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histoire, société

Le musée-compromis : l’Africamuseum de Tervuren, une décolonisation réussie?

Par Kisa Magendane, traduit par Willy Devos
23 mai 2019 12 min. temps de lecture En mode musée

Récemment, le musée royal d’Afrique centrale, aujourd’hui «Africamuseum», de Tervuren a rouvert ses portes. Dans quelle mesure la tentative de décolonisation est-elle une réussite? L’auteur du présent article, écrivain amstellodamois d’origine congolaise, est allé se rendre compte. Il est parti avec des sentiments mitigés.

Un dimanche après-midi. Le tram 44, bondé, quitte Bruxelles-Montgomery en direction de Tervuren. Pendant le trajet, je contemple des villas majestueuses dans la périphérie de Bruxelles. Le tramway parcourt assez vite une zone où on voit uniquement des arbres. Pas le moindre bruit d’autos, d’êtres humains ni de chiens. Il y a quelque 120 ans, le roi de Belgique Léopold II a décidé qu’on devait traverser cette zone de sérénité, en dehors de toute l’agitation urbaine, pour visiter son imposant musée consacré au Congo.

Simultanément avec l’Exposition universelle de 1897 à Bruxelles, Léopold II voulait aussi organiser une exposition coloniale à Tervuren. Le monde entier – et plus particulièrement le monde des entreprises – aurait ainsi l’occasion de découvrir les potentialités économiques que présentait le dénommé “État libre du Congo”. Cette exposition coloniale faisait évidemment abstraction de la souffrance et du sang qui allaient de pair avec la réalisation du rêve colonial du souverain belge. Le musée royal de l’Afrique centrale a fermé ses portes pendant cinq ans pour permettre une restauration approfondie. Depuis sa réouverture, il s’appelle AfricaMuseum. En plus de cette rénovation, le musée s’est aussi proposé de se renouveler sur le plan du contenu. Le racisme datant de l’époque coloniale devait passer à la poubelle.

Je me demande dans quelle mesure cette rénovation portant sur le contenu est réussie. Je me pose en outre la question de la pertinence d’un tel AfricaMuseum en l’an 2019. Un festival? Le tram arrive un peu à l’écart du centre de Tervuren.

Le
portail d’accès à l’AfricaMuseum
s’aperçoit d’emblée depuis la
station terminus abandonnée. «Entrance» lit-on à l’entrée
mégalomane qui fait plutôt penser à l’entrée d’un festival.
Suis-je venu à un festival? Je me le demande, parce que j’ai
remarqué que, comme moi, presque tous les passagers du tram se
dirigent vers le musée rénové. Cela a dû se passer ainsi lors de
l’Exposition universelle en 1897. L’actuelle ligne 44 fut
spécialement aménagée comme navette pour amener des milliers de
visiteurs à Tervuren puis les ramener à Bruxelles.

Ayant
franchi la nouvelle entrée du musée dans une file de plusieurs
centaines de visiteurs – toujours l’impression d’un festival -,
je vais déposer mes affaires dans un casier de la salle-vestiaire.
J’y vois des enfants parlant avec leurs parents, en néerlandais et
en français. L’AfricaMuseum
en tant que symbole d’union, dirait-on. Dans
le long et impressionnant corridor souterrain, une pirogue de bois,
longue de 22,5 mètres. «Tout passe sauf le passé», lit-on dans
les trois langues officielles de la Belgique et en anglais sur le mur
blanc du côté droit du hall. Le plafond
aussi est blanc. Les lampes réfléchissent
de la lumière blanche sur le sol et sur les murs blancs. On se
croirait arrivé dans un établissement psychiatrique ou une
clinique. On entre ici pour se plonger pendant quelques heures dans
l’héritage de l’histoire coloniale, pour s’en émerveiller, et
on rentrera chez soi comme un homme nouveau imprégné de vues
nouvelles.

Le
consensus plus fort que la justice ?

