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langue, société

Néerlandais, sranan ou surinamais? Le dilemme du Suriname multilingue

Par Audry Wajwakana, traduit par Sophie Hennuy
1 décembre 2025 12 min. temps de lecture Suriname, 50 ans d’indépendance

Avec plus de vingt langues véhiculaires pour moins d’un million d’habitants, le Suriname est l’un des pays les plus polyglottes au monde. Toutefois, seul le néerlandais est officiellement reconnu parmi ce paysage multicolore. Les Surinamais sont de plus en plus nombreux à réclamer la reconnaissance d’autres langues. Y parviendront-ils?

Susan (10 ans) observe le tableau, tandis que l’enseignante explique un calcul. Le débit de l’institutrice est beaucoup trop rapide pour elle. L’élève fait de son mieux pour suivre. Dans le petit village de Pikin Slee où elle est née, elle peut facilement nommer toutes sortes d’espèces de poissons, de fruits et de plantes de l’intérieur des terres du Suriname. Tout le monde y parle saramaka. Mais à l’école, cet univers n’est plus. Lorsque l’enseignante pose une question, Susan répond timidement dans un hochement de tête: «Mi no sabi, juffrouw» (1). Je ne sais pas, madame. La classe rit.

Il ne s’agit pas d’un récit isolé. Comme Susan, de nombreux enfants qui ne parlent pas le néerlandais chez eux rencontrent des difficultés d’apprentissage, accusent un retard important, voire sont en décrochage scolaire. Dans bon nombre de communautés de l’intérieur du pays –mais aussi dans la capitale Paramaribo– les enfants connaissent un retard conséquent en néerlandais, qui est la (seule) langue d’instruction du système éducatif surinamais. Bien que la problématique linguistique ne soit pas explicitement mentionnée dans le rapport «Plan national pour l’enseignement au Suriname 2024-2031» du ministère de l’Enseignement, des Sciences et de la Culture, elle n’en constitue pas moins une réalité.

L’emploi du néerlandais comme langue d’instruction est un obstacle à l’enseignement au Suriname: environ la moitié des enfants parlent peu, voire pas du tout le néerlandais chez eux

L’emploi du néerlandais comme langue d’instruction constitue un obstacle majeur à l’enseignement au Suriname: environ la moitié des enfants parlent peu, voire pas du tout le néerlandais chez eux. Ce retard linguistique donne lieu à de faibles résultats scolaires et augmente le risque de décrochage, en particulier dans l’intérieur du pays (2). C’est la raison pour laquelle le ministère de l’Enseignement a décidé, lors du congrès sur l’enseignement de 2023, de passer à un «enseignement multilingue des langues» (à ne pas confondre avec l’enseignement multilingue). Au cours des deux premières années scolaires, les enfants reçoivent un enseignement dans leur langue maternelle et en néerlandais.

Cette approche est davantage destinée aux écoles de l’intérieur du pays, où les élèves entendent rarement le néerlandais à la maison et dans leur village. Pour les écoles de la région côtière, les propositions sont davantage axées sur la formation des enseignants afin de rendre l’apprentissage du néerlandais plus agréable et plus ciblé. En outre, l’accent sera mis sur le développement de l’approche multilingue dans le cadre du cours de langue, dans lequel les élèves, en particulier ceux des sixième, septième et huitième années, acquièrent des connaissances sur le multilinguisme de la société surinamaise. Grâce à du matériel pédagogique tel que la méthode récente Vooruit met Taal (Avancer grâce à la langue, 2022), ils se familiarisent par exemple avec des mots et des chansons dans les langues surinamaises, tels que le sranantongo, le sarnámi, le surinamais-javanais, le mandarin, les langues indigènes et les langues marrones (parlées par les descendants d’esclaves évadés).  Ils tracent également une carte linguistique de leur classe.

Ismene Krishnadath, pédagogue et consultante en multilinguisme auprès du ministère, supervise ce processus dont la proposition est déjà prête. Sa mise en œuvre dépendra du nouveau ministre, qui est entré en fonction après les élections de mai 2025.

