Le dialecte est-il voué à devenir une pièce de musée?
On l’entend dans les séries télévisées, on le lit dans les bandes dessinées, on le voit sur les casquettes et sur les pulls: le dialecte est omniprésent. Mais le parle-t-on encore? Survivra-t-il au vingt-et-unième siècle? Véronique De Tier, dialectologue, nous fait découvrir le paysage dialectal des Plats Pays. Un avertissement toutefois: hors de question de qualifier le dialecte de «langue standard dénaturée».
Un dialecte est une variante linguistique parlée dans un lieu ou une région donnée ou au sein d’un groupe, et qui s’écarte de la langue standard. C’est la définition que l’on trouve dans de nombreux dictionnaires et ouvrages de référence. Bien que les dialectes diffèrent de la langue standard, ils n’en sont pas une altération. Imaginer qu’un dialecte est un néerlandais mal prononcé est une erreur. Les dialectes sont des langues naturelles à part entière, qui possèdent leur propre vocabulaire, leur propre prononciation et leur propre grammaire, qui sont le résultat d’une longue évolution historique. Ils remontent au moyen néerlandais et ont conservé de nombreuses caractéristiques linguistiques historiques ayant déjà complètement disparu dans la langue standard, comme hoes et huus (huis – maison), wulle (wol – laine), weunen (wonen – habiter)…
Parallèlement au dialecte, il existe également la langue régionale, les régiolectes et la tussentaal. Bien qu’en principe, langue régionale soit synonyme de dialecte, cette locution apparaît aujourd’hui souvent dans un contexte politique, par exemple dans le cadre des langues régionales officiellement reconnues. Aux Pays-Bas, le limbourgeois et le bas saxon sont reconnus en tant que langues régionales, en vertu de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ainsi, une langue régionale revêt parfois une connotation ou un statut plus noble que le dialecte. Pour d’autres, la langue régionale reste synonyme de dialecte.
Les dialectes flamands ne manquent pas de mots pour parler des enfants (illustration de l’Atlas van het dialect in Vlaanderen, Lannoo, 2021). © Steven Theunis & Stijn Fabri / Lannoo
Un régiolecte est le dialecte d’une région assez vaste. Il n’est pas limité à un lieu spécifique. Cependant, encore une fois, la frontière entre ces concepts est assez floue. Ce qui est un régiolecte pour l’une peut être un dialecte pour certains, ou encore un mésolecte pour d’autres. On définit souvent le régiolecte comme une forme à mi-chemin entre la langue standard et le dialecte, où les petites variantes dialectales ne sont pas perceptibles. Pour certains linguistes (flamands), cette forme s’écarte un peu plus de la langue standard que la tussentaal, langue vernaculaire générale et informelle parlée en Flandre. D’autres estiment qu’il s’agit d’un synonyme de tussentaal. Il est délicat de répondre à la question de savoir où se trouve la frontière entre un régiolecte et la tussentaal. Ainsi, les linguistes parlent généralement d’un continuum de variants intermédiaires entre dialecte et langue standard.
La tussentaal –que certains appellent le soapvlaams (le flamand de soap-opéra), le verkavelingsvlaams (le flamand de lotissement) ou encore le schoon vlaams (le beau flamand)– diffère de la langue standard en ce qu’elle comporte des éléments qui n’appartiennent pas au néerlandais standard. L’emploi de ge pour je/u, de diminutifs en -ke (panneke), l’amuïssement de phonèmes finaux (nie, wa, da…) sont des caractéristiques typiques de la tussentaal. Il ne s’agit pas du tout d’un dialecte, puisqu’il ne contient pas de mots ni de sons dialectaux. Néanmoins, la tussentaal d’un Limbourgeois peut différer de celle d’une Flamande occidentale.
La tussentaal est un terme utilisé exclusivement pour la Flandre. Mais qu’en est-il aux Pays-Bas? Tout le monde y parle-t-il un néerlandais impeccable? Bien sûr que non! Les Pays-Bas ont aussi leur variante plus informelle de la langue standard. Cette langue familière informelle est cependant plus proche de la langue standard que de la tussentaal de Flandre. On appelle cette variante le poldernederlands (le néerlandais des Polders), un terme utilisé pour la première fois par Jan Stroop en 1997. Il s’agit d’un sociolecte, une variante linguistique de locuteurs issus d’une certaine catégorie sociale. Tout comme les dialectes sont définis par le contexte géographique du locuteur, pour les sociolectes, c’est le contexte social (âge, sexe ou classe sociale) du locuteur qui est déterminant. Les jeunes emploient le «parler jeune», tandis que le poldernederlands (la forme orale non standard du néerlandais) est la langue de la classe sociale supérieure.
