Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Publications

Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Le nu masculin: corps montré mais rarement érotisé
La vie sexuelle des Plats Pays
Arts

Le nu masculin: corps montré mais rarement érotisé

Le nu masculin le plus célèbre de l’histoire de l’art est le Christ sur la croix. Non seulement Jésus souffre-t-il, mais son pénis est toujours pudiquement caché par un périzonium. Cette image n’a pas pour but de susciter une excitation érotique. Tandis que les musées regorgent de nus féminins, comment se fait-il que le nu érotique masculin soit quasi absent de l’art visuel moderne, y compris dans les Plats Pays?

Mes parents sont nés à la veille de la Deuxième Guerre mondiale; imaginez donc l’âge qu’ils avaient lorsque la révolution sexuelle a éclaté. Ils étaient tous deux issus d’une famille bourgeoise de la classe moyenne inférieure dans laquelle l’art ne jouait aucun rôle, et la religion d’autant plus. Dans les années 1970, ils se sont enrichis et ont commencé à acheter de l’art: des dessins et des céramiques. J’ai récupéré l’un de leurs premiers achats lorsque nous avons vidé la maison parentale: c’est une petite figure féminine nue, sous une rangée de pommiers, avec au premier plan une femme qui la regarde. L’artiste néerlandaise Ans Wortel (1929-1996) avait intitulé sa gouache de 1974 sóms benijd ik degenen die op der luie kont in ’t bos zitten… (Il m’arrive d’envier celles qui glandent sur leur cul paresseux dans le bois...) et avait écrit ce titre sous le tableau dans une écriture à volutes. Cela me faisait bien rire quand j’étais enfant.

Selon la critique d’art José Boyens, le thème principal de Wortel est la «vulnérabilité des êtres humains» ainsi qu’un «désir involontaire» de l’«amant», mais j’y voyais surtout – et j’y vois encore– une personne simple, amoureuse de la nature, se tenant sous un pommier, une scène susceptible d’attirer notre regard à tous. Pour Wortel, la nudité représente la liberté et le «cul paresseux», mais il n’aura pas fallu longtemps avant que le corps nu soit de nouveau recouvert de la complication des trois siècles précédents ou, au contraire, qu’il soit entièrement sexualisé, dans ce qu’on pourrait appeler la pornification de l’art.

À la même époque, les collègues artistes masculins d’Ans Wortel aimaient eux aussi s’adonner aux libertés apportées par la révolution sexuelle. La période de l’expressionnisme abstrait des Pays-Bas venait à peine de s’achever lorsque Aat (Aatje pour les intimes) Veldhoen (1934-2018) commençait à vendre ses dessins dans son vélo cargo à Amsterdam. Mes parents lui ont également acheté un dessin (Veldhoen IX ’64): un couple (marié?) assis sur un canapé, serrés l’un contre l’autre. L’homme à la barbe drue, au jean noir et à la chemise débraillée regarde le spectateur en face. Du bras gauche, il tient la femme de manière possessive tandis que celle-ci laisse reposer son menton sur l’épaule de l’homme, détournant son visage. La femme est nue. Cette nudité n’a rien de simple, rien de libre. Mais ça, je ne le comprends qu’aujourd’hui, cinquante ans plus tard. Je décide que ce dessin-là ne viendra pas garnir les murs de ma maison.

En parcourant l’art des dernières décennies, je me rends compte du nombre incalculable de femmes (à demi) nues que j’ai vues: les musées et les galeries regorgent de seins, de vulves... Des nus, en veux-tu en voilà: rien que des femmes –ou presque. À quel moment la nudité devient-elle érotisme?

Hans Hovy (°1953) réalise en albâtre et en stéatite des objets d’art semi-abstraits qui respirent le sexe. Une de ses séries s’intitule The World of Sodom and Gomorra, une autre Licking / Wanting, où vulves et pénis ressemblent à des bonbons érotiques. Le sujet de Hovy n’est ni la femme nue ni l’homme nu, mais le sexe lui-même. Il ne jette absolument pas son propre corps dans la mêlée, comme le fait Liliane Vertessen (°1952), qui se photographie dans des poses érotiques, tantôt dans un rôle de séductrice, tantôt d’objet sexuel ou de prostituée. L’homme fait du sexe un art, la femme fait de son propre corps un art. Comment expliquer cette différence?

Fascination, dégoût, dénonciation?

