La «Semaine du néerlandais» : un détour par l’Indonésie
Du 5 au 12 octobre a lieu la «Semaine du néerlandais», une série annuelle d’événements autour de la langue néerlandaise coordonnée par la «Taalunie» et la maison flamando-néerlandaise «deBuren» à Bruxelles. À cette occasion, jetons un regard sur l’histoire linguistique des Anciennes Indes néerlandaises et essayons de trouver une réponse à une question pertinente: pourquoi le néerlandais, contrairement au français dans les colonies françaises, ne s’est-il jamais imposé dans les Anciennes Indes néerlandaises? L’auteur du présent article aborde aussi une évolution récente dans la langue indonésienne, une évolution qui le met mal à l’aise.
Au
cours des quarante dernières années, de plus en plus de mots et
d’expressions anglais ont été introduits en Indonésie, mais on
éprouve moins le besoin de les transposer en indonésien. Les
personnes que je qualifie d’anglicisées (keminggris
en javanais) sont de plus en plus nombreuses. Comme si tous ces
emprunts étaient généralement acceptés et compris par tout un
chacun. Pourquoi les
Indonésiens font-ils un tel méli-mélo de leur langue et sont-ils à
ce point dépourvus de nationalisme linguistique? Pourtant, les
Indonésiens ne sont-ils pas réputés pour le nationalisme qui les a
délivrés du colonialisme néerlandais? Les réponses à ce genre de
questions, on ne les obtient qu’en analysant plus de trois cents
ans d’histoire coloniale.
Colonisés par une entreprise
Qui connaît l’histoire de l’Indonésie supposera peut-être que l’indonésien est plus proche du néerlandais que de l’anglais. Les Néerlandais ont quand même régné sur l’archipel trois siècles durant. Alors pourquoi les Indonésiens ne parlent-ils donc plus le néerlandais, tandis que dans le Timor oriental, petit pays voisin, le portugais est toujours utilisé ?
Quand on appelait encore «malais» la langue indonésienne, elle cohabitait bien avec les langues locales et le néerlandais. J’ai été élevé par mes grands-parents à Malang, Est de Java, dans les années 60 et 70 du siècle dernier, et je baignais dans trois langues: le néerlandais, le javanais et l’indonésien. Mes grands-parents parlaient néerlandais entre eux car ils avaient fréquenté des écoles néerlandaises, et ils m’apprirent à le parler et à l’écrire. Mes premiers petits mots furent peut-être du néerlandais et non du javanais. Le javanais, je l’ai appris dans la rue, et il me fut ensuite enseigné à l’école, avec l’indonésien. J’ai appris cependant aussi à ne pas mélanger ces langues. Ma grand-mère soulignait que beaucoup de ceux qui parlaient javanais et indonésien ne comprenaient pas du tout le néerlandais. Plus tard, j’ai appris également à l’école l’anglais et l’allemand, mais les professeurs veillaient à nous éviter que nous mélangions les langues. Le faire était pécher par insuffisance linguistique.
Je suis convaincu que
ma maîtrise du néerlandais est une exception. Les gens de ma
génération et de celle de mes professeurs ne le parlent guère.
Seule la petite communauté des Indos, métis ayant choisi de rester
en Indonésie après l’indépendance, l’utilise encore. Je
parlais aussi néerlandais avec mes trois camarades de classe indos
quand nous étions entre nous. Quand je suis parti en 1980 à
l’université de Salatiga, Java central, j’ai pu continuer à le
pratiquer avec les Indos et les enseignants néerlandais qui
travaillaient là. Mais j’ai déjà remarqué alors que le nombre
d’Indonésiens parlant encore le néerlandais diminuait rapidement,
tandis que l’usage de l’anglais était précisément en plein
essor.
Lorsqu’en 1987 je
me suis installé aux Pays-Bas pour travailler au département
indonésien de Radio Pays-Bas internationale, je n’ai eu aucune
peine à pratiquer le néerlandais. Il m’a suffi de deux semaines
de cours chez les chanoinesses de Vught, dans le
Brabant-Septentrional. Dans le cadre de mon travail, je n’avais pas
à écrire en néerlandais. Je devais seulement être capable de
traduire des dépêches du néerlandais en indonésien. Mon
expression écrite en néerlandais s’en est trouvée négligée. Si
je l’avais aussi appris à l’école, il en aurait sans doute été
autrement.
Aux Pays-Bas, je me suis consacré de plus en plus à l’histoire, surtout à ce que nous appelons l’époque néerlandaise (zaman Belanda). J’ai découvert que l’Indonésie est le seul pays où l’on ne parle plus la langue de l’ancien colonisateur. Dans les anciennes colonies britanniques de Malaisie et Singapour, on continue à parler l’anglais et beaucoup d’auteurs locaux écrivent dans cette langue. Aux Philippines aussi, qui furent cédées au XIXe siècle par les Espagnols aux Américains, de nombreux auteurs publient en anglais. Le Timor oriental, à la fin de l’occupation indonésienne, a choisi le portugais comme première langue nationale. De même, dans les anciennes colonies françaises du Maghreb, l’enseignement supérieur est toujours bilingue: arabe et français. L’auteur marocain Bensalem Himmich écrit ses romans en français et en arabe.
En Indonésie, il n’est plus un seul auteur qui écrive en néerlandais. C’était déjà un peu ce qui se produisait durant l’époque néerlandaise. En néerlandais ne publièrent guère que Raden Adjeng Kartini (1879-1904), Noto Soeroto (1888-1951) et Soewarsih Djojopoespito (1912-1977). Leurs livres furent reconnus aux Pays-Bas aussi comme des œuvres littéraires, mais on peut les considérer comme des accidents de l’histoire.
Je
croyais initialement, conformément au fanatisme historique que
j’avais apporté d’Indonésie, que le nationalisme indonésien
avait évacué tout ce qui évoquait les Néerlandais. Le Soempah
Pemoeda
(Serment de la jeunesse), prêté en 1928 par les jeunes
nationalistes, joua un rôle majeur en la circonstance. Il exhortait
à: une terre, une nation et une langue. Mais peu à peu cette
conviction disparut qui, à mon avis, est dépourvue de tout
fondement historique.
Ainsi
je découvris que Soewarsih Djojopoespito publia son roman Buiten
het gareel
(Au-delà du harnais) en 1940, douze ans après le Serment de la
jeunesse. Soewarsih aurait-elle dû l’écrire en indonésien pour
rester fidèle à ce serment? Pourquoi a-t-elle pourtant rédigé son
roman nationaliste dans la langue de l’oppresseur? Je me rendis
compte alors aussi que mes grands-parents avaient continué de parler
néerlandais jusqu’à leur décès. Par conséquent je suis
convaincu que le Soempah
Pemoeda
n’est pas une raison suffisante pour expliquer la disparition du
néerlandais en Indonésie.
Au
beau milieu de cette recherche, j’ai vu une interview de Benedict
Anderson à la télévision néerlandaise. Cette spécialiste réputée
du nationalisme relevait que l’Indonésie est la seule colonie à
avoir été administrée sans utiliser une langue européenne. Par
ailleurs, l’Indonésie avait été colonisée non par un État,
mais par une entreprise, la Compagnie néerlandaise des Indes
orientales (Vereenigde
Oost-Indische Compagnie
ou VOC).
Cette interview m’ouvrit les yeux.
Pour la VOC,
l’optimisation des profits était importante et les charges de la
colonie devaient être contenues à un bas niveau. Naturellement, la
VOC possédait aussi d’autres moyens pour générer des profits,
comme le monopole des épices. Diffuser la langue néerlandaise
aurait cependant aussi coûté de l’argent. Il revenait moins cher
d’enseigner le malais, embryon de la langue indonésienne, aux
proches collaborateurs que le néerlandais à toute la population.
La politique linguistique des Pays-Bas n'a pas réussi, faute d’une vision affirmée, à faire du néerlandais une langue internationale.