La
première collection se compose de sculptures réalisées notamment
par l’artiste britannique Herbert Ward (1863-1919). Plusieurs rôles
sont représentés: un sculpteur sur bois en train de créer un être
humain; un chef de tribu tenant une lance; un vieillard faisant du
feu à l’aide d’un bâtonnet.

La
sculpture la plus frappante est celle de l’aniota, le soi-disant
homme-léopard, de Paul Wissaert (1885-1951), réalisée à la
demande du ministre belge des Colonies. Elle montre un homme masqué
revêtu d’une peau de léopard qui, couteaux acérés en mains,
menace sa victime. Un texte sur le mur précise: de 1908 à 1960, le
musée a été financé par le ministère des Colonies. Cela se
reflète dans la sélection de la présentation des objets exposés.
Le musée a joué de la sorte un rôle important dans l’image qu’on
s’est faite de l’Afrique et des Africains ainsi que dans la
glorification de la colonie et de ses fondateurs. Les visiteurs
passent assez rapidement devant ces sculptures dans ce qui est
probablement la plus petite salle du musée. Le
malaise est sensible partout. Certains
aspects de cette image persistent toujours, comme le précise le
texte sur le mur. Ces sculptures faisaient précédemment partie de
l’exposition permanente mais n’y seraient plus à leur place
maintenant.

Que ces statues jadis si importantes soient ainsi rassemblées dans une petite salle et pour ainsi dire désavouées est le résultat de la réorganisation. Celle-ci est évoquée sur la paroi de la petite salle par un tableau de l’artiste congolais Chéri Samba. On y voit deux groupes à la lutte de traction à la corde. D’un côté des Congolais sont en train de sortir l’homme-léopard du musée. Ils veulent se débarrasser de la sculpture parce qu’elle reproduit une image négative d’un Congolais terrifiant, cannibale et assoiffé de sang. De l’autre côté les collaborateurs du musée veulent précisément faire entrer l’homme-léopard au musée, car ils ne peuvent accepter que cette sculpture n’y soit plus exposée. C’est elle qui a contribué à créer cette image. Le directeur de l’AfricaMuseum, Guido Gryseels, les bras croisés, se tient entre les deux groupes de lutteurs. En fait, le musée doit être complètement réorganisé, dit-il. Les Noirs symbolisent un groupe de Congolais et d’autres Africains qui demandent que justice soit rendue par rapport au passé colonial. Ils veulent rompre radicalement avec ce passé, aspirent à une révolution. Les collaborateurs du musée représentent un groupe désireux de maintenir le statu quo parce que cela les arrange.

Dans
la joute qui oppose ces deux groupes, le directeur opte pour le juste
milieu. Il préfère le consensus au conflit et la paix à la
justice. Blanchir, disculper le passé? Je quitte la petite salle
avec des sentiments mitigés. D’une part, à l’instar des
lutteurs congolais, j’aimerais écarter du musée toutes les œuvres
controversées. Mieux même, je suis absolument convaincu qu’il ne
faut pas d’AfricaMuseum
en Belgique. Renvoyez tout ce patrimoine au Congo et dans d’autres
pays africains et partez le visiter sur place si vous voulez
apprendre quelque chose sur l’Afrique. À
mon avis, c’est la seule façon de faire table rase de ce passé
colonial. D’autre part, la soi-disant réorganisation, le fait que
le musée a pris ses distances par rapport à sa collection et
considère pour la première fois le passé d’un regard critique
suscite aussi chez moi une certaine sympathie. Un consensus peut
s’avérer plus efficace que la justice, car la justice n’aboutit
pas automatiquement à la paix ni n’instaure nécessairement une
amélioration.

Gardien
du passé colonial malgré tout ?

