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«Schaduwlicht» de Petra Thijs: ode à une modèle
compte rendu La première fois
Littérature

«Schaduwlicht» de Petra Thijs: ode à une modèle

Dans Schaduwlicht (Lumière de l’ombre), Petra Thijs nous emmène dans les coulisses du monde artistique par le biais inattendu de l’histoire de Victorine Meurent, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet.

Ce premier roman de Petra Thijs (°1972) s’apparente à une restauration d’honneur: celui de Victorine Meurent, une jeune femme qui, au milieu du XIXe siècle, fut l’une des muses et modèles du peintre Édouard Manet dans des œuvres pionnières.

Pionnières? Dans Le Déjeuner sur l’herbe, notamment, allant à l’encontre de la tradition, Manet ne peint plus de femme nue au regard pudiquement détourné, mais la fait regarder droit dans les yeux du spectateur.

Restauration d’honneur? Oui, car le rôle et l’influence de Victorine Meurent furent en réalité bien plus importants que ce que l’on crut jusqu’ici. Elle n’était pas seulement modèle; elle peignait également, à une époque où les femmes n’étaient pas encore autorisées à exposer officiellement dans les salons. Elle n’avait rien, en outre, de la prostituée alcoolique morte précocement, comme elle fut injustement dépeinte par un critique d’art douteux dans une biographie écrite sans verve.

Une diva dépravée?

Cette image de diva dépravée est à mettre au compte d’Adolphe Tabarant, l’un des biographes d’Édouard Manet. Petra Thijs entame son roman par un extrait du manuscrit que Tabarant voulait écrire sur Victorine Meurent elle-même. C’est donc la prose d’un critique d’art prétentieux et imbu de sa personne, qui se considère comme aussi important que les peintres qu’il fréquente et critique. En temps normal, Tabarant n’est pas avare de potins graveleux, pourtant son texte est ennuyeux, rébarbatif; c’est la prose informative d’un gratte-papier à bout de souffle et jaloux. Le lecteur doit donc en passer par là, mais cette lecture est nécessaire pour mieux contextualiser et comprendre la suite. Et c’est tout bénéfice, si l’on considère l’aversion que le lecteur développe d’emblée pour ce falsificateur de l’Histoire.

Le véritable plaisir de lecture commence donc à la page 63, lorsque Petra Thijs se glisse dans la peau de Victorine Meurent pour raconter sa vie. L’écriture est élégante, pleine d’anecdotes et de fines observations du monde (machiste) qui l’entoure, et le style, bien plus riche que celui du compte rendu aride de Tabarant.

Nous faisons connaissance avec Victorine alors qu’elle est encore une toute jeune fille. Inspirée par son père artiste, elle rêve d’une vie aventureuse à Paris, mais souffre sous le joug d’une mère frustrée et autoritaire. Aussi s’enfuit-elle à l’âge de quatorze ans pour la capitale française, où elle cherche son salut dans le milieu artistique. Elle erre de chambre en chambre, travaille dans les bistrots et comme modèle, et finit par entrer en contact avec Édouard Manet.

Une femme émancipée

Ainsi Petra Thijs raconte-t-elle l’histoire d’une femme pauvre mais libre, dans un monde dominé par les hommes. La vie est dure, car on ne prend pas les femmes au sérieux, encore moins les modèles nus, mais Victorine saura se distinguer par sa sagacité, bien plus que par son physique. Elle aura l’occasion de prendre des cours auprès du Belge Alfred Stevens et du Français Étienne Leroy, et finira par exposer elle-même.

Elle attire également l’attention d’Édouard Manet. D’abord frappé par sa chevelure rousse et son regard aguicheur, il découvre bien vite que Victorine n’a pas sa langue en poche, qu’elle a un point de vue sur l’art, une opinion sur la direction que doit prendre la peinture… et une idée claire de la façon dont elle veut être représentée dans les tableaux pour lesquels elle pose. Car il n’y a pas que Le Déjeuner sur l’herbe; il y a aussi Olympia et quelques autres œuvres moins connues. L’influence de Victorine Meurent s’avère plus importante qu’on ne l’a pensé jusqu’ici. Édouard Manet parcourt un long chemin avec elle et considère même les tableaux comme le résultat de l’interaction entre l’artiste et son modèle. Mais lui aussi reste en fin de compte coincé dans son rôle. Les hommes féministes arriveront plus tard.