Mosaïque

Avec ce regain d’intérêt pour le multilinguisme dans l’enseignement, le débat sur le statut officiel des autres langues au Suriname revient au-devant de l’actualité. Le paysage linguistique du Suriname est complexe et stratifié: une mosaïque dans laquelle plusieurs langues coexistent, chacune ayant sa propre fonction sociale et sociétale et son importance historique. Les langues les plus parlées dans le pays sont le sranan (qui dispose d’une orthographe officielle depuis 1986), le néerlandais (du Suriname) et l’anglais, tant la variante américaine que la version créolisée des Caraïbes, connue localement sous le nom de «badyan». Le sarnámi (abréviation de sarnámi-hindoustani), l’auca, le saramaka (toutes deux des langues marrones), le surinamais-javanais, le mandarin et le hakka (toutes deux des langues chinoises), le portugais brésilien, le patois (une langue créole française) et l’espagnol trouvent aussi place au sein de la société.

Le Nationale Taalraad Suriname (Conseil national des langues du Suriname), fondé le 2 décembre 2021 et actuellement présidé par Moenisha Hiwat-Mahabiersing (professeure de littérature occidentale et postcoloniale et d’écriture académique à l’université Anton de Kom de Paramaribo), compte des représentants des groupes linguistiques surinamais. Leur mission est de conseiller le ministre de l’Éducation sur les questions linguistiques et la politique linguistique. La société plurielle du Suriname prend de plus en plus conscience du fait que les langues nationales méritent une place officielle.

Les précédentes tentatives d’élaboration d’une politique linguistique et d’une loi sur les langues, comme cela a été le cas en 2012, ont toutes échoué. Les documents correspondants sont difficiles à tracer, notamment parce que certaines figures clés qui travaillaient à l’époque sur ce processus sont aujourd’hui décédées. «Dans le contexte d’une politique linguistique inclusive, le Conseil souhaite désormais travailler activement à l’élaboration d’un avis en faveur d’une loi sur les langues et d’une politique linguistique concrète», souligne Hiwat-Mahabiersing.

En 2023, le linguiste et écrivain Rappa (pseudonyme de Robby Parabirsing) a partagé quelques observations importantes sur l’emploi des langues au Suriname. L’auteur a remarqué un profond fossé entre les langues les plus usitées et les langues marronnes et indigènes moins répandues, qui sont principalement parlées dans les régions reculées. Ces langues risquent de disparaître en raison de la migration et du manque de soutien. Dans le paysage linguistique hétéroclite du Suriname, le sranan, le néerlandais (du Suriname), l’anglais et le sarnámi servent principalement de langues de contact. Si le sranan prédomine dans les situations informelles et la culture populaire, le néerlandais (du Suriname) et l’anglais sont particulièrement populaires auprès des jeunes, notamment en raison de l’enseignement, des réseaux sociaux et de son orientation internationale.

Le sarnámi reste une langue majeure au sein de la communauté hindoustani, en particulier auprès des aînés. Cependant, pour cette génération aussi, l’usage linguistique évolue vers le néerlandais (du Suriname) et l’anglais. Satjanand Pramsoekh, de la Fondation Hindi Parishad, constate clairement cette tendance: avant la pandémie de coronavirus, l’organisation comptait chaque année entre six cents et sept cents candidats aux examens de sarnámi et de hindi, contre environ deux cents aujourd’hui. Le surinamais-javanais perd également du terrain, observe le linguiste Antoon Sisal. Les jeunes grandissent dans un environnement multilingue et urbanisé et n’utilisent cette langue principalement qu’à la maison avec leurs grands-parents.

Une méthode pédagogique moderne

Néanmoins, le Conseil national des langues s’attèle à la description et à la normalisation des langues, y compris à l’élaboration de règles orthographiques et grammaticales afin de mieux les intégrer dans l’enseignement et dans d’autres domaines de la société. En mai 2025, le Conseil national des langues a soumis au ministre des propositions orthographiques pour quatre langues: le sranan, le sarnámi, l’auca et le saramaka.

Le multilinguisme ne doit pas nécessairement être un obstacle. La recherche et l’expérience pratique prouvent que les enfants sont capables d’apprendre plusieurs langues, pour peu qu’on leur offre l’espace et le soutien nécessaires. Dans le même temps, les choses évoluent. La méthode pédagogique Vooruit met Taal, mentionnée plus haut, a été introduite en 2022. Elle réserve une attention structurelle au multilinguisme.

L’objectif de l’enseignement multilingue est de soutenir les jeunes enfants dans leur langue maternelle. Moenisha Hiwat-Mahabiersing, du Conseil national des langues, souligne que le néerlandais reste la langue d’instruction, car il est indispensable pour accéder à l’enseignement supérieur et aux emplois officiels. Selon la vision du Conseil national des langues, l’enseignement des langues commence dès la petite enfance avec la langue maternelle comme base, puis évolue progressivement vers le néerlandais. Les enfants n’ont plus besoin d’apprendre leur langue maternelle, car ils la parlent déjà. En nommant d’abord les concepts dans cette langue, puis en néerlandais, le processus d’apprentissage est plus naturel et plus efficace.

Cette vision se heurte toutefois à la réalité. Un tel modèle multilingue nécessite des salles de classe, des enseignants et des ressources supplémentaires. Or il n’y en a tout simplement pas. Le ministère manque de budget. Les enseignants ne sont même pas rémunérés pour leurs heures supplémentaires, sans parler des tâches supplémentaires, telles que l’accompagnement multilingue. Hiwat-Mahabiersing considère que l’intention du ministère de l’Enseignement de créer des écoles pilotes dans l’intérieur du pays, où l’enseignement serait dispensé notamment en saramaka et en trio, constitue un pas en avant.

Cependant, elle souligne également ici une inégalité: dans les écoles du Nord de Paramaribo –la zone résidentielle des nouveaux groupes de migrants, tels que les Brésiliens, les Chinois et les Cubains– on trouve aussi des enfants qui ne parlent pas le néerlandais. Ceux-ci n’intègrent souvent les classes que dans les niveaux supérieurs, mais ne bénéficient généralement que de peu de soutien linguistique spécifique. Les enseignants sont démunis et ces élèves se retrouvent trop souvent livrés à eux-mêmes, ce qui entraîne un décrochage scolaire. «On remarque qu’une aide est disponible à l’intérieur du pays, mais pas à la périphérie de la ville. Cela soulève inévitablement des questions.»

L’absence de politique linguistique ou d’intégration pour les enfants migrants accentue ce problème. Les enfants qui séjournent plus d’un an au Suriname devraient avoir l’obligation d’apprendre le néerlandais. Non seulement pour pouvoir suivre, mais aussi pour ne pas compromettre davantage la qualité de l’enseignement dans les classes ordinaires. La pénurie croissante d’enseignants aggrave en outre la situation.

Moenisha Hiwat-Mahabiersing: Tant qu’il n’existe pas de littérature ou de sources scientifiques étendues en sranan, il reste difficile d’employer cette langue dans l’enseignement ou la politique gouvernementale

Dans ce contexte, le recul du nombre d’étudiants à l’Institut pédagogique est préoccupant. Alors que l’on enregistrait plus de 1 200 inscriptions auparavant, on n’en compte plus que 400 aujourd’hui. De plus, une partie des diplômés ne se tournent finalement pas vers l’enseignement, mais choisissent des emplois mieux rémunérés, par exemple dans des centres d’appels. Selon Hiwat-Mahabiersing, le problème ne réside pas seulement dans la nécessité d’attirer davantage d’étudiants, mais surtout dans le statut peu valorisant de la profession: «Tant que nous n’accorderons pas davantage de reconnaissance aux enseignants en leur offrant de bonnes formations, une rémunération adéquate et de bonnes conditions de travail, l’enseignement ne disposera pas de toute l’efficacité dont il a besoin».

Hiwat-Mahabiersing souligne que les choix linguistiques au Suriname doivent être abordés de manière pragmatique. Ainsi, certaines voix s’élèvent et réclament un statut plus officiel pour le sranan ou le sarnámi, à l’instar du papiamento à Aruba et à Curaçao. Un obstacle de taille subsiste malgré tout: «Tant qu’il n’existe pas de littérature ou de sources scientifiques étendues en sranan ou en sarnámi, il reste difficile d’employer cette langue dans l’enseignement formel ou la politique gouvernementale», affirme Hiwat-Mahabiersing. Cela vaut également pour les autres langues surinamaises. Le néerlandais reste ainsi solidement ancré dans la politique et l’enseignement, en partie grâce à la renommée internationale de cette langue.