Les Pays-Bas ont aussi leur variante plus informelle de la langue standard
Au début des années 1990, Jan Stroop et son collègue Siemon Reker constatent indépendamment l’un de l’autre des évolutions sonores de la langue standard, principalement du côté de jeunes femmes ayant fait des études supérieures, un groupe qui s’avère souvent précurseur des évolutions linguistiques. Le poldernederlands n’est pas une variante régionale du néerlandais, mais une sorte de langue substandard, à l’instar de la tussentaal en Flandre. Sa caractéristique principale est la prononciation des diphtongues: ei devient aai (raaik), ui devient ou (bouten), ou devient aau (blaauw, ik haau van jaau), etc.
On entend parfois parler d’ethnolecte: le variant linguistique d’une communauté ethnique spécifique, comme l’indonésien-néerlandais, le marocain-néerlandais ou encore le genkois des cités –le néerlandais des enfants de mineurs dans le Limbourg. Les ethnolectes peuvent apparaître du fait de l’immigration ou être de nature coloniale. Dans le premier cas, l’ethnolecte a émergé en zone néerlandophone. Les immigrés marocains ou italiens arrivent en Flandre ou aux Pays-Bas et y apprennent le néerlandais (avec des influences marocaines ou italiennes). L’ethnolecte est ainsi transmis aux générations suivantes en tant que langue maternelle. Dans le deuxième cas, la variante est apparue hors zone néerlandophone, comme c’est le cas chez les colons néerlandais partis au Suriname.
Cinq zones dialectales
Combien existe-t-il de dialectes dans la zone dialectale néerlandophone? C’est difficile à définir. Chaque localité possède ses caractéristiques dialectales uniques. La langue peut donc varier d’un village à l’autre. Les locuteurs d’un même dialecte identifient facilement ces nuances, tandis que les autres les remarquent à peine. Bien que leurs différences soient plus flagrantes, les villages limitrophes présentent davantage de similitudes que de divergences. Les linguistes ont classé les dialectes dans différents groupes sur la base de ces critères.
Souvent, la néerlandophonie est grossièrement subdivisée en cinq zones dialectales, parallèlement au frison et à ses variantes. En effet, le frison représente un groupe à part, en ce qu’il est reconnu comme langue officielle. En 1969, la célèbre dialectologue Jo Daan distingue vingt-huit zones dialectales sur sa non moins renommée carte géographique.
Sur sa célèbre carte, en 1969, la dialectologue Jo Daan identifie vingt-huit régions dialectales en Flandre et aux Pays-Bas. © Institut Meertens
D’autres répartitions comptent parfois plus ou moins de groupes dialectaux, ce qui prouve qu’il n’existe pas de méthode uniforme pour créer des catégories objectives. La plupart du temps, la classification est effectuée sur les critères de prononciation (ie/ij de kijken, la prononciation g/h, l’amuïssement du h, selon que l’on prononce groen avec un oe ou un uu)… Parfois, certains locuteurs se basent quant à eux sur le vocabulaire pour désigner le dialecte d’un autre village. Ainsi, à Ruiselede en Flandre-Occidentale, un mug (un moustique) s’appelle un meuzie, tandis que l’on entend bien plus souvent mug à Aalter, situé tout près.
Chaque groupe dialectal contient donc des dialectes locaux parents linguistiquement mais qui divergent des dialectes des régions voisines. Les groupes dialectaux ne suivent pas nécessairement les frontières nationales ou provinciales: les dialectes flamands, brabançons et limbourgeois sont parlés tant en Belgique qu’aux Pays-Bas et les dialectes flamands s’entendent par-delà les frontières française et néerlandaise. Certains dialectes de la province du Brabant flamand sont classés parmi les dialectes limbourgeois, ceux de Goeree-Overflakkee en Hollande-Méridionale font partie des dialectes zélandais… On peut ensuite continuer à répartir les sous-dialectes en groupes dialectaux plus petits. On peut même affirmer que chaque village ou hameau possède son propre dialecte.
Les groupes dialectaux ne suivent pas nécessairement les frontières nationales: par exemple, les dialectes flamands s’entendent par-delà les frontières française et néerlandaise
Bien que les six groupes (dialectaux) ne constituent qu’une répartition approximative, ils reflètent les principales frontières dialectales dans l’aire néerlandophone européenne. Ces frontières portent le nom d’isoglosses. La frontière entre le flamand occidental et le flamand oriental correspond approximativement à la façon de prononcer ij et ui ou ie et uu (tied, ruute), l’isoglosse entre le limbourgeois et le brabançon représente la frontière entre ik et ich… Le nombre de dialectes de la néerlandophonie reste cependant difficile à évaluer. Néanmoins, il est certain que de nombreuses variantes sont perceptibles dans les dialectes néerlandais, que ce soit au niveau de la prononciation qu’aux niveaux lexical ou grammatical.
