française à siéger en français. Ce décret provoque des protestations: beaucoup de fonctionnaires publics ne parlent pas le français. Le bas clergé et les enseignants dénoncent eux aussi une atteinte aux parlers locaux et à leur culture. Tout indique, d’ailleurs, que ce texte n’a pas été appliqué de façon rigoureuse.
À partir de la Révolution française
Après la Révolution française, les autorités tentent de mener activement une politique d’unification linguistique et de faire passer les langues régionales comme des vestiges de l’Ancien Régime féodal, des reliques à éradiquer. On parle de patois, un terme péjoratif qui désigne un parler jugé primitif, bon tout au plus pour satisfaire les besoins de base, mais incapable d’élever l’esprit, encore moins de transmettre les idées révolutionnaires.
Et pourtant, un paradoxe mérite d’être souligné: un décret du 14 janvier 1790 exigeait que les textes révolutionnaires soient traduits dans les langues régionales, afin que tous les citoyens puissent comprendre les idéaux portés par la République. Il est permis de douter de l’efficacité réelle de ce décret, tous les textes n’ayant pas été traduits, et encore moins dans toutes les langues régionales de la République.
Il n’en reste pas moins que les révolutionnaires étaient parfaitement conscients qu’une grande partie de la population française parlait une langue autre que le français. Une enquête menée en 1794 par l’abbé Henri Grégoire, membre de l’Assemblée constituante, révèle que seulement 20% des Français comprennent le français, et qu’à peine la moitié d’entre eux le maîtrisent vraiment. Ce chiffre ne dit rien, par ailleurs, du nombre de locuteurs qui avaient le français pour langue maternelle.
Durant la Convention nationale (1792-1795), Talleyrand propose un Projet de loi sur l’instruction publique. À l’article 4, alinéa 3, on peut lire que les enfants devront être instruits dans les bases de la langue française, écrite et orale. Il n’est toutefois pas encore question de faire du français la langue exclusive de l’enseignement.
Cela va changer peu après: le décret du 17 novembre 1794 impose ainsi l’usage du français comme langue principale à l’école, où les langues régionales ne peuvent être utilisées qu’à titre de soutien.
De la Monarchie de juillet aux lois Ferry (1881-1882)
Sous la Monarchie de juillet (1830–1848), on assiste à travers la loi Guizot de 1833 à une série d’assouplissements. Si on parle bien de l’enseignement du français, il n’est plus question d’enseignement en français. Les enseignants conservent une certaine liberté pédagogique. Dans les écoles primaires de Dunkerque et Hazebrouck, par exemple, des cours étaient donnés en flamand, sans que cela leur soit reproché. Les inspecteurs locaux, selon plusieurs témoignages, toléraient, voire approuvaient tacitement, cette pratique.
Sous la Deuxième République (1848-1852), la loi Falloux de 1850 reprend cette logique: on parle encore d’un enseignement des bases du français, sans imposer explicitement le français comme langue d’enseignement. Mais cette loi marque un tournant décisif: pour la première fois, chaque commune est tenue de compter sur son territoire au moins une école primaire. L’école n’est pas encore obligatoire, mais elle est gratuite, et les enfants y sont de plus en plus nombreux. C’est à l’école que, progressivement, les jeunes générations entrent en contact avec la langue française.
Sous la Troisième République, les lois de Jules Ferry (1881-1882) sonnent le glas des langues régionales.© domaine public / Wikimedia Commons
Sous le Second Empire (1852-1870), le ton se durcit. Les enseignants se voient interdire l’usage des langues régionales. L’article 29 du Règlement modèle pour les écoles publiques de 1851 est sans équivoque: «Le français sera seul en usage dans l’école. Le maître s’efforcera, par des prescriptions, par de fréquentes explications, et surtout par son exemple, de former les élèves à l’usage habituel de cette langue.» En 1853, le Conseil académique du département du Nord prend une mesure spécifique dans cet esprit, interdisant les langues locales à l’école; sauf pour le catéchisme, où une certaine tolérance est maintenue. C’est aussi en 1853 que naît le Comité flamand de France, première esquisse d’un mouvement culturel visant à préserver l’identité flamande dans le nord du pays.