Force fédératrice, intérêts divergents

Dans le paysage linguistique du Suriname, la langue est vectrice d’identité et de culture. Pour l’écrivain Robby «Rappa» Parabirsing, la langue est l’essence même de la conscience nationale. Il considère la langue comme un élément qui nous façonne dès la naissance et qui est indissociable de l’image collective qu’une nation a d’elle-même. Il constate toutefois que ce pouvoir fédérateur est souvent fragmenté au Suriname par des intérêts ethniques et politiques. Chaque groupe, des Hindoustanis aux Créoles, en passant par les Javanais et les Marrons, milite pour la préservation de sa propre langue: le sarnámi, le sranan, le surinamais-javanais, le saramaka, l’okansi, le lokono, le kaliña. Si cet objectif est précieux sur le plan culturel, il ne contribue cependant pas clairement à la formation d’une nation et entretient même une certaine désunion.

Cette disparité linguistique érode l’idée d’une langue nationale commune. Parabirsing qualifie de «surinamais» ce qui est parlé, écrit et enseigné dans la pratique quotidienne: à ses yeux, il ne s’agit pas d’une variante du néerlandais, mais d’une langue indépendante avec sa propre sonorité, sa propre structure et son propre style. Pourtant, cette langue est souvent désignée sous le nom de «néerlandais du Suriname», notamment par la Taalunie (Union de la langue néerlandaise), ainsi que dans le dictionnaire Van Dale. L’auteur considère toutefois qu’en plus d’être péjoratif, ce terme méconnaît la spécificité nationale de la langue. «Le surinamais est une langue à part entière à ne pas confondre avec le sranan. Le surinamais est le surinamais, le sranan est le sranan, le sarnámi est le sarnámi», insiste Parabirsing. L’auteur considère le refus de reconnaître le surinamais comme une langue à part entière comme le symptôme d’un conflit culturel et politique plus profond, dans lequel la dénomination d’une langue soulève involontairement la question suivante: qui sont réellement les Surinamais?

Hiwat-Mahabiersing prédit que d’ici cinquante ans, le Suriname devra faire un choix explicite quant à sa langue officielle. La question de savoir si le pays conservera le néerlandais comme unique langue d’instruction reconnue ou s’il fera également place à d’autres langues devient de plus en plus pressante. Les nationalistes soulignent l’importance de la langue en tant que vecteur du patrimoine culturel. D’autres, comme Parabirsing, plaident au contraire en faveur d’une image nationale commune dans laquelle la langue –pour lui, le surinamais– rassemble au lieu de diviser. Cependant, Hiwat-Mahabiersing met en garde contre une vision trop romantique: «Il faut rester pragmatique. Les langues sans orthographe ni normalisation sont difficiles à intégrer dans les politiques».

La question de savoir si le pays conservera le néerlandais comme unique langue d’instruction reconnue devient de plus en plus pressante

En tant que personne de contact pour le ministère dans le domaine linguistique, Hiwat-Mahabiersing travaille à la rédaction du texte d’orientation «Compétence linguistique en néerlandais au Suriname». Celui-ci est développé dans le cadre d’un projet de collaboration plus large avec la Taalunie. Bien que le Conseil national des langues soutienne le néerlandais, tout comme d’autres communautés linguistiques, la question centrale reste de savoir si le Suriname souhaite également reconnaître juridiquement sa richesse linguistique. Les prochaines années seront déterminantes.

Une chose est sûre: la grande diversité linguistique n’est pas seulement un défi politique, mais constitue également un capital culturel puissant qui doit être préservé. Comme le dit Hiwat-Mahabiersing: «La langue est un droit humain. Chaque enfant doit avoir la possibilité de se sentir reconnu dans sa propre langue».

Notes
1) La phrase est un mélange de sranan et de néerlandais, deux des nombreuses langues parlées au Suriname.
2) Selon les statistiques du ministère de l’Enseignement, des Sciences et de la Culture, 12,59% des élèves de l’enseignement primaire ont quitté l’école prématurément en 2019 et 8,63% en 2020. C’est dans les districts de l’intérieur du pays que l’on observe les taux record d’élèves en décrochage. Les tendances indiquent qu’un nombre important d’élèves qui commencent l’enseignement primaire ne poursuivent pas leurs études dans l’enseignement secondaire. Ces données sont reprises dans le Plan national pour la politique éducative du Suriname 2024-2031 du ministère de l’Enseignement.

Audry Wajwakana

journaliste travaillant au Suriname

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