Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Un oubli historique: le commerce «belge» des esclaves
© Rijksmuseum, Amsterdam
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Le passé colonial
Histoire

Un oubli historique: le commerce «belge» des esclaves

L’implication des grandes puissances européennes dans le commerce des esclaves est un fait connu. En revanche, on ignore souvent que les Pays-Bas méridionaux ont eux aussi activement participé à la traite. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, de nombreux navires appareillaient du port d’Ostende pour les côtes d’Afrique centrale et occidentale afin d’y échanger leurs cargaisons de marchandises contre des êtres humains. Les personnes réduites en esclavage embarquées dans les navires ostendais se comptent sans doute par milliers. Mais il reste à mener une étude approfondie pour apprécier l’ampleur exacte du phénomène, explique l’historien Stan Pannier. Les recherches qu’il effectue auprès du Vlaams Instituut voor de Zee (VLIZ, Institut flamand de la mer) visent à faire la lumière sur cette période.

«Les côtes africaines reçoivent aussi la visite de navires des Pays-Bas méridionaux, et les Flamands s’y livrent au même abominable commerce que celui que les autres pays européens pratiquent sans scrupule depuis des lustres.» Aujourd’hui, cette activité est presque entièrement tombée dans l’oubli, mais la participation des commerçants «belges» à la traite des esclaves au début de la décennie 1780 n’était en aucun cas un secret pour le touriste anglais James Shaw. Dans son récent livre De zwarte handel (Le Marché noir, 2021), Herman Portocarero évoque cette page de l’histoire. De nombreuses questions demeurent encore aujourd’hui sans réponse. L’auteur conteste l’opinion selon laquelle l’esclavage appartient à un passé définitivement révolu. Conviant son lecteur à un voyage dans le temps et l’espace, et entrecoupant son récit d’une foule d’observations tirées de ses quarante ans de carrière diplomatique, il apporte les preuves que le racisme structurel de nos sociétés contemporaines constitue un héritage direct de la traite transatlantique. Un des autres mérites de l’ouvrage est de mettre en lumière la participation de capitaux et négociants «belges» à ce commerce triangulaire.

Dans cet article, j’apporterai quelques compléments à l’étude du trafic négrier belge dont l’ouvrage de Portocarero a posé les premiers jalons, puis je préciserai les questions sur lesquelles devront porter les prochaines recherches.

Déferlement sur Ostende

En 1775, le conflit latent entre la Grande-Bretagne et ses colonies nord-américaines s’envenima. Suivant la devise selon laquelle «l’ennemi de mon ennemi est mon ami», de nombreux pays s’engagèrent dans les hostilités et apportèrent leur soutien aux insurgés américains. La France était intervenue en 1778 et l’Espagne en 1779, de sorte qu’en 1780, quand les Provinces-Unies se résolurent à prendre part au conflit, Londres faisait la guerre à toute l’Europe de l’Ouest. Toute l’Europe de l’Ouest? Non. Un pays possédant une bande côtière de soixante kilomètres de long calée entre les belligérants parvint à se tenir à l’écart du cliquetis des armes: les Pays-Bas méridionaux.

Pour attiser la flamme du commerce, l’empereur Joseph II déclara la ville port franc

Après avoir appartenu pendant plus d’un siècle à l’empire espagnol, les Pays-Bas méridionaux étaient échus à la branche autrichienne des Habsbourg en 1714. Au XVIIIe siècle, l’Autriche, inquiète de sa rivalité avec la Prusse et la Russie, se préoccupait surtout de la situation en Europe centrale. Vienne n’avait pas grand-chose à gagner à une participation active à un conflit entre les puissances d’Europe occidentale. Comme plusieurs autres souverains, les Habsbourg choisirent donc d’intégrer la Ligue de neutralité armée pour protéger leur commerce maritime contre les aléas de la guerre.

En Europe, la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne et les Provinces-Unies s’affrontaient en effet plus souvent sur mer que sur terre. Le commerce maritime souffrait tout particulièrement de cette situation. Les vaisseaux de guerre étaient autorisés à capturer tous les navires ennemis, et les amirautés accordaient à des armateurs privés le droit de s’emparer de cargaisons commerciales. Pendant ces années de guerre, comment les négociants pouvaient-ils exercer leur activité dans une relative sécurité? Beaucoup essayaient de se protéger de la puissante flotte britannique en opérant depuis un port neutre, ou en naviguant sous un pavillon sûr. Rien d’étonnant que le gratin du négoce européen convergeