«Krank» de Giuseppe Minervini: rester debout dans un monde de fous
Avec des références à Thomas Mann, Franz Kafka, Peter Sloterdijk et bien d’autres encore, Giuseppe Minervini signe un premier roman aussi foisonnant qu’insaisissable sur la frontière infime séparant liberté et esclavage, réalité et hallucination.
«Ein Leser muss sich mal gut unterhalten können!» C’est cette citation de Thomas Mann, que l’on pourrait traduire par «Un lecteur doit pouvoir se divertir de temps en temps» que Giuseppe Minervini (°1994) a choisie comme épigraphe de son premier roman. Mais il aurait tout aussi bien pu choisir «Nous inclinons à penser que seul est vraiment divertissant ce qui est minutieusement élaboré», selon l’avertissement que Mann adresse à ses lecteurs au début de La montagne magique. Car il y a de quoi rire à plusieurs reprises dans ce Krank (Aliéné). Divertissant, ce roman l’est donc assurément, tout comme il est minutieusement élaboré, ce qui en revanche pourrait rebuter certains lecteurs. Un premier roman de 580 pages n’est pas banal en effet, mais Krank n’est en rien un livre banal.
Résumer l’intrigue de Krank tient de la gageure. La première question étant déjà de savoir s’il y en a vraiment une. Comme tout, dans ce livre, la chose est floue, la confusion servant de fil conducteur et l’identité du narrateur lui-même n’étant pas tout à fait claire. Est-ce Ix, qui du couloir de la mort adresse une lettre à un juge non spécifié? Ou bien Isaac Tache (Isaac Vlek en version néerlandaise), un bocal contenant les yeux d’Ix dans du formol, qui s’adresse au lecteur depuis un monde fictif?
© Baptiste Navarro
Quoi qu’il en soit, relevons le défi. Ix est orphelin. Ses parents sont morts dans un accident de voiture, en même temps que ceux de son ami, Nelson Douxremède (nommé Nelson Liefgenezen en néerlandais). Installés dans le coffre, les deux garçons ont survécu. Nelson se retrouve chez des parents adoptifs, contrairement à Ix. Des années plus tard, alors qu’il étudie la philosophie à Louvain, par l’intermédiaire de la journaliste Pointbarre (Kraspunt en version originale) dont il est secrètement épris, Ix retrouve la trace de Nelson, devenu le chef de l’Organisation Douxremède.
Les membres de cette organisation sont retranchés dans le Chœur, une sorte de communauté hippie, d’où ils combattent les algorithmes tout-puissants de la firme GCF. Usant de «verres», des espèces de lunettes de réalité virtuelle, cette entreprise a d’abord créé La Community, puis Le Fondement. La première est une sorte de métavers en pire, le second est un monde cent pour cent virtuel, une «machine à hallucinations», dans laquelle les morts peuvent poursuivre leur vie! Au moyen de la glaçure, une sorte de pilule, Douxremède entreprend de saper la promesse faite par Le Fondement. Ix se retrouve à son tour impliqué dans l’organisation, mais tombe dans un piège et se voit accuser d’un crime grave. S’ensuit son bannissement dans le couloir de la mort, d’où il écrit sa lettre, bien que ce couloir de la mort puisse également être une métaphore de la vie terrestre.
Krank est aussi une critique acerbe de notre société contemporaine, où il n’est presque plus possible de distinguer les fake news des faits réels
Tout cela pourrait paraître bien dystopique, mais le roman tire sa force du fait que le sombre tableau d’avenir dépeint par Minervini s’enracine pleinement dans l’actualité. Ce monde dystopique et l’intrigue qui l’accompagne servent en réalité uniquement de toile de fond à une réflexion philosophique débridée sur ce qu’est vraiment la vie. Tous ces réseaux sociaux, ces réalités virtuelles et autres applications de l’intelligence artificielle constituent-ils réellement une avancée? Offrent-ils plus de liberté, un affermissement de notre démocratie, des individus plus indépendants? Ou toute cette technologie ne fait-elle au contraire que nous conduire à une nouvelle forme moderne de dépendance, nous rendant lentement mais sûrement esclaves de tous ces appareils, jusqu’à ce qu’une entreprise comme GCF acquière sur nous un pouvoir total et que la démocratie soit définitivement enterrée? Ainsi Krank est-il aussi une critique acerbe de notre société contemporaine, où il n’est presque plus possible de distinguer les fake news des faits réels, et où l’argent est devenu le bien suprême.
Mais le monde «gentil» du Chœur et de l’Organisation Douxremède a aussi sa face sombre. L’organisation qui entend lutter contre la toute-puissance de l’algorithme prend peu à peu les traits d’une secte, où les membres qui ne marchent pas au pas sont tancés, exclus, voire pire. Un épisode symbolique à cet égard est cette soirée où l’on brûle les fameux «verres» de manière rituelle en signe de protestation contre La Community et Le Fondement, évoquant immédiatement au lecteur l’autodafé des livres par les Nazis. Pour détruire de l’intérieur le capitalisme de la GCF, l’Organisation doit elle-même devenir une entreprise capitaliste, estime le grand leader Nelson dans l’une de ses rares lettres aux membres du Chœur.
Même si le thème de son roman est sombre et effrayant, Minervini écrit avec humour. Les noms de ses personnages sont à eux seuls source d’amusement. Et entre les dialogues philosophiques pontifiants, il fait également preuve d’autodérision. Après une discussion avec Pointbarre sur un possible lien entre plusieurs événements qui se sont déroulés le même jour et sur lesquels Ix aimerait écrire un essai, la réponse tombe: «Je ne sais pas en fait, je dis un peu n’importe quoi.»
La vaste érudition de Minervini malgré son jeune âge ressort des nombreuses références aux grands noms de la littérature et de la philosophie mondiales, parmi lesquels Thomas Mann, Franz Kafka, Samuel Beckett, Peter Sloterdijk et Gilles Deleuze ont pour tâche d’offrir au lecteur quelques repères et points d’appui. Mais hormis cela, la confusion règne en maître, le lecteur est constamment pris à contrepied dans un monde où tout est remis en cause. Ou plutôt, dans les mondes.
Qui s’abandonne complètement à Krank est parti pour une course effrénée, avec pour conséquences la désorientation et la confusion la plus totale. Car Minervini ne facilite pas la tâche du lecteur. Sa langue est exubérante, originale, mais pas toujours limpide. Parfois, les métaphores déraillent, ou Minervini se perd dans de trop longues digressions qui ne mènent nulle part. Mais une page plus loin, un autre paragraphe fascine à nouveau, ou une réflexion qui vaut vraiment la peine. Le fait d’être plus d’une fois mis sur une fausse piste s’accepte d’autant plus volontiers que le lecteur, au fil des pages, apprend à embrasser jusqu’à ce chaos.
Giuseppe Minervini, Krank, éditions De Geus, 2023.
Aliéné
Si je parviens à traduire mes arguments dans un discours convaincant tant par sa logique que par sa rhétorique, vous serez forcé d’en tenir compte dans votre jugement. Si vous ne le faites pas, ce sera une grande tragédie pour l’humanité qui me succédera.
J’ai été membre d’une organisation, c’est correct. Mais je n’ai pas mené cette révolte. Voici venir Nelson. Nelson dit: lorsque les évidences fiables se font rares, des décisions radicales doivent en reprendre la fonction. Mais j’ai été victime d’un coup monté.
Je vais vous parler de Nelson Douxremède –ce bon vieux Nelson, nos parents ont péri ensemble dans le même accident– il doit être riche comme Crésus à l’heure qu’il est. Quoique. Peut-être qu’il a été exécuté. Aucune idée. Nelson Douxremède deviendra à mon avis l’un de ces individus messianiques de l’histoire occidentale. Socrate, Jésus, Obama et Cie, qui au bout d’un certain temps sont virés de la liste comme Napoléon, Hitler, Obama et Cie. Nelson Douxremède nous a trahis. Par nous, j’entends: l’humanité. Sa place est ici, dans cette cellule.
Pourquoi ai-je donc tendu mes poignets? Ce qui m’a fait comprendre que j’étais un miséreux n’était pas le fait de n’avoir nulle part où aller, mais cette pensée persistante qu’une table et une chaise auraient été commodes, là, par terre à Anvers-Central. Vous devez savoir qu’il s’est passé beaucoup de choses bizarres, qu’il y a donc beaucoup de choses bizarres à raconter, et donc beaucoup de choses bizarres à remettre en forme dans ce texte. Quel est le coupable de toute cette affaire, je le découvrirai peut-être en cours de route. En tout cas, ce n’était pas moi.
Je tâche de m’exprimer en transmettant le moins de rancœur possible.
Dans le sillage de Thomas Mann, je m’efforce de dispenser mes informations de la façon la plus nobélisable possible et de vous les rendre, dans le même esprit, aussi amusantes à lire que possible.
Outre l’intrigue basique, le calcul arithmétique, le compte rendu aride, la perspective à vol d’oiseau, cela me chagrine beaucoup que vous puissiez éventuellement percevoir cette histoire comme un récit d’aventures, une bande dessinée, un roman de science-fiction, que sais-je encore, alors qu’elle m’est tombée dessus comme une pure et dure réalité dont j’espérais me libérer –ce qui ne fut pas le cas–, la beauté déterminera in fine votre verdict et mon sort.
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