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littérature

Vivre dans un quartier défavorisé: «Confitures»

Par Femke Vindevogel, traduit par Noëlle Michel
10 décembre 2019 5 min. temps de lecture La première fois

Avec «Confituurwijk» (Confitures), Femke Vindevogel a écrit un premier roman, aussi noir que comique, sur la recherche de soi dans un quartier défavorisé.

«Le suicide, c’est de famille»

De l’index, j’écrivis mon nom sur la vitre embuée. À travers les lettres, j’observai le jardin. Le soleil bas projetait des ombres sur les rangs de poireaux. Tout était recouvert de givre. Un canard se dandinait sur l’étang gelé. L’écurie et le poulailler étaient abandonnés. Le verger, où paissaient autrefois des moutons, était nu et désert, lui aussi. Un petit banc attendait sous les arbres. Vingt-trois années durant, j’y avais vu grandir les agneaux et danser les moustiques. Selon les saisons, l’air embaumait les cerises mûres, l’herbe coupée, les morceaux d’écorce ou les feuilles mortes. La peinture du petit banc était écaillée. Les rosiers tiges portaient leur couronne comme un chapeau, ils penchaient en avant sous l’action du vent. Ils ne pouvaient voir ce qui se préparait.

Dans les moindres recoins de la pièce, un fin duvet avait élu domicile sur les murs. Une douce moisissure blanche, qui tenait chaud au papier peint qui se décollait par endroits. Dans le temps, ma mère vidait dessus le contenu d’au moins deux bombes d’anti-moisissure par semaine, sans résultat.

Le duvet réapparaissait aussi vite que les mauvaises herbes au jardin. Elle blâma d’abord l’étang, puis les eaux souterraines, puis le sol argileux de Flandre-Orientale pour tout ce qui allait de travers. Selon elle, à Duinbergen où elle avait grandi, nul ne se plaignait de remontées d’humidité, malgré la proximité de la mer.

Après sa mort, je repris le flambeau. Je fis injecter les murs extérieurs. En vain. Les trente-cinq couches d’enduit que j’étalai sur le duvet furent aussi de l’argent jeté par les fenêtres. Le jour de la vente publique, je tentai encore en dernière minute de chasser l’odeur du passé à coups de désodorisant, mais au bout d’un quart d’heure, le parfum de pin baissa les bras en même temps que moi. Le duvet serait bientôt le problème de quelqu’un d’autre. Je déménageais. Non par choix, mais par obligation. La maison parentale était vendue.

Emma vint se frotter contre mes mollets. Elle miaula et bâilla tout à la fois. Elle planta de bon cœur ses griffes dans le cadre de la porte. Je la laissai faire : à chacun sa façon de dire adieu. C’est du moins ce que mon père disait toujours. Et il avait tenu parole: on parlerait encore longtemps de son départ à lui.

Je l’avais trouvé dans son cabinet médical aussi respecté que secret.

«Le suicide, c’est de famille», dis-je à la policière venue constater le décès. Secouant la tête, elle considéra les revues médicales qui s’empilaient jusqu’à hauteur d’homme, transformant le cabinet en labyrinthe. Je me suis demandé si elle pensait comme moi aux émissions sur le syndrome de Diogène. Elle a croisé les bras, se cramponnant à elle-même, manifestant sa gêne. «Une mort non naturelle fait toujours l’objet d’une enquête», a-t-elle déclaré. Si j’avais trouvé une lettre? Je lui montrai le bracelet qu’il m’avait laissé. Un simple cordon de cuir, attaché à une plaque ovale sur laquelle était gravé: «Il faut que l’un de nous meure pour que les autres donnent à la vie tout son prix.»

De légers effluves de marijuana

Même au beau milieu du silence, une machine invisible ne s’arrêtait jamais de tourner. Les intestins du quartier confitures produisaient des gargouillis jour et nuit, comme si cette concentration de béton souffrait de gastro-entérite chronique. Des pas précipités dans la rue, le train qui allait et venait et, plus loin, le chant de l’autoroute. Je m’habituai étonnamment vite à ce dernier. J’entendais de la musique dans les bruits incessants émis par les aspirateurs ou par la mer; ils avaient sur moi un effet apaisant.

La fenêtre était bloquée. Je forçai le battant et mis le nez dehors. Le jardin de la famille Vetstaart était un dépotoir encombré de gobelets et de mégots. L’un des chiens mâchouillait une chaussure. Une odeur illicite flottait dans l’air, quelqu’un faisait brûler du bois peint dans son poêle. Puis de légers effluves de marijuana provenant de mon abri de jardin. Trois jeunes, installés sur le toit plat, étaient en train de fumer. Avant même que j’aie pu dire quoi que ce soit, ils s’élançaient sur le toit voisin et filaient jusqu’au dernier abri de la rue. De là, ils ont sauté dans le vide. Je leur ai souhaité de disparaître au fond d’un gouffre. Un pigeon sur le toit a roucoulé en signe d’acquiescement.

Chez mes autres voisins, un enfant était suspendu dans un cerisier comme un paresseux. Cette image me catapulta en arrière, à l’unique fête d’anniversaire à laquelle j’aie jamais été conviée. Au-dessus de moi la cime bruissante d’un tremble, en dessous un groupe de camarades de classe déchaînés, Samantha en tête. Elle avait clamé que je n’osais pas grimper aux arbres, j’avais aussitôt prouvé le contraire. J’étais montée toujours plus haut, jusqu’à ce que ma camarade ne soit plus qu’une minuscule tache insignifiante, tout en bas. L’ascension avait été un jeu d’enfant, la descente s’avéra plus compliquée. Je passais le reste de l’après-midi dans l’arbre – jusqu’à ce que la mère qui organisait la fête vienne à mon secours -, me disant alors que les gens qui éprouvaient le besoin de montrer à d’autres de quoi ils étaient capables, n’étaient pas très malins finalement. Ce soir-là, je fis part à mon père de cette réflexion. Il me tapota le front du bout de l’index et dit: «Tu as raison, n’oublie pas qui tu es. Tu es de taille à affronter les arbres les plus hauts, mais tu n’as pas à le prouver aux Samantha de ce monde.» Je ne le crus pas. On sait bien que les pères ont tendance à surestimer leurs filles.

Je fermai brutalement la fenêtre, saisis ma flûte à bec et commençai à m’exercer. Au bout de trente secondes, on tambourina contre le mur. La sonnette prit aussitôt le relais. Animée soudain par la hargne et l’envie d’en découdre, je me ruai sur la porte. Je l’ouvris d’un geste brusque, la flûte serrée dans mes doigts, telle une arme. La petite vieille qui habitait deux maisons plus loin recula d’un pas. Elle tenait dans les mains un gâteau.

Femke Vindevogel, Confituurwijk (Confitures), Van Oorschot, Amsterdam, 2019, 224 p.
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Femke Vindevogel

écrivaine

© A. Kleiner

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