Ce
double sentiment m’accompagne durant toute ma visite du musée.
Prenons comme exemple la salle consacrée aux recherches
scientifiques et géologiques auxquelles procède le musée en
partenariat avec des établissements africains. Un texte sur le mur
de la première salle souterraine précise que le musée a été
construit par Léopold II grâce à des bénéfices générés par le
Congo. Les bénéfices retirés de l’État
libre du Congo ont permis au souverain de concevoir et de réaliser
un ambitieux programme de constructions. C’est parfaitement louable
en soi. Mais pourquoi le musée fait-il état de bénéfices au lieu
de pillages? Le texte concernant les produits de l’État libre du
Congo me confond encore davantage. Que ces revenus aient été
transférés en Belgique au lieu d’être laissés au Congo a
suscité la controverse jusqu’au Parlement belge. Quelle
controverse exactement? En le formulant de la sorte sans plus
d’explications, le musée donne l’impression de blanchir, de
disculper le passé.

L’ère coloniale est présentée comme une question accessoire, plutôt à titre de note de bas de page. Il faut vraiment partir à sa recherche. Somme toute ce n’est probablement même pas vraiment un problème

Comme
je suppose que telle n’est pas l’intention, j’estime que le
musée a manqué là une belle occasion de fournir des explications
dans un langage plus direct, plus précis, plus véridique, pour
condamner explicitement des actes injustes du passé. On peut en
effet parfaitement condamner les actes du passé sans pour autant
condamner la Belgique et les Belges d’aujourd’hui. C’est là le
point névralgique. En maniant le langage diplomatique pour décrire
un passé colonial contesté, on se pose – consciemment ou
inconsciemment – en gardien de ce passé colonial.

Les
salles suivantes contiennent de très riches collections. Les
cultures de l’Afrique centrale (le Congo, le Burundi et le Rwanda)
sont présentées de la manière la plus diversifiée et détaillée
possible. Prenons le fait de donner un nom à un enfant. Dans nombre
de cultures africaines, cela ne se fait pas de manière irréfléchie.
Dans une vidéo, plusieurs Africains vivant en Belgique expliquent la
signification de leur nom et de quelle manière les noms sont choisis
dans leur culture. Ainsi certaines tribus disposent d’un nom
spécial pour le premier ou le septième enfant. Je suis très
impressionné par les milliers d’objets que montre le musée et par
ce qu’ils nous racontent concernant les nombreuses cultures et la
diversité des rituels sur le continent africain. J’apprends des
choses nouvelles sur le royaume du Congo et sur l’empire Luba,
ainsi que sur les sociétés secrètes, les hachettes et couteaux de
parade, les masques, les statues en bois et les croyances
religieuses. J’apprends aussi comment on réfléchit en Afrique
centrale sur la relation entre la vie et la mort. Les morts vivent
parmi nous et méritent tous les honneurs. Ils peuvent ressurgir
parmi nous, via la réincarnation par exemple. Nous sommes en
relation avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui
viendront après nous.

Une
femme d’une vingtaine d’années avec sa mère belge et son père
congolais me raconte qu’elle se réjouit de découvrir que le Congo
et l’Afrique comptent tant de cultures. Elle ignorait tout cela.
Son frère a des sentiments mitigés.

Lui
aussi apprécie que le musée expose cette riche culture africaine
pour des gens qui, comme lui, n’en étaient pas du tout ou
seulement très peu informés ou conscients. Mais que l’accent soit
mis sur l’exotisme le fait tressaillir. Quand on consacre une
exposition à la culture japonaise, elle est organisée par des
Japonais. C’est uniquement lorsqu’il s’agit de l’Afrique que
des non-Africains peuvent apparemment en exposer la culture,
objecte-t-il. Il estime aussi que ce musée devrait être consacré
au passé colonial de la Belgique. Sa sœur
et sa mère partagent ce point de vue et soulignent qu’elles n’en
perçoivent guère d’échos dans le musée. Il
est en tout cas escamoté, affirme la mère. Le
musée s’efforce, dans la mesure du possible, de mentionner
l’origine de toutes les pièces de la collection. Voilà qui est
pour le moins transparent et qui souligne de manière visible
l’héritage colonial de la collection dans son ensemble.