Victorine est forte, mais est inévitablement marquée par les nombreux déboires et revers qu’elle subit. Sa vie ressemble bien souvent à une vallée de larmes, et ses moments de joie sont de courte durée. Loin d’en faire une histoire larmoyante, toutefois, Petra Thijs écrit une véritable ode à cette femme obstinée, qui suit tambour battant son propre chemin.

Un roman documenté

L’écrivaine s’appuie largement sur l’Histoire et sur différentes sources qu’elle a pu dénicher lors de ses recherches. Elle a passé dix ans à exhumer le passé et à écrire. En fin d’ouvrage, elle fournit un commentaire historique et révèle sa part d’invention. Ce n’était pas nécessaire, mais cela donne à voir par quelles interventions et techniques narratives l’autrice est parvenue à faire revivre ce milieu artistique parisien, avec ses ragots, ses manœuvres sordides et son machisme.

Petra Thijs ne nous invite donc pas seulement dans les coulisses du monde de l’époque, mais également dans celles de son propre processus d’écriture. Notre absence de doute, tout au long de la lecture, quant à la véracité de son histoire partiellement inventée ne fait qu’accroître encore le mérite de cette nouvelle venue dans le paysage littéraire flamand.

Petra Thijs, Schaduwlicht, Pelckmans, 2022.

Une énième nuit blanche: extrait de Schaduwlicht

C’était la énième nuit blanche que je passais à côté de sa chambre à elle. Le couloir était désert, et le sol sur lequel j’étais assise était glacial et m’embrouillait l’esprit. La conciergerie au rez-de-chaussée semblait retenir son souffle. Je n’entendais même pas de bébé crier, ni de vieille dame tousser, juste mon cerveau grincer de temps en temps, à force de tourner à plein régime. J’ai pleurniché quelques secondes, vu que pleurer fait moins mal que penser. Du moins jusqu’à ce que mon cerveau se remette à fuser, après ce bref répit, à propos du nombre d’accidents qui se produisent chaque jour, du fait qu’à chaque instant certaines montres s’arrêtent alors que d’autres continuent tranquillement et –c’est peut-être encore ce qui m’étonnait le plus– que de nouvelles personnes naissent, sans se préoccuper de celles qui étaient là avant. Qu’on trouve encore de la place sur cette planète pour autant de nouvelles personnes, tandis qu’il n’en restait plus pour certaines autres. J’ai poussé un soupir. Peut-être bien que, quelque part dans cette ville à bout de souffle qui s’appelle Paris, il y avait quelqu’un d’autre comme moi qui ne pouvait pas dormir et qui s’étonnait que la Terre continue de tourner. La porte de la chambre à côté de moi s’est ouverte. Ma mère venait voir.

— Combien de fois je dois te le dire? Il fait trop froid, la nuit, pour être assise pieds nus par terre. Et tu n’auras plus tes chaussures, après ta dernière fugue.
Je lui ai tourné le dos.

— Qu’est-ce que tu crois? T’es pas la seule à en baver dans cette famille. Tu as douze ans. Tu es en âge d’assumer tes responsabilités.
Je ne réagissais pas.

— Si tu continues à te comporter ainsi, tu peux aussi bien être morte pour moi.
J’ai croisé les bras, puis j’ai entendu la voix de mon père provenant de la chambre à coucher :
— On ne dit pas ces choses-là.

Ma mère a hésité un peu, comme si elle cherchait les bons mots pour remettre les choses en place, à l’endroit où il fallait qu’elles soient dans son monde à elle. Mais elle s’est ravisée.
— Dans ce cas, qu’elle se débrouille si elle tombe malade.

Elle a haussé les épaules et a refermé la porte de la chambre à coucher. Une fois sûre qu’elle était partie, j’ai regardé par le trou de la serrure de la chambre verrouillée, celle que je surveillais depuis maintenant des mois et défendais contre ma mère et le reste du monde, avec le lit et le fauteuil recouverts de draps blancs, à l’abri de la lumière et de la poussière. Ils étaient à la fois connus et blancs comme une page vierge.

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