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littérature

L’expérience d’un traducteur et conseiller de littérature néerlandophone

18 octobre 2021 8 min. temps de lecture Passerelles entre francophonie et néerlandophonie

L’auteur n’est pas seulement un traducteur de premier plan, il a également rendu de nombreux services au monde littéraire des Pays-Bas et de la Flandre en tant que conseiller pour la littérature de langue néerlandaise aux éditions Actes Sud. Il constate une évolution lente mais positive.

La circulation des littératures au sein de l’Europe est rythmée par les salons qui réunissent professionnels et grand public (London Book Fair, Frankfurter et Leipziger Buchmesse, Salon du Livre de Paris, Foire du Livre de Bruxelles, etc.). En France, la dernière de ces «grands-messes» consacrée à la littérature de Flandre et des Pays-Bas date de 2003, il y a près de vingt ans déjà. J’ai eu l’occasion d’en tirer un premier bilan cinq ans après dans les colonnes de Septentrion. Je constatais alors que ces grands événements créaient parfois une hausse artificielle de la production de traductions et que les années suivantes on retombait à un niveau plus modeste.

J’ai l’impression aujourd’hui que la réception en France de la littérature néerlandophone n’a plus besoin de tels événements, et c’est une bonne nouvelle. Elle s’est en quelque sorte installée dans le paysage éditorial français, où elle occupe une place certes modeste, mais «normale», comme n’importe quelle autre littérature européenne.

J’en vois la preuve dans le nombre d’éditeurs publiant régulièrement des ouvrages traduits du néerlandais: aux vétérans Actes Sud, Gallimard, le Seuil, Belfond, Héloïse d’Ormesson ou Calmann-Lévy se sont joints au cours des dix dernières années Grasset, Les Presses de la Cité, Stock, Buchet-Chastel, Philippe Rey, et d’autres que j’oublie. Le nombre des auteurs traduits a fortement augmenté et les genres se sont diversifiés (thrillers, romans graphiques, non-fiction).

Un autre phénomène récent est la concurrence parfois acharnée entre ces éditeurs pour l’acquisition d’un titre – concurrence que leurs confrères d’Amsterdam, en excellents vendeurs, savent très bien aiguiser. Il arrive même qu’un éditeur «pique» un auteur de langue néerlandaise à un concurrent, phénomène naguère encore impensable. Les institutions officielles néerlandaise et flamande qui soutiennent le monde du livre – le Nederlands Letterenfonds (Fondation néerlandaise des lettres) et Flanders Literature – ont très bien accompagné ce mouvement par une politique intelligente d’invitations d’éditeurs français, d’information ciblée et de rencontres avec les auteurs. Elles ont su motiver ainsi une nouvelle génération de jeunes éditrices, qui font parler d’elles aujourd’hui.

Surprises et déceptions

L’intérêt du public, lui, est variable. Mais à la faveur d’un de ces festivals à rayonnement régional dont la France est particulièrement riche (je songe à la Comédie du Livre à Montpellier en 2018), j’ai vu des salles bondées écouter avec attention Anna Enquist ou David Van Reybrouck1. La venue à Paris de Cees Nooteboom pour présenter un nouveau livre, même s’il s’agit de poésie, est un événement médiatique.

Comment s’explique le succès de tel auteur, plutôt que de tel autre? Pourquoi achète-t-on ce livre-ci plutôt que celui-là ? Je me pose ces questions depuis quarante ans, sans y avoir trouvé de réponse à ce jour. Des confrères et amis néerlandais ou flamands m’ont souvent dit: «voilà un bouquin que va plaire aux Français, l’histoire se passe à Paris et ça parle d’eux.» J’ai toujours essayé (parfois en vain) de les détromper. Je ne crois pas du tout qu’il suffise de parler au lecteur de ce qu’il connaît pour l’intéresser. Cela aurait plutôt tendance à l’ennuyer.

Vers 1970, qui aurait prédit un tel avenir aux lettres de langue néerlandaise en France?

L’inverse n’est d’ailleurs pas vrai non plus: présenter aux Français une société inconnue ne les passionnera pas forcément, sinon L’Échelle de Jacob de Maarten ’t Hart ou L’Homme de l’eau d’Arthur van Schendel (1874-1946), romans situés tous deux dans un microcosme calviniste des plus exotiques, auraient fait un tabac.

Vivant moi-même depuis trente ans hors de France, je suis très mal placé pour appréhender l’univers mental et culturel de mes compatriotes aujourd’hui. Bien sûr, le regard porté sur une œuvre diffère d’un pays à l’autre, comme l’indique le succès très variable de certains auteurs: Kader Abdolah est une star en Italie et en Bosnie, mais la traduction de son œuvre en français ou en anglais est actuellement au point mort. Cependant, malgré l’obsédante résurgence des «identités» ethniques ou nationales dans la perception du public depuis vingt ou vingt-cinq ans, j’ai tendance à croire que la sensibilité des lecteurs est un peu partout la même en Europe de l’Ouest.