L’artiste belge Danai Anesiadou (°1975) illustre avec force la gêne que suscitent la sexualité et le corps féminin. Elle avait huit ans lorsque ses parents grecs ont quitté l’Allemagne pour s’installer à Roulers, elle a étudié à Gand et aujourd’hui, elle mène sa carrière internationale depuis Bruxelles. Anesiadou presse des dizaines d’objets apparemment collectés au hasard dans des moules époxy translucides en forme de piliers, de corps, de toiles: appareils électroniques, couverts, objets en fer, aliments et emballages en plastique, et même des godemichés et des chaînes en fer. Une série d’affiches de films recouvertes d’objets par l’artiste clarifie sa démarche et y donne du sens. Elle a ainsi décoré une affiche du film Le Corps de Diane avec des volutes en fer. Ce film, avec Jeanne Moreau dans le rôle principal, confond féminicide et amour: un homme devient fou de jalousie et assassine la femme qu’il dit aimer. Aujourd’hui, un tel acte est clairement perçu comme un féminicide.

L’affiche du film Les Fruits de la passion, où on voit une femme enchaînée sur le point de fondre en larmes sous un éventail de dames SM entourant Klaus Kinski, a été dotée par Anesiadou d’une grille en fer et de bandes d’époxy pourvues de chaînes et de crochets. Une petite recherche m’apprend que le film en question relate l’histoire d’un riche Anglais d’âge avancé, joué par Kinski, qui emmène en Chine une jeune fille d’Europe de l’Est nommée O. Pour mettre son amour à l’épreuve, il exige d’elle qu’elle se prostitue dans le bordel local et qu’elle se soumette à tous les désirs des clients, sous peine d’être privée de nourriture et de salaire. Ce film, qui fait suite à Histoire d’O (1975, année de naissance d’Anesiadou), est un exemple d’école de l’assujettissement sexuel total du corps féminin à un homme qui le domine de manière sadique: une dérive répréhensible de la révolution sexuelle, celle-là même qui a poussé mes parents à acheter des œuvres d’Ans Wortel et d’Aat Veldhoen.

D’autres œuvres de Danai Anesiadou – comme un dispositif énervant qui ressemble à une plaque de refroidissement de croque-mort sur laquelle des sacs d’objets et de nourriture sont apparemment écrasés sous des images en miroir de films pornographiques– témoignent également de sa fascination pour la perversion. Mais s’agit-il bien de fascination? Ou faut-il y voir du dégoût, une accusation? Veut-elle dire que c’est ce que le porno fait à la matière, au corps féminin dans l’art? Anesiadou est trop bonne artiste pour ne pas laisser au spectateur le soin de répondre à ces questions.

Les autoportraits d’Arié Mandelbaum

Au Musée juif de Belgique à Bruxelles, je tombe sur un nu masculin, un autoportrait en pied, grandeur nature, avec beaucoup de rouge. Derrière le corps est peint un cadre bleu, fenêtre ou miroir reflétant l’atelier de l’artiste, des à-plats bleu-rouge, comme une vue en profondeur. Une simple chaise pliante blanche permet de se faire une idée des proportions du corps. La main gauche de l’homme repose sur sa cuisse droite et, dessous, on découvre, au repos, un beau pénis qui semble peint à l’aquarelle mais l’est en réalité à l’acrylique.

Dans la même pièce sont accrochés deux autres autoportraits nus d’Arié Mandelbaum (°1939), l’un montrant l’artiste âgé se penchant pour enfiler un bas à jarretière, l’autre sur lequel il a représenté son corps de face, vulnérable, tout en taches et stries rouges. Une quatrième œuvre représente trois hommes, deux sont nus sous la douche, un troisième semblant se masturber. Malgré le geste masturbatoire, il n’est pas question de luxure ou de séduction, ni de la part des personnages, ni du spectateur, mais plutôt d’une grande vulnérabilité.

Les nus de Mandelbaum sont émouvants. Ses autoportraits tachetés n’ont rien d’érotique, pas plus que le corps à moitié nu et ensanglanté du Christ que sa mère, Marie, tient dans ses bras dans un tableau de Roger de la Pasture (Rogier van der Weyden). Dans les taches rouge douleur de Mandelbaum, je vois le même sang que celui qui coule des blessures de l’homme que l’on vient de descendre de la croix, bien que Jésus n’ait sans doute pas été une référence dans l’histoire de la famille juive de Mandelbaum. Toutefois, la représentation du Christ est pour chaque artiste un exemple iconographique de l’histoire de l’art. Jamais Jésus ne respire le sexe; aucun spectateur ne doit être séduit érotiquement. Si le Christ est nu, c’est qu’il souffre. De plus, je n’ai jamais vu son pénis.

