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littérature

Ode à la nature : «Le Singe aquatique» de Mariken Heitman

Par Mariken Heitman, traduit par Françoise Antoine
10 janvier 2020 5 min. temps de lecture La première fois

La biologiste Elke veut prendre d’assaut le ciel et donner un nouveau souffle à la théorie du singe aquatique. Mais elle est surtout à la recherche d’elle-même, de sa propre forme et de son identité. Avec Le Singe aquatique, Mariken Heitman a écrit un premier roman pénétrant.

L’odeur de la peur

On ne regarde pas ceux qui dorment, mais les morts, oui. Sans vergogne. Nous l’avons trouvé au matin, roulé en boule, comme endormi, réduit à une simple chose. Ko a porté la main à sa gorge fine, comme pour en protéger les rides et les plis, et a dit que c’était le début.
J’ai détourné les yeux. Elle se parlait à elle-même, pas à moi.

Le renard était ici chez lui. On lui donnait des souris décongelées qu’on achetait à l’animalerie et qui ressemblaient à des jouets roses. Une décision prise après sa visite nocturne au poulailler. Quand j’y suis allée le lendemain matin, une odeur d’ammoniac, plus forte que d’habitude, m’a assailli les poumons. C’était l’odeur de la peur. J’ai posé l’arrosoir et le petit bac de graines devant la clôture et me suis redressée, les mains vides. Tous se taisaient, le coq et deux poules, évitant les quatre tas dépecés de leurs sœurs qui gisaient là, le cou brisé.

Leurs plumes collaient au grillage, la terre était tachée de sang et, dans les fosses creusées dans le sable où elles prenaient leurs bains de poussière les jours de soleil, se déplaçant invariablement à reculons, j’ai trouvé des crottes humides. Le prédateur n’avait emporté qu’une seule poule, par un trou que nous n’avons jamais pu repérer. On pouvait s’y attendre, a dit Ko dans la cuisine.

Nous y sommes retournées ensemble. Dans la panique, l’une des poules s’était jetée contre le grillage, qui lui avait marqué la poitrine à sang, et son aile gauche pendait comme appartenant à une autre. Ko a attrapé la poule avant de l’emmener vers le banc sous le poirier. Elle l’a caressée avec d’amples mouvements, le petit corps s’est gonflé et l’animal a fermé ses yeux de reptile. L’ombre s’étendait sur leurs silhouettes comme une nappe au crochet. Puis Ko l’a mise sur mes genoux. Peu de gens savent ce que cela fait de tenir une poule, et combien c’est léger. Des os creux. Autour d’elle flottait une aura d’excréments et de paille et son cœur battait trop doucement contre ma cuisse. Je lui ai caressé les plumes, ses griffes ont relâché leur prise. Ko est allée dans la grange et en est revenue avec une hache. C’était la première fois que je voyais cet outil.

La poule a eu comme un gargouillement, à moitié ravalé. Je n’ai pas eu besoin de détourner les yeux: Ko et la poule avaient disparu derrière la grange. Je fixais mes orteils.

Elke rencontre Lena, auteur du livre sur le singe aquatique

Je l’ai suivie dans l’escalier. Nous ne disions rien et elle ne s’est pas retournée un instant. C’est moi qui étais comme ça, à toujours vérifier, tandis qu’elle était du genre à savoir qu’on était encore là. Nous avons traversé des salles avec des ours, des reptiles et des oiseaux empaillés, énormément d’oiseaux. Ici en haut, c’était encore plus calme que dans la salle des papillons. Il y avait des tapis sur le sol et un courant d’air artificiel rafraîchissait la pièce.

«Le voilà.»

Elle tendait le bras, rayonnante. Nous étions face à un squelette massif d’au moins sept mètres de long, sur des pieds en acier, coincé entre un éléphant d’Afrique et un phoque. Un énorme animal aquatique, à en juger par sa forme oblongue et horizontale, ses membres sous-dimensionnés et ses os lourds.

«Il s’est éteint assez rapidement après avoir été découvert par les Occidentaux. Sans doute à cause d’une chasse trop intensive.»

Cet animal n’était pas une forme intermédiaire, mais une impasse.

Elle s’est dirigée vers l’appui de fenêtre, j’ai regardé son dos s’éloigner de moi. Elle s’est assise dans un renfoncement, immédiatement absorbée par le bois sombre. La vache marine était parente de l’éléphant, ayant un ancêtre terrestre en commun, mais je ne pouvais aller plus loin. Je me suis mise à observer les côtes, aussi épaisses que des poings d’homme. Je n’arrivais pas à la suivre sur cette piste étrange.

«Pourquoi les vaches marines?»

Des légendes racontaient, dit-elle, que les vaches marines étaient des êtres humains punis par les dieux. Jadis, les marins les prenaient parfois pour des sirènes. Pas celles-ci du reste, mais des congénères plus petits, qui vivent encore aujourd’hui dans les Caraïbes. Les lamantins. Depuis des siècles déjà, ces créatures mystérieuses fascinaient les hommes sur différents continents. Elle est revenue vers moi.

«Imagine-toi, Elke.»

Elle était tout près, j’ai senti dans son souffle mon prénom sur ma joue.

«Comme le singe aquatique, la vache marine aussi avait un ancêtre sur terre. Tous deux sont retournés dans l’eau. La grande différence, c’est que lui, il y est resté.» Elle a posé une main sur mon avant-bras. Elle me touchait.

À mes pieds, des haricots grimpants ont germé. Des cotylédons charnus se sont ouverts en claquant tandis que se formaient au-dessus d’eux des paires de feuilles en forme de cœur et, au milieu, des tigelles fines et élancées qui cherchaient à tâtons, s’étirant, s’allongeant, formant de nouvelles feuilles, avant de trouver mes jambes. En boucles égales, elles enroulaient leurs bras d’atèle autour de mes tibias. Peu à peu, je me couvrais de tiges et de feuilles. Au niveau de mon cœur, elles ont commencé à fleurir: rouge, comme de fines éclaboussures de sang sur un mur vert. Les coulants ont atteint mon entrejambe et, ne pouvant aller plus haut, se sont recourbés. Ils oscillaient en suspension dans le vide, il n’y avait plus de retour possible et leurs bras sinueux faisaient signe à Lena.

Elle a lâché le mien.

Les éclaboussures se sont étiolées, chutant à mes pieds. Une mue de fleur. Mais l’espace d’un instant, j’avais senti sa main.

De wateraap (Le Singe aquatique), Atlas / Contact, Amsterdam / Anvers, 2019.
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Mariken Heitman

écrivaine

© J. de Haas.

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