L’héritage du verticalisme de Luc Peire au Peiremuzee
Après le Permekemuseum, Mu.ZEE, le musée d’art contemporain et moderne d’Ostende, s’est enrichi d’un second musée monographique: le Peiremuzee à Knokke-Heist. Il est dédié à l’œuvre de l’artiste belge de renommée internationale Luc Peire (1916-1994), icône du verticalisme.
Un peu perdu au milieu des maisons ordinaires du vieux centre de Knokke-Heist se trouve un secret bien gardé: la résidence d’artiste unique du peintre Luc Peire. Ce bâtiment est l’un des exemples les plus importants du modernisme abstrait en Belgique.

© Peiremuzee
Nous nous rendons au 62 De Judestraat. La maison côté rue a été transformée récemment en un espace d’exposition moderne. Au premier étage se trouve la «chambre forte», un dépôt d’archives fonctionnel pour les tableaux de Peire. En jetant un coup d’œil au jardin, on découvre au fond le petit bungalow confortable où l’artiste vivait et travaillait. Et dans ce jardin japonisant se dresse non seulement l’une des installations architecturales de Luc Peire, mais aussi un poirier («peire» signifie poire en flamand occidental), qui veille d’un œil bienveillant sur cette oasis de paix et de sérénité.
Expression verticale et liaisons
Après avoir étudié l’art à Bruges et à Gand, Luc Peire entre à l’académie d’Anvers, où il est fortement influencé par deux professeurs: Gustaaf van de Woestijne et Constant Permeke. Aussi Peire peint-il dans un premier temps dans un style expressionniste et s’inspire-t-il surtout des polders flamands, où il vit dans une ferme avec Rik Slabbinck.
Avec ce même Slabbinck, il rejoindra après la Seconde Guerre mondiale La Jeune Peinture Belge, un mouvement d’innovation bruxellois qui promeut l’art belge en Belgique et à l’étranger avec le slogan «Servir l’art belge vivant, sans préjudice d’école et de tendance».

© Peiremuzee
Au cours d’un voyage qu’il effectue en 1947 en Italie et en Sicile, il tombe sous le charme des fresques de la Renaissance, qui influenceront fortement sa compréhension de l’agencement spatial, de la composition et de la monumentalité. Après des séjours en Espagne, au Maroc et aux Baléares, Peire épure encore son langage visuel figuratif et réduit la représentation à l’essentiel.
Un voyage d’études au Congo belge et un séjour aux îles Canaries annoncent une phase d’abstraction encore plus poussée. Les «sujets» –humains ou objets– de Peire perdent alors tous leurs détails individuels. L’accent est mis sur les formes, les plans et les lignes, et sur leurs relations mutuelles. Désormais, l’œuvre de Peire sera dominée par «l’Humain» et «l’Espace» abstraits et universels. Dans son atelier et sa maison, les masques et les souvenirs de l’ancienne colonie belge occupent toujours une place de choix. Quelques croquis, clairement influencés par «l’école de Kinshasa», illustrent bien le passage de la figuration debout et de l’anecdotique au «line art» qui a fait la renommée de l’artiste ouest-flamand.

© Peiremuzee / Yvan Mahieu
En 1953, à Tenerife, Peire se lie d’amitié avec le peintre surréaliste et critique d’art Eduardo Westerdahl, qui écrira sa première monographie. L’architecte Alberto Sartoris jouera également un rôle essentiel dans la pratique artistique de Peire et dans sa recherche de liens avec d’autres formes d’art.
Pour bien connaître l’œuvre de Peire, il est essentiel de se pencher sur ses rencontres et collaborations avec d’autres artistes. Autre exemple : après avoir rencontré Victor Servranckx et Michel Seuphor lors d’un séjour à Paris pendant l’hiver 1954-1955, Peire réalisera des dessins au crayon noir et blanc et des «graphies», une forme d’art atypique dans laquelle des plans noirs sur une surface dure, parfois translucide, sont rythmiquement divisées par des lignes et des rayures gravées. La forme omniprésente du «verticalisme» avait atteint son apogée.
Peire envisageait de relier toutes les formes d’art et plaidait avec passion pour l’intégration de l’art moderne dans la société. L’art devait devenir accessible et visible pour tous et faire partie d’un concept urbanistique et architectural plus large. C’est mû par cette ambition qu’il organisera en 1957, avec K.N. Elno, l’exposition très remarquée Esthétique d’aujourd’hui/Vormen van Heden au Casino de Knokke.

