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littérature

La mosaïque Scott Rollins

Par Scott Rollins, Daniel Cunin, traduit par Daniel Cunin
3 décembre 2025 5 min. temps de lecture Trésors cachés

Écrire dans sa langue d’adoption, c’est le défi que relève Scott Rollins. Le traducteur originaire des États-Unis a publié deux ouvrages en néerlandais. Daniel Cunin a traduit deux courtes proses tirées de son plus récent opus.

Musicien, chanteur, auteur, éditeur et producteur de disques, le Newyorkais Scott Rollins vit depuis plusieurs décennies aux Pays-Bas. Sa connaissance de la langue néerlandaise l’a conduit à traduire bien des écrivains du cru dans sa langue maternelle, mais l’a aussi incité à se faire poète dans sa langue d’adoption ou encore à transposer dans celle-ci un choix de sa production anglaise. C’est ce dont rendait compte Grenstekens (Signes frontaliers), son premier recueil publié en 2020 aux éditions In de Knipscheer, trente-cinq invitations au voyage dans diverses contrées suivies du poème «Landschap van verlangen» (Paysage du désir) traduit en 23 langues –du tamazight au chinois en passant par le gaélique d’Irlande, la version anglaise étant bien entendu de la main de Scott Rollins lui-même.

Voici un an, toujours chez le même éditeur sis à Haarlem depuis cinquante ans –et qui s’apprête à fermer définitivement ses portes après avoir fait plus qu’aucune maison dans la mise en lumière des lettres des Caraïbes néerlandaises et de celles d’autres contrées lointaines–, Scott Rollins nous a cette fois proposé un recueil de courtes proses sous le titre Spiegelschriften (Écritures spéculaires). Ces dernières mêlent considérations philosophiques, teneur poétique, purs constats sur notre époque, réverbérations teintées d’humour, bribes de souvenirs, miettes d’une autobiographie fictive, esquisses dystopiques… Ce sont deux de ces miniatures qui suivent, transposées en français.

Subcutane Highway Blues 2061

J’ai des regrets. À l’époque, j’ai cru que me défaire de mon smartphone faciliterait plus encore les communications, de même que pour toutes et tous autour de moi. Mais à compter du moment où j’ai autorisé mon médecin à implanter cette fichue puce sous mon crâne, c’en était fini de cet espoir. Je me suis laissé dire que, par le passé, les gens estimaient qu’une personne qui parlait toute seule dans le bus ou dans la rue n’était pas bien dans sa tête. Or, cela fait plus d’un demi-siècle que l’on sait que celle-ci s’entretient en réalité en mains-libres avec quelqu’un d’autre. C’est ça: à l’heure actuelle, dans nos gigantesques entreprises IT, les surveillants se relaient jour et nuit. Point de pauses, ni devant ni derrière les écrans.

Depuis bien des décennies, les systèmes de vidéosurveillance que la municipalité a fait jadis installer pour dissuader terroristes et criminels d’agir se sont répandus comme de l’eczéma sur toutes nos places et dans tous nos parcs. Il n’est plus envisageable de se gratter le cul où que ce soit sans qu’une alarme se déclenche. La semaine dernière encore, on m’a arrêté pour une tentative de traverser la chaussée hors d’un passage piéton.

À l’instar de milliards de mes semblables, il m’est impossible, depuis cette bénigne intervention, de me fondre dans la foule. J’aspire après l’époque où chacun vivait en anonyme – en passant inaperçu. Je le clame: la puce s’arrête ici et ne va pas plus loin. Et en douce, j’essaie de sensibiliser les gens pour qu’ils la fassent retirer. Mais ça ne va pas tout seul. Il y a longtemps qu’on a dépassé le stade des conditions générales en petits caractères; aujourd’hui, dès qu’on est relié à un réseau informatique, le contrat nous passe la corde autour du cou. Nous réduisant à faire preuve d’une prudence extrême : notre cerveau étant devenu le terrain de jeu de toutes sortes de logiciels espions qui lisent nos pensées, on est par avance et à chaque instant un suspect.

Mort par selfie

Être ou ne pas être devant l’incontournable objectif. Telle est la question: vit-on un degré plus élevé de la réalité sans la moindre intervention de la technologie ou mieux vaut-il malgré tout s’emparer du téléphone portable pour prendre toujours plus d’instantanés des formes quotidiennes de la mort dans notre omniprésent monde numérique?

Un article sur le Net: le zoo a confirmé que, contrairement à bien d’autres animaux dans de semblables cas de figure, le jaguar ayant attaqué une femme qui voulait faire un selfie avec le félin ne sera pas abattu, et que l’institution se contentera de poster en ligne des images de cette expérience de mort imminente.

Une avalanche de commentaires indignés exigeant que cette idiote patentée soit poursuivie au pénal et se demandant comment bon sang une personne de trente ans peut être à ce point dépourvue de conscience du danger et d’aptitudes à survivre.

À l’heure où, sans réfléchir, nous prenons des photos à la recherche du cliché parfait en haut d’une montagne ou d’un gratte-ciel, près d’une centrale électrique, pique-niquant en troupeaux au bord des autoroutes, des chemins, des rivières, des plages et des lacs, il arrive que le selfie signe notre mort: nous voici des proies aisées pour les animaux, l’électrocution, le feu ou la noyade, ne prêtant pas attention à ce qui nous entoure, pataugeant dans des sables mouvants, smartphone 5G perché au-dessus de la tête, ignorant les panneaux qui mettent en garde contre les divers périls.

Des statistiques globales montrent que la mort par selfie survient surtout en Inde, en Russie, aux États-Unis et au Pakistan, que dans près de trois quarts des cas il s’agit d’homme de moins de trente ans et que le chiffre gonfle chaque année, chiffre qui pourrait être bien plus élevé qu’on ne le dit puisque la plupart de ces décès sont déclarés comme résultant d’accidents de la circulation.

Selon les médecins et les scientifiques, l’ampleur du problème est sous-estimée, ceci dans l’évaluation des causes, des raisons et des répercussions réelles de la mort par selfie, autant d’estimations qui permettraient d’adopter des mesures appropriées, par exemple: créer des zones où il serait interdit de se prendre en photo ou encore dispenser des cours de méditation ambulante dans notre pauvre ici et maintenant.

Scott Rollins

écrivain et traducteur

Daniel Cunin

Daniel Cunin

traducteur littéraire

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