La francisation avance lentement, mais sûrement. De génération en génération, elle gagne du terrain. Sous la Troisième République (1870–1940), les lois de Jules Ferry (1881-1882) sonnent le glas des langues régionales. L’enseignement reste gratuit, devient obligatoire pour les filles comme pour les garçons, et se fera désormais uniquement en français. C’est la première fois qu’une loi impose explicitement le français comme langue exclusive de l’école publique.
Un paysage riche mais divisé
Dans le nord-ouest de la France, il n’y a jamais eu de mouvement flamand au sens belge du terme: un courant structuré capable de se rattacher à la langue de culture historique parlée au nord de la frontière. Néanmoins, chaque fois que l’on a écrit en néerlandais dans cette région, cela s’est fait dans une langue dépassant les différences régionales de l’époque. Il ne pouvait en être autrement: le flamand français n’a jamais eu de version écrite, tout simplement parce qu’il n’a jamais été standardisé. Cette langue varie non seulement d’est en ouest, mais aussi parfois d’un village à l’autre.
Comment les Flamands de France perçoivent-ils aujourd’hui leur langue régionale? On peut pour partie le deviner en observant le paysage associatif local, riche mais profondément divisé. D’un côté, on trouve les particularistes: des défenseurs exclusifs de la langue et de la culture locales. Les plus fervents vont jusqu’à nier tout lien linguistique entre le flamand occidental et le néerlandais. De l’autre, les partisans du néerlandais standard, dont certains adhèrent à l’idéologie du pan-néerlandisme.
En refusant de reconnaître qu’il s’agit d’une langue régionale faisant partie intégrante de la grande famille néerlandaise, certains particularistes reprennent à leur compte l’idéologie que l’État français a perpétuée des siècles durant
Entre ces deux extrêmes, on trouve tout un éventail d’associations, souvent plus folkloriques, même si ce sont les positions les plus tranchées qui attirent le plus l’attention, notamment sur le plan politique. Et cela ne sert ni le flamand occidental ni le néerlandais standard. Les partisans du pan-néerlandisme mènent un combat idéologique d’arrière-garde. Le français est la seule langue officielle en Flandre française et rien n’indique que cela changera. La reconnaissance des langues régionales, votée en décembre 2021, ne leur confère aucun statut officiel: elle permet seulement leur enseignement.
Quant à la posture de certains particularistes, elle nuit également au flamand occidental. En refusant de reconnaître qu’il s’agit d’une langue régionale faisant partie intégrante de la grande famille néerlandaise, au même titre que par exemple le brabançon, le zélandais et le hollandais, ils reprennent à leur compte l’idéologie que l’État français a perpétuée des siècles durant. Or, la sociolinguistique est claire: le moyen le plus efficace de réduire le nombre de locuteurs d’une langue régionale, et donc de la faire disparaître, c’est de la dissocier de sa langue de culture historique. Et dans ce cas, sa «folklorisation» semble être son seul moyen de survie.
Jan Pekelder, Verboden Vlaams te spreken. Het verhaal van een Nederlandse streektaal in Frankrijk, éditions Lias, Amsterdam, 2025.
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Le traité de Courtrai, signé le 28 mars 1820, fixe la frontière entre le royaume de France et le royaume uni des Pays-Bas. Cette frontière correspond à peu près aux frontières entre l’ « actuelle Belgique », le Grand-Duché de Luxembourg et la République Française soit les frontières de 1792.
Tenter de les remettre en cause par le biais des langues régionales relève de menées subversives, destinées à introduire le séparatisme en France. D’ailleurs les traités européens concernant les langues régionales ne sont que des manoeuvres germaniques destinées à nuire à la France. Le combat pan-néerlandais ferait mieux de rendre justice au Roi Guillaume 1er des Pays-Bas en luttant plus efficacement à la réunion des Pays-Bas septentrionaux et méridionaux. Le combat pan-néerlandais devrait mener l’offensive sur la Région de Bruxelles-Capitale qui appartient effectivement au Brabant, terre thioise millénaire ! Autre lutte du combat pan-néerlandais, exiger la suppression de la dénomination « Provincie Antwerpen » pour la remplacer par « Provincie Brabant ». Quant à l’actuelle Provincie Brabant, elle deviendrait » Provincie Zuid Brabant ». Ainsi, le lien historique du Hertogdom Brabant renaîtrait de Beersel à ‘S-Hertogenbosch.
Bien à vous,
Paul Coche