Comme le montrent ces deux cartes, les dialectes du néerlandais présentent énormément de diversité, notamment pour ce qui du vocabulaire et de la prononciation. © Dialectloket
Différences historiques
Beaucoup articulent les différences linguistiques autour de différences Nord-Sud: le néerlandais parlé en dessous et au-dessus des grandes rivières que sont le Rhin, la Meuse et l’Escaut, est différent. Le «g doux» est un exemple fréquemment cité. Toutefois, les différences dialectales les plus marquantes s’observent sur l’axe est-ouest. Dans les dialectes orientaux, on entend encore des mots tels quel old ou ald (comme en allemand), tandis que dans le centre ou à l’ouest, on entend plutôt ou (comme dans oud et koud, vieux et froid), comme dans la langue standard. Dans les régions limbourgeoise et basse-saxonne, huis (maison) se prononce encore hoes, tandis qu’on entend (h)uis ou huus ailleurs. Des termes tels que kieken en diek (pour kijken et dijk, regarder et digue) reflètent des formes linguistiques anciennes.
Les régions dialectales où ces formes anciennes survivent se trouvent souvent aux extrémités de la zone linguistique: le zélandais, le flamand de France et occidental, le groningois, le drents ou encore le limbourgeois. Les dialectes de la côte occidentale présentent d’autres caractéristiques historiques, telles que pit et vier au lieu de put et vuur (trou et feu) dans le centre et à l’est. Les différences dialectales sont un reflet de l’histoire linguistique: la variation que nous observons aujourd’hui est le résultat d’évolutions linguistiques de plusieurs siècles principalement survenues dans le cadre de la migration des tributs germaines autour du quatrième siècle (les Saxons et les Francs).
Les innovations dans la langue néerlandaise sont principalement arrivées du Brabant et de Hollande, reléguant à la marge les formes plus anciennes telles que l’ancien oe/uu et ie. Durant le Siècle d’or, ces régions exerçaient en effet une domination économique. C’est également durant cette période que le besoin d’une langue standard s’est imposé (notamment pour la traduction de la Bible des États et en raison de l’essor de l’imprimerie). Les caractéristiques de ces dialectes dominants (les diphtongues, par exemple) ont finalement trouvé leur chemin jusqu’au néerlandais standard.
Une disparition inévitable des dialectes?
Le dialecte est-il davantage parlé en Flandre qu’aux Pays-Bas? Peut-être un peu plus, mais le dialecte est toujours parlé aux Pays-Bas également. En Flandre, le recul du dialecte s’est amorcé plus tard qu’aux Pays-Bas, car le français y est longtemps resté la langue dominante. Cela a laissé peu d’espace à une langue standard néerlandaise et a permis de maintenir les dialectes en vie plus longtemps. Cependant, les dialectes de Flandre disparaissent désormais eux aussi à grande vitesse. Les dialectes de la périphérie subsistent plus longtemps que ceux des régions centrales. En Flandre, c’est dans le Brabant, à Anvers et dans certaines parties du Limbourg que les dialectes ont le plus reculé, tandis que la Flandre-Occidentale préserve encore relativement ses dialectes.
Aux Pays-Bas, les dialectes ont commencé par disparaître dans les régions de Hollande et d’Utrecht, tandis que leur emploi subsiste plus longtemps à Drenthe, Twente et dans le Limbourg. Il y a quelques années, Arjen Versloot a recensé le recul des dialectes sur la base des études existantes. À l’aide de ces sources, le professeur de linguistique montre à ses lecteurs que le dialecte perd aujourd’hui énormément de terrain. Il existe évidemment des différences. Sans surprise, le frison reste le variant le plus stable et le néerlandais limbourgeois fait également de son mieux. En Flandre, c’est le flamand occidental qui se maintient le plus solidement, mais sa disparition est amorcée. Dans toutes les autres régions, nous observons que l’usage des dialectes n’est plus très répandu. Dans certaines régions, l’usage du dialecte n’atteint même plus cinq pour cent chez les jeunes nés en 2005.
En 2021, le linguiste Arjen Versloot a recensé le recul des dialectes. © Neerlandistiek
Différents facteurs jouent un rôle dans le recul des dialectes. Il n’existe presque plus de petites communautés soudées. Les moyens de transport modernes et les technologies de la communication ont rapproché les personnes de différentes régions dialectales. Les unions mixtes (des Groningois qui épousent des Zélandaises, des Flamandes occidentales en couple avec des Limbourgeois) ont également contribué au choix de la langue standard au détriment du dialecte. En outre, l’urbanisation et l’arrivée de migrants ont permis d’établir des contacts avec d’autres langues et variantes linguistiques, et un niveau d’éducation plus élevé a accéléré la transition vers le néerlandais standard.
