Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Sophia Blyden: Espace perdu
© Sanne De Wilde
© Sanne De Wilde © Sanne De Wilde
Jeunes écrivain·es sur le travail invisible
Littérature

Sophia Blyden: Espace perdu

Dix-huit jeunes auteurs et autrices ont donné vie à des objets du XIXe siècle provenant du Rijksmuseum. Ils et elles se sont inspiré de la question suivante: que voyez-vous lorsque vous regardez ces objets en portant attention au travail invisible? Sophia Blyden a écrit un texte pour accompagner la sculpture Carità educatrice de Lorenzo Bartolini réalisée entre 1842 et 1845. «À papa, personne ne demandait comment avait été sa journée.»

Espace perdu

Entre la gazinière et mon armoire à vêtements se trouve un espace vide large de 20 centimètres, profond de 60 et haut de 80. On ne peut rien y mettre: pas d’armoire, pas de rangement, rien. En théorie, je pourrais ne pas m’en soucier. Le laisser à son état de néant négligeable. Mais puisque depuis deux ans que j’habite dans ces vingt-cinq mètres carrés, je fais toutes les semaines le tour des recycleries à la recherche de fanfreluches pour en remplir chaque tablette, recoin ou corniche, cet espace perdu vaut de l’or.

Quand il vivait à Aruba, papa était menuisier. Adolescent, il faisait du porte-à-porte avec un marteau accroché aux passants de son short en jean, à la recherche de petits travaux pour payer son repas du soir. Il était doué. News be travelling fast, et il se retrouva bientôt à construire des tables pour les cafés de Baby Beach. Les touristes posaient leurs coudes et leurs verres de bière sur un authentique «Blyden». Il travaillait dur, après l’école. Et quand il rentrait le soir, épuisé, sa mère tendait la main pour qu’il y dépose les florins qu’il avait gagnés. Quand elle était là, du moins.

La voiture de papa attend déjà au dépose-minute quand mon bus entre en gare. Mon sac posé sur la banquette arrière, moi installée à l’avant à côté de lui. Mes genoux basculés à droite pour ne pas le gêner quand il passe les vitesses. En me saluant, il m’appelle d’abord par le nom de ma mère, puis par celui de ma sœur.

– Fifine, bien sûr. Il rit.

– Salut p’pa.

À la maison, il m’emmène dans sa cabane au fond du jardin, où il est en train de monter un petit meuble de rangement de 20 centimètres de large sur 60 de long et 80 de haut. Sur l’établi, il y a ses plans. Les dimensions que je lui ai envoyées ont été biffées au crayon. Celles qu’il est venues relever en personne la semaine dernière sont inscrites sur le papier à l’encre rouge. Il me regarde, impatient d’avoir mon avis.

Je l’admire tellement. Avec sa règle en bois et sa minutie.

On n’avait pas besoin de menuisiers à La Haye dans les années soixante-dix. Grâce au neveu du frère d’une grand-tante, papa dénicha un boulot dans l’informatique. Il se recycla là-dedans. Ne se plaignait jamais. Rencontra maman.

En moyenne section, j’appris à lire toute seule avec le livre Le poisson dans le bocal, rapporté de l’école par ma sœur. La maîtresse estima néanmoins que je devais rester encore une année en maternelle. Papa protesta, ce qui me valut une après-midi de tests de niveau avec maître Cor.

– Lequel de ces cercles est le plus grand ? Une question-piège.

– Celui-ci a l’air plus grand, mais en fait ils font la même taille, répondis-je courageusement.

– Mais lequel est vraiment plus grand ? demanda le maître en fronçant les sourcils.

Quand je rentrais de l’école, papa était toujours occupé à la cuisine.

– Qu’as-tu appris aujourd’hui ?

– Qu’il n’y a pas de place pour la nuance, réagis-je ce jour-là.

À papa, personne ne demandait comment avait été sa journée. Pendant que ma grand-mère portait son petit frère sur le bras, lui sillonnait les rues avec un marteau à la place d’un parchemin.

Il traversa un océan pour transformer un espace perdu en or.

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