Liberté

Si le corps nu d’un homme représente la douleur, pourquoi le corps nu d’une femme représente-t-il l’érotisme? Depuis quand avons-nous oublié que le corps d’une femme relève avant tout de la nature, et n’est pas un objet sexuel? Ne m’accusez pas de pudibonderie, j’aime le sexe, je suis hétérosexuelle et bien consciente que les images peuvent susciter des stimuli érotiques. Je sais aussi que les hommes et les femmes ont le même besoin de sexe et peuvent en tirer le même plaisir. Comment se fait-il alors que dans l’art moderne, seul le corps des femmes est généralement utilisé pour susciter le désir sexuel, rarement celui des hommes? Je parle d’art, pas de pornographie: je ne me suis jamais intéressée à cette dernière. Or le porno, justement, a pénétré profondément dans l’art, généralement sans remise en question.

Cette remise en question, Melanie Bonajo (°1978) s’y attelle. En 2019, Bonajo a réalisé une performance avec trois femmes nues et un arbre; le résultat est visible dans les œuvres Trustingingeling et Tree Love. Les femmes se contorsionnent sur, autour et sous l’arbre dans des poses érotiques. Pour Bonajo, peu importe que les hommes regardent l’œuvre de manière pornographique. L’artiste, qui se présente comme non genrée et est par ailleurs sexothérapeute, est une représentante du New Intimacy Movement (Nouveau mouvement de l’intimité), qui se concentre sur l’intimité et le contact avec notre propre corps, ainsi que sur la «réappropriation de notre corps en tant que lieu sûr». Pour le pavillon néerlandais de la Biennale de Venise 2022, Bonajo a réalisé le film When the Body Says Yes, qui met en scène des personnes nues qui s’étreignent et que le public peut regarder, vautré sur des piles de coussins.

Pour Bonajo, les parcs, les arbres et les forêts peuvent posséder une forte charge sexuelle, et la terre peut être un amant. L’objectif suprême de Bonajo est la liberté. Dans une interview accordée au magazine Vice, Bonajo déclare que la liberté sexuelle des femmes effraie «les personnes socialisées en tant qu’hommes» et «les femmes qui ont intériorisé le patriarcat» et, en fait, «toute personne qui pense bénéficier d’une structure dans laquelle les hommes détiennent le pouvoir, pouvoir auquel toutes les autres personnes sont en principe soumises». Une femme sexuellement libérée menace cette structure parce qu’elle est indépendante, estime Bonajo. On dirait que Bonajo, désormais armé∙e du langage radical de la nouvelle génération d’artistes, continue là où Wortel s’est arrêtée.

même Google ne pense pas à un homme quand on lui soumet l’association art + pénis, mais à une femme nue qui doit représenter ce pénis en position d’érection

Les femmes artistes se réapproprient leur corps et font du corps féminin un sujet –oui, sujet et non objet. Pourquoi les artistes masculins d’aujourd’hui ne montrent-ils pas des hommes nus, séduisants et érotiques pour les femmes? Je ne vois guère d’hommes qui exhibent leur propre corps comme un objet de convoitise ou qui, justement, sont en proie avec une telle image. Pire: je ne vois quasi jamais d’hommes nus, sauf en vrai. Bien entendu, il y a des exceptions, comme le dessin d’Aat Veldhoen représentant un homme en érection (1964) et la photo d’Erwin Olaf Squares, Joy (1983), où l’on voit un homme tenir une bouteille de champagne qui gicle à la manière d’une éjaculation. C’est après avoir découvert le travail du photographe new-yorkais Robert Mappelthorpe qu’Olaf a commencé à photographier, dans les années 1980, des garçons du milieu gay dans lequel il évoluait. Plus tard, il a photographié également des femmes nues, notamment dans des situations de bondage.

Mais des décennies plus tard, à l’époque où l’homme nu semble avoir été réduit à son état vêtu, lorsque je recherche cette photo sur internet avec les mots «photo art homme pénis champagne», je tombe presque aussitôt sur une photo artistique de Kate Moss à moitié nue et sur une photo de nu à la David Hamilton du mannequin ukrainien Milla Jovovich tenant un pot de peinture devant son sexe. Ainsi, même Google ne pense pas à un homme quand on lui soumet l’association art + pénis, mais à une femme nue qui doit représenter ce pénis en position d’érection.

Je referme mon ordinateur portable et regarde avec tendresse l’art écoféministe qui considère la nudité comme la forme ultime de la liberté, la créature humaine nue sous le pommier d’Ans Wortel, et j’envie alors «celles qui glandent sur leur cul paresseux dans le bois».

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
S’inscrire

S’enregistrer ou s’inscrire pour lire ou acheter un article.

Désolé

Vous visitez ce site web via un profil public.
Cela vous permet de lire tous les articles, mais pas d’acheter des produits.

Important à savoir


Lorsque vous achetez un abonnement, vous donnez la permission de vous réabonner automatiquement. Vous pouvez y mettre fin à tout moment en contactant emma.reynaert@onserfdeel.be.