Outre les raisons objectives, des facteurs subjectifs entrent également en jeu. Le dialecte est souvent considéré comme moins valorisé et est associé à un statut social inférieur. Certains considèrent le dialecte comme une langue «paysanne» qui ne conviendrait pas dans un contexte professionnel. Cette stigmatisation décourage son utilisation, en particulier dans les situations formelles. Cet aspect a été particulièrement mis en avant dans les années 1960. Parler le dialecte était mauvais pour la carrière. À l’école, on était même puni si l’on parlait dialecte pendant les pauses ou en classe.
Héritage et nostalgie
De moins en moins de personnes parlent le dialecte. Et lorsqu’elles le font, cela se limite souvent à la sphère privée. Les dialectophones unilingues n’existent plus. Tout le monde maîtrise la langue standard ou une de ses formes intermédiaires (tussentaal ou verkavelingsvlaams/poldernederlands). Dans ce contexte, les caractéristiques dialectales les plus marquantes sont les premières à disparaître, surtout si elles n’étaient parlées que dans une petite région. Il en résulte une uniformisation croissante au sein des groupes dialectaux, créant ainsi des régiolectes. Malgré des différences régionales, aucune région n’échappe à cette évolution. La carte colorée des dialectes de la néerlandophonie s’uniformise lentement.
Malgré tout, le dialecte ne semble pas disparaître complètement. La musique en dialecte, les bandes dessinées, les messes et les gadgets en dialecte sont tendance. Le dialecte fait même sa réapparition dans les séries télévisées. Ces dernières années, plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique sur les dialectes ont été publiés: Wie zegt wat waar? (Qui dit quoi et où ?), avec des cartes des dialectes et des informations sur les régions dialectales, et l’Atlas van het dialect in Vlaanderen (Atlas des dialectes en Flandre), qui décrit l’histoire des dialectes de manière accessible. Le dialecte est donc toujours bien vivant dans l’esprit du public. Il fait partie de notre identité et est profondément ancré dans notre sens de la langue.
Le regain d’intérêt contribue à la préservation du dialecte en tant que patrimoine, mais n’a que peu d’incidence sur l’utilisation quotidienne de la langue
C’est peut-être la raison pour laquelle l’univers de l’horeca (hôtellerie, restauration et cafés) et de la publicité aime recourir à des éléments dialectaux typiques. Parfois, la balle rebondit plus loin que prévu. Comme tous les éléments dialectaux ne sont pas encore bien connus des dialectophones d’aujourd’hui, de nouvelles variantes, également connues sous le nom d’hyperdialectes, émergent. Dans ces variantes, les locuteurs utilisent des formes linguistiques qui n’existaient pas à l’origine dans le dialecte. Pensez à la prononciation hypercorrecte ou aux conjugaisons et inflexions «erronnées».
Extrait de la série télévisée Chantal, entièrement tournée en flamand occidental. Le dialecte réapparaît même souvent dans les séries télévisées. © VRT
On le voit, par exemple, dans l’utilisation d’articles fléchis dans le dialecte brabançon. Dans sa thèse, Kristel Doreleijers cite l’exemple de l’article des mots singuliers masculins (unne/unnen) et féminins (un). Dans l’hyperdialecte des jeunes, tous les mots –y compris les mots féminins– ont un article accompagné de la terminaison -ne. Pour les locuteurs brabançons plus âgés, cet usage est incorrect, tandis que les plus jeunes sont d’avis que c’est un bon dialecte qui a même une consonance extra-brabançonne. Ce que les aînés perçoivent intuitivement est beaucoup plus difficile pour les plus jeunes. Ces derniers ne connaissent pas les règles du dialecte, puisqu’ils ne les ont pas acquises chez eux et ne se sont pas appropriés sa grammaire. Parler d’unnene hond, unne dame ou unnene koe ne leur pose pas de problème et ils utilisent souvent ces formes sur les réseaux sociaux. La relation entre cette caractéristique linguistique et la fonction grammaticale d’origine –marquer le genre masculin– s’estompe chez ces jeunes locuteurs de dialecte, alors qu’une nouvelle fonction sociale s’impose: faire savoir que l’on vient du Brabant ou que l’on s’associe au Brabant.
Le regain d’intérêt pour le dialecte reste cependant avant tout un mouvement culturel et nostalgique. Il contribue à la préservation du dialecte en tant que patrimoine, mais n’a guère d’incidence sur l’utilisation quotidienne de la langue. Le dialecte semble de plus en plus prendre la forme d’une pièce de musée. Bien qu’il n’ait pas encore totalement disparu, il est peu probable qu’il redevienne un moyen de communication quotidien. En attendant, nous pouvons toujours profiter des riches expressions culturelles dans lesquelles le dialecte joue un rôle.








Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.