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histoire, société

«La géographie du visible et de l’invisible»

24 mars 2019 7 min. temps de lecture Le passé colonial

Le musée royal d’Afrique centrale, aujourd’hui
AfricaMuseum, de Tervuren (près de Bruxelles) est
un point saillant d’une configuration que l’on peut appeller «la
géographie du visible et de l’invisible de l’impensé colonial».

L’impensé
colonial, l’invisibilisation de l’histoire coloniale, ce sont les
poussières que l’on cache sous le tapis, le cadavre dans les
placards, le secret de famille inavouable d’une nation belge tout
juste créée en 1830, puis marquée au fer rouge, au début des
années 1900 et du fait du scandale des mains coupées, par le sceau
de l’entreprise coloniale léopoldienne. En résulta une campagne
internationale de dénonciation, qui a flétri durablement son image
et constitue pour la Belgique un boulet qu’elle traîne depuis avec
ressentiment.

Ce
traumatisme originel gît quelque part dans l’inconscient collectif
et provoque ce qui se passe quand des traumatismes ne sont pas
traités: le déni, l’incompréhension, la colère, la souffrance
psychique, la culpabilité, la rancoeur… Et points culminants: le
racisme institutionnalisé contre les Congolais ou les Noirs en
général et jusqu’à des agressions physiques. Il est à noter que
plusieurs agressions récentes ont atteint des niveaux jamais vus.
Tout d’abord, citons le cas, en février 2017, un jeune
afrodescendant de seize ans, Naithy. A la suite du prétexte très
léger qu’il n’aurait pas payé son ticket (ce qui était d’ailleurs
faux), il s’est fait poignardé par un chauffeur de bus, qui, pour ce
faire, a abandonné son véhicule pour se lancer à ses trousses. Le
19 août 2018, lors du concert de clôture du festival Pukkelpop
à
Hasselt, chef-lieu du Limbourg belge, deux jeunes filles noires ont
été cernées et menacées par un groupe de jeunes belges, qui leur
ont tiré les cheveux et les ont frappées. Le plus incroyable, c’est
que ce faisant, ils chantaient.

Le
lien du chant avec la colonisation était évident, puisque le
refrain en était: Handjes
kappen, de Congo is van ons

(Couper les mains, le Congo est à nous). Peu de temps après, à la
gare d’Aarschot, petite ville du Brabant flamand, un adolescent noir
de quinze ans a été projeté sur les rails à l’approche d’un
train, après avoir été provoqué à plusieurs reprises sur le quai
par un homme et deux femmes manifestement racistes. Pour finir (mais
la liste n’est pas exhaustive), tout le monde en Belgique a en
mémoire le souvenir de Cécile Djunga, la présentatrice météo
d’origine congolaise de la RTBF, chaîne de télévision publique
francophone. Le 5 septembre 2018, elle a posté une vidéo sur
Facebook,
où, fondant en larmes, elle a relaté la manière dont elle avait
été harcelée par des messages haineux de spectateurs, du fait de
sa couleur de peau.

L’impensé
colonial, l’invisibilisation d’une partie de l’histoire belge a donc
débouché sur un visible déchaînement de haine… Qui démontre à
suffisance que tenir sous le boisseau l’histoire coloniale est
périlleux et irresponsable, en termes de vivre-ensemble et de
bien-être social. Mais, si ces agressions sont entrées largement
dans le champs médiatique, il manque la grille de compréhension
pour les lire, les décoder et, surtout, les combattre.

C’est
ce défi que relève désormais, avec un volontarisme exemplaire, une
génération d’activistes belges et / ou belgo-afrodescendants.
Pour ce faire, ils s’attaquent à l’héritage physique de la
colonisation, qui empêche une invisibilisation totale du passé
colonial.

On
peut diviser cet héritage physique en quatre espaces: le quartier
Matongé à Ixelles (Bruxelles); les hommages disséminés dans la
géographie urbaine belge à des personnages coloniaux; les legs de
Léopold II, le «Roi-Bâtisseur», à la Belgique de nombreux
bâtiments et parcs; parmi lesquels le plus emblématique est
l’ex-musée royal d’Afrique centrale, qu’il faut donc examiner à
part.

Ces dernières années, la géographie du visible et de l'invisible a été sérieusement remaniée dans le sens de plus d'ouverture et de moins de non-dit.

À
propos de ces quatre lieux de polarisation d’une mémoire coloniale
ailleurs invisibilisée, des actions se sont multipliées,
entretenant une actualité continuelle sur le sujet. Procèdons à un
rapide récapitulatif: la polémique à propos de l’hommage à rendre
au Roi-Bâtisseur Léopold II, que les organisateurs liés à la
ville de Bruxelles ont dû annuler, en toute hâte, en décembre
2015, ce qui n’a pas empêché que la fameuse statue de Léopold II à
cheval ne soit badigeonnée de rouge; celle sur le changement de nom
du quartier Matongé en quartier des Continents, en juin 2016, que la
bourgmestre Dominique Dufourny, membre du MR (parti libéral de
Belgique francophone) a préféré prudemment démentir ; …le point
d’orgue étant, en juin 2018, l’érection d’une place Lumumba, en
bordure de Matongé, grâce aux efforts conjugués d’une galaxie
d’associations afrodescendantes et belges alliées, qui l’exigeaient
pour contre-balancer la quantité de noms de rue, de squares et de
boulevards donnés à des personnages controversés de l’histoire
coloniale…

Si
ces premiers combats se sont donc résolus positivement, celui qui
concerne l’ancien musée royal
d’Afrique Centrale, rebaptisé l’AfricaMuseum
depuis sa réouverture début décembre 2018, n’est pas encore
achevé. Le musée, qui avant sa fermeture, voyait défiler 30 000
élèves chaque année dans ses murs, est effectivement un enjeu
crucial, au niveau du public scolaire. Si celui-ci était
généralement privé d’une information minimale sur les questions
coloniales, généralement brossée en un paragraphe dans les livres
d’histoire de fin de secondaire, il n’en demeurait pas moins exposé aux messages les plus éculés de
la propagande léopoldienne, quand il visitait ce qu’on a appelé «le
dernier musée colonial d’Europe» . Rien n’y avait été changé
depuis la fin des années 1950!

Décoloniser
ce musée, malgré les bonnes intentions affichées par son directeur
Guido Gryseels, relevait pratiquement du pari impossible et cela
d’autant plus que la collaboration entamée entre le musée et un
groupe d’experts afrodescendants, mandatés par des associations
africaines, a rapidement tourné au vinaigre.

Le
budget de rénovation général du musée ne le permettait pas de
toute façon. Sur
un budget de 67 millions d’euros, 66 millions étaient réservés à
l’aspect architectural. La rénovation du musée a été beaucoup
plus un ravalement de façade d’un bâtiment ancien, menacé par
l’effondrement, qu’un véritable projet pionnier de décolonisation
muséale, comme l’a fait croire une communication tous azimuths,
habile et fort bien faite. Si tel était le cas, il est évident
qu’un budget beaucoup plus conséquent qu’un million d’euros aurait
été mis en oeuvre pour l’aspect muséal. Tous les moyens de cette
rénovation sont donc allés principalement dans une architecture
pharaonique que n’aurait pas désavoué un certain… Léopold II!

Les
activistes afrodescendants et belges alliés n’ont pas ménagé leurs
efforts, non seulement pour dénoncer la supercherie, mais ils
s’inscrivent désormais dans le débat sur la restitution des oeuvres
culturelles, spoliées aux pays africains au début de leur
colonisation. Ce débat était beaucoup moins audible en Belgique que
dans d’autres pays européens, mais le Comité féminin et
afrodescendant de veille anti-raciste BAMKO a contribué à le faire
désormais connaître dans les médias et les parlements en Belgique
et a donné ainsi d’autres perspectives à la réouverture de
l’AfricaMuseum.

La
géographie du visible et de l’invisible a été sérieusement
remaniée dans le sens de plus d’ouverture
et de moins de non-dit. Les
associations afrodescendantes et belges alliées ont donc fait en
quelques années un travail absolument remarquable pour réinscrire
les questions de la mémoire coloniale dans l’agenda socio-politique
belge.

M-M-Phoba

Monique Mbeka Phoba

cinéaste et journaliste

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