Tous
mes interlocuteurs étaient d’accord sur un point: toutes les
pièces exposées dans les salles consacrées à la flore et à la
faune sont spectaculaires. Des milliers de sortes de pierres
témoignent des richesses naturelles de l’Afrique centrale. Une
girafe, un éléphant ou un okapi et des dizaines d’autres animaux
empaillés. Des centaines sinon des milliers d’espèces de
papillons. Des dizaines de sortes d’oiseaux, de serpents,
d’escargots naturalisés. À
mes yeux, c’est tout simplement époustouflant. Comment a-t-on
réussi à transporter tous ces objets sur des milliers de kilomètres
jusqu’en Belgique, et dans quel but?

À
petits pas

Le
directeur Gryseels et son équipe, avec notamment l’anthropologue
sociale Bambi Ceuppens, incarnent surtout une attitude constructive.
Elle se ressent notamment dans une salle spécialement dédiée à la
culture et à l’art africains contemporains et dans une autre,
consacrée au Congo après l’indépendance. Les deux salles
constituent à leur manière une introduction culturelle et politique
au Congo pour débutants. On ne peut pas avoir un AfricaMuseum
et se borner à montrer des objets du passé. Il convient de montrer
également la réalité contemporaine.

Ces deux salles constituent certes une belle
tentative, mais en comparaison avec d’autres espaces où la flore
et la faune sont présentées de manière exhaustive, par exemple,
les salles portant sur le Congo actuel s’avèrent tout compte fait
plutôt modestes. Il en est de même pour la salle qui prétend
fournir une image de la diaspora africaine en Belgique. J’étais
venu plein d’espoir et de curiosité pour cette salle consacrée à
la diaspora, d’autant plus qu’elle est annoncée comme la preuve
ultime de la rénovation, du fait que le musée se veut inclusif.
Mais je suis surtout déçu. «C’est un cagibi. On dirait qu’à
la suite de pressions externes le musée a abouti à la conclusion:
Voici votre salle de la diaspora, faites-en quelque chose de
marrant», ai-je dit à une amie après ma visite. Je conçois
maintenant qu’il s’agissait peut-être d’une appréciation un
peu trop acerbe, car tout changement commence par des petits pas. Il
n’en reste pas moins décevant que des animaux naturalisés et
divers visages de la flore et de la faune se voient attribuer à ce
point un rôle de premier plan dans le musée, alors qu’à mes yeux
ils symbolisent toujours la dominance coloniale de la Belgique sur
l’Afrique centrale.

En agissant de la sorte, en mettant en avant si
explicitement les plantes imposantes et les animaux empaillés, on
continue en fait à réaliser les objectifs visés par Léopold II:
prouver de quoi la Belgique en tant que pays était capable –
conquérir des territoires et maîtriser les gens et toute la nature.

Note
de bas de page

Retournant
vers Bruxelles par le tram 44, je me demande ce qu’apprennent les
enfants qui passent un après-midi à l’AfricaMuseum.
Je pense qu’ils retiendront surtout l’éléphant, les girafes et
les magnifiques papillons. Probablement le musée permet-il à des
écoliers de s’émerveiller pendant quelques heures au sein d’un
nouveau monde différent du leur. Mais auront-ils aussi appris ou
retenu quoi que ce soit au sujet du passé colonial? J’en doute. On
y accorde certes de l’attention, mais à mon avis l’ère
coloniale est présentée comme une question accessoire, plutôt à
titre de note de bas de page. Il faut vraiment partir à sa
recherche. Somme toute ce n’est probablement même pas vraiment un
problème. Il est un fait que la Belgique est et demeure un pays de
compromis. C’est ce qui explique éventuellement que je rentre chez
moi avec le sentiment d’avoir visité un musée-compromis: un musée
qui entend s’adresser à tout le monde et tenir compte des
sentiments de tout un chacun. Voilà déjà une raison suffisante en
soi pour visiter cet AfricaMuseum.
On apprend à y connaître la Belgique d’une manière surprenante,
car, n’est-ce pas: “Tout passe sauf le
passé.”


Le n° 3 /
2018 de Septentrion
a consacré un vaste dossier à la façon dont la Belgique et les
Pays-Bas ont abordé et abordent aujourd’hui encore leur passé
colonial.
Kiza-Magendane

Kisa Magendane

écrivain

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