Il me semble que le lectorat d’aujourd’hui réagit surtout à de grands phénomènes transnationaux qui balaient toutes nos sociétés: me too, Black lives matter, la culture LGBTQ++ et bien sûr la pandémie. Certains éditeurs français sont aujourd’hui désespérément à la recherche de livres woke et d’expériences de vécu transgenre. (Et la production néerlandaise actuelle leur en fournit volontiers.)

Parfois, un livre arrive à point nommé pour profiter d’une de ces tendances et connaît un succès que l’on n’attendait pas. C’est ce qui se passe en ce moment avec le petit recueil d’Odes de David Van Reybrouck. Ces chroniques écrites entre 2015 et 2018 au gré des pérégrinations et des humeurs de l’auteur ont certes un grand pouvoir de séduction, notamment par leur éclectisme et leur désarmante sincérité, mais elles n’égalent sans doute pas en intérêt les essais de réflexion politique ou les ouvrages d’histoire du grand intellectuel flamand.

Cependant, le public français leur fait fête, parce qu’elles rayonnent de joie de vivre et d’acceptation des vicissitudes, à un moment où les esprits sont encore dominés par l’expérience de l’épidémie avec son cortège d’angoisse et de nécessaire, mais pénible coercition. La personnalité solaire et bienveillante de l’écrivain, qui éclate lors de ses passages dans les médias, fait le reste. Le succès d’Odes est une heureuse surprise, mais aurait-on pu l’anticiper? Non: l’expérience m’a appris qu’il n’existe aucune recette de succès.

On ne peut compter sur rien, ni sur l’importance ou l’originalité du thème, ni sur la qualité d’écriture de l’original, ni sur l’exactitude et l’habileté de la traduction. Il n’y a pas de «livre idéal» du point de vue de la diffusion à l’étranger. L’activité d’édition ressemble à un jeu de hasard. Comme il y a d’heureuses surprises, il y a d’amères déceptions. Les secondes sont plus nombreuses que les premières, mais il en est deux qui me sont restées en mémoire. En 2004, j’ai publié L’Enfant-ombre, traduction de Schaduwkind de Frans Thomése, évocation poétique de la perte d’un petit enfant, pleine de retenue et d’une extraordinaire justesse de ton. Aucun écho. Explication de l’éditeur: les gens n’aiment pas les sujets tristes. Vraiment? Cela valait-il aussi du temps de Madame Bovary ou d’Anna Karénine?

En 2012 paraissait La Maison engloutie, traduction française de Caesarion de Tommy Wieringa, publié trois ans plus tôt aux Pays-Bas et que je tiens pour l’un des meilleurs romans néerlandais des quinze dernières années. Salué d’un article enthousiaste, mais bien isolé, dans Le Figaro, le livre a sombré corps et biens. Il ne le méritait vraiment pas. Qu’on ne s’y méprenne pas: je n’instruis pas du tout le procès de la critique littéraire. À quelques exceptions près, les livres venus de Flandre et des Pays-Bas bénéficient de la même attention médiatique que le reste de la littérature étrangère. Mais -autre leçon que les ans m’ont apprise- une «bonne presse», si elle est indispensable, ne suffit pas à assurer le succès public d’un livre. Arnon Grunberg jouit en France, comme ailleurs, d’une grande notoriété, mais celle-ci ne rejaillit pas sur la vente de ses livres, pourtant salués chaque fois comme des événements par la critique.

Il faudrait plus d’ambition

Suis-je en train de dresser un constat d’échec? Pas du tout. Malgré ces obstacles et ces mécomptes, les lettres néerlandophones sont bien présentes en France, leur diversité se manifeste clairement à travers les auteurs et autrices traduit(e)s, et il n’y a aucune raison de penser que cette situation n’est pas destinée à perdurer. Il faut surtout se rappeler qu’il y a cinquante ans, elles étaient presque absentes de notre paysage éditorial.

Le chemin parcouru est immense. Mais c’est aussi une source de faiblesse: la tradition est trop récente. En traduction, la littérature d’expression néerlandaise est un phénomène sans passé. Il existe aujourd’hui d’excellents programmes comme Schwob, qui permettent de faire revivre des auteurs oubliés du XXe siècle et de fait on voit reparaître des ouvrages de Carry van Bruggen (1881-1932), Ida Simons (1911-1960) ou Dola de Jong (1911-2003).

Mais il faudrait pour le néerlandais un programme plus ambitieux, remontant jusqu’au XIXe siècle et peut-être au-delà. Il est inconcevable qu’on ne puisse lire en français des classiques comme Woutertje Pieterse de Multatuli (1820-1887) ou Kees de jongen de Theo Thijssen (1879-1943). Cela viendra peut-être: vers 1970, qui aurait prédit un tel avenir aux lettres de langue néerlandaise en France?

1) Il faut saluer ici l’inlassable engagement de Margot Dijkgraaf, qui promeut la présence d’auteurs néerlandais dans toutes sortes d’événements littéraires à Paris et en province, et a obtenu ces dix dernières années d’excellents résultats.

Noble Philippe

Philippe Noble

traducteur littéraire - conseiller pour la littérature de langue néerlandaise aux éditions Actes Sud

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