Quand la VOC fit
faillite vers 1800, l’État néerlandais prit le relais, mais la
politique linguistique de la compagnie fut poursuivie. Les Européens
parlaient bien le néerlandais dans la capitale Batavia, et le
portugais se trouva relégué derrière le malais en position de
seconde langue utilisée, mais l’usage du néerlandais ne fut pas
encouragé.
On invoquait comme
prétexte le fait que les Indes néerlandaises possédaient déjà
dans le malais une langue véhiculaire. Mais c’était aussi le cas
au Maghreb, qui avait déjà l’arabe comme langue véhiculaire,
alors que les Français y imposèrent bel et bien leur langue. Dans
les colonies françaises, on devait être éduqué comme dans la
métropole: c’était la mission civilisatrice. Cela impliquait la
diffusion de l’instruction, y compris l’enseignement du français.
Paul Leroy-Beaulieu énonça cette idée en 1874. En 1890, Paris
inaugura la politique du français deuxième langue véhiculaire dans
les colonies. De la sorte, le français eut la possibilité de
s’enraciner et demeura la deuxième langue derrière l’arabe,
même après l’indépendance. Cela contribuait aussi à relier le
Maghreb au monde international. On peut affirmer sans crainte que
d’autres puissances coloniales, comme l’Angleterre, l’Espagne
et le Portugal, menèrent la même politique.
Au
début du XXe
siècle, les Pays-Bas constatèrent que le français, l’anglais et
l’espagnol étaient devenus langues véhiculaires dans de
nombreuses régions. On en fut intrigué et une nouvelle politique
fut lancée: la Politique éthique. En 1914, on mit en place un
enseignement en langue néerlandaise à la Hollandsch
Inlandsche School
(HIS – École hollando-indigène), une école primaire pour les
indigènes. Mais cette initiative était trop tardive et elle était
équivoque. La HIS était en effet destinée aux enfants de l’élite
indigène et le néerlandais demeura là aussi la deuxième langue
sans devenir la langue véhiculaire. La part du néerlandais y
restait plus réduite que dans l’Europeesche
Lagere School
(ELS – École primaire européenne), l’école primaire pour enfants
d’origine européenne. L’ELS fut ouverte en 1817 et était
complètement néerlandophone. Des enfants non-européens y étaient
parfois exceptionnellement admis; toutefois il ne s’agissait pas
d’enfants de la société ordinaire, mais d’enfants de
personnalités en vue.
L’un
de ces enfants était Raden Adjeng Kartini, déjà citée. Grâce à
l’ELS, cette fille de regent
acquit
une parfaite connaissance du néerlandais, comme il ressort des
lettres qu’elle adressait à des amis des Pays-Bas. Mais Kartini
resta une exception, notamment par son talent hors du commun et sa
facilité dans l’apprentissage des langues étrangères. Si l’on
met à part Kartini et ses sœurs, le néerlandais demeura pour les
indigènes une langue élitiste.
L’enseignement
néerlandophone dura finalement moins de trente ans, jusqu’à
l’occupation japonaise en 1942. À cette époque le néerlandais ne
pouvait pas du tout prendre racine. La proclamation de l’indépendance
en 1945 constitua le coup fatal pour le néerlandais.
300 millions
La
politique linguistique des Pays-Bas ne réussit donc pas, faute d’une
vision affirmée, à faire du néerlandais une langue internationale.
Moins de 25 millions de personnes parlent aujourd’hui le
néerlandais aux Pays-Bas, en Flandre, au Surinam et dans les
Caraïbes. Si l’Indonésie était également devenue
néerlandophone, ce nombre serait d’environ 300 millions. La
possibilité s’est présentée un jour, mais la mentalité de la
Compagnie néerlandaise des Indes orientales y fit obstacle.
En
1939, le professeur d’université Georges-Henri Bousquet brossa
dans son livre La
Politique musulmane et coloniale des Pays-Bas
un sombre tableau des Pays-Bas dans leur plus importante colonie:
«Cinquante ans après, le hollandais aurait cessé de jouer un rôle
social, quel qu’il soit, dans ce qui pendant plus de trois siècles
aurait été territoire néerlandais». Bousquet était encore
généreux, car le néerlandais ne jouerait déjà plus guère de
rôle dès les années 1970.
Dans un mélange de langues, l’une doit rester au tapis.
Les
touristes néerlandais sont déjà heureux quand ils entendent en
Indonésie des mots comme handdoek
(serviette), asbak
(cendrier), schokbreker
(amortisseur), mais ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’il y a de
moins en moins de mots empruntés au néerlandais dans la langue
indonésienne. C’est ainsi que la nouvelle génération emploie
aujourd’hui diskon
et non korting
(réduction), londri
au lieu de wasserette.
Pour pouvoir parler avec les Indonésiens, ils doivent utiliser une
troisième langue, l’anglais. La situation est donc autre qu’au
Maghreb et dans d’autres anciennes colonies françaises. Là-bas,
les touristes sont toujours accueillis dans un français aisé. Et
quand les habitants des anciennes colonies viennent en France, ils
sont également capables d’utiliser immédiatement le français.
«Indoglish»
Il
n’y a donc jamais eu de véritable rivalité entre le néerlandais
et le malais (plus tard l’indonésien) dans l’archipel. La langue
coloniale n’a jamais supplanté la langue de la colonie. On pouvait
continuer à parler le malais, sans avoir besoin de parler la langue
du dominateur. Qui plus est, l’Instituut
voor de Volkslectuur
(Institut pour la littérature populaire) créé par les Néerlandais
publiait même des livres en malais et dans d’autres langues
régionales et participa au développement et à la normalisation du
malais.
© G. Termorshuizen.
Il
surveillait l’orthographe instaurée en 1900, mais cela n’était
pas ressenti comme une restriction.
Pourtant le
colonialisme néerlandais était bien fortement vécu comme une
occupation du territoire et de la nation indonésiens. Des trois
éléments qui faisaient partie du Serment de la jeunesse, terre,
nation et langue, la terre et la nation surtout étaient dominées
par les Pays-Bas.
Les indigènes étaient des citoyens de troisième
classe dans la colonie, après les Européens et les Orientaux
étrangers. Leur langue n’était cependant pas sous domination.
C’est la clé pour expliquer l’absence actuelle de nationalisme
linguistique et l’anglicisation de l’indonésien.
De
fait, les Indonésiens sont extrêmement susceptibles quand il s’agit
de leur territoire. Quand la Cour internationale de justice de La
Haye reconnut en 2002 la souveraineté de la Malaisie sur les îles
de Sipadan et Ligitan, les Indonésiens le prirent très mal et
s’écrièrent NKRI
harga mati,
ce qui signifie à peu près «état unitaire jusqu’à la mort».
La décision fut considérée comme une menace pour l’intégrité
territoriale de l’Indonésie. La réaction fut violente aussi
quand, en 1999, la population du Timor oriental se détermina à
78,5% pour l’indépendance. Le gouvernement est souvent critiqué
du fait de ces sentiments nationalistes. C’est ainsi que le
président Joko Widodo s’est vu abondamment reprocher l’importance
de la dette extérieure de l’Indonésie, entraînant une dépendance
croissante vis-à-vis de l’étranger. L’influence des langues
étrangères n’est cependant jamais mise en cause. On peut pourtant
considérer l’appétence des Indonésiens, nationalistes
fanatiques, pour les mots empruntés à des langues étrangères
comme une contradiction. Manifestement, les Indonésiens n’éprouvent
pas le besoin de se battre pour leur propre langue.
Nous revenons ainsi
au début de cet article. Faut-il mettre le holà à l’anglicisation?
Dans un mélange de langues, l’une doit rester au tapis. La
conscience d’un excès de mots anglais présents dans l’indonésien
va-t-elle poindre? Ou bien la langue nationale se transformera-t-elle
avec le temps en indoglish? J’espère ne jamais devoir connaître
cela.