© Peiremuzee
Cette expo deviendra un hommage à l’art abstrait en symbiose avec l’architecture (d’intérieur) de noms aussi retentissants que Mies van der Rohe et Florence Knoll. Comme l’écrivait à l’époque un critique, les «organisateurs […] ont voulu montrer comment l’espace est organisé par les artistes de notre temps, comment le plasticien d’aujourd’hui dégage un esprit que nous retrouvons dans les usages qui nous entourent, et vice-versa. Autrement dit: la rencontre entre l’objet fonctionnel et l’œuvre d’art non utile, entre le design industriel et l’art, entre l’art tout court.»
Luc Peire a aussi réalisé de nombreux projets dans l’espace public, comme Muur Relief 68 pour la banque Van Breda dans la commune anversoise de Borgerhout, le Teken pour l’hôpital universitaire Gasthuisberg à Louvain et son intégration murale dans la station de prémétro Albert Iᵉʳ à Bruxelles. Depuis, cette dernière œuvre a cependant été enlevée pour céder la place à la construction d’une nouvelle ligne de métro.

© Peiremuzee
Le modèle de l’«art optique» rythmé a culminé dans les «environnements» vertigineux de Peire, dont l’un peut être visité à Knokke. Dans un espace clos tapissé de miroirs, le spectateur tombe pour ainsi dire dans l’infini. Il est englouti et cerné par l’œuvre d’art et ne fait plus qu’un avec elle. La citation de 1967 à côté de l’installation exprime peut-être le mieux la vision artistique de Peire:
l’homme vit debout
pour moi, la verticalité c’est la vie
depuis des années elle est
partie intégrante de mon œuvre
ma recherche c’est l’espace
l’espace –la non-limitation
dépasser la mesure du tableau
à la verticale
atteindre à la verticale infinie
à l’espace illimité
pour celui qui reçoit mon message
qu’il voit mon œuvre
qu’il y entre
qu’il en soit environné
qu’il y soit seul
sans aucune présence sans aucun monde
sinon le mien
vide de tout sauf de lui-même
flottant, sans appui ni limite
verticalisme –espace
qu’il soit lui dans le monde que je crée
élévation pour l’un gouffre pour l’autre
mais seul dans mon environnement
rien ne bouge –ni jeu ni spectacle
silence recueillement
dans la confrontation ou la communion
du vide ascensionnel
De la Fondation au Muzee
En 1996, peu après le décès de Luc Peire et de son épouse Jenny, une fondation a été créée selon leurs souhaits. Elle devait promouvoir l’œuvre de l’artiste et entretenir la maison et l’atelier. Fin 2024, la fondation a été cédée – pour des raisons financières notamment – au MuZEE d’Ostende.
La figure centrale et premier président de la fondation était le promoteur immobilier et collectionneur d’art Roland De Brock (1935-2012). L’exposition temporaire Linéarité, qui se tient jusqu’à la fin juin 2025, s’attarde sur l’amitié unique entre Peire et De Brock et sur le résultat de leur collaboration.

Roland De Brock, fondateur du studio d’art contemporain Exagon, rencontre Luc Peire lors de l’exposition Esthétique d’aujourd’hui/ Vormen van Heden. Non seulement il collectionnera les œuvres de Peire, mais il coordonnera aussi la construction de son bungalow à Knokke. La correspondance exposée montre l’implication étroite de De Brock dans la réalisation de cette maison et l’achat de la sculpture de l’artiste espagnol Josep Maria Subirachs qui se trouve dans le jardin devant l’atelier.
De Brock contribuera également à la réalisation de plusieurs projets d’intégration et dirigera, avec son épouse, l’exposition solo de Luc Peire à la Biennale de Venise de 1969, qui sera très bien accueillie. Sous la supervision de De Brock, le site de Knokke deviendra un chef-d’œuvre architectural qui complètera parfaitement l’œuvre de Peire.

© Peiremuzee
Linéarité présente également plusieurs peintures de Luc Peire soigneusement sélectionnées parmi la collection De Brock: des œuvres chaleureuses comme Lyriek (1959) ou des toiles géométriques et épurées telles que Gandolfiero (1963), autant d’œuvres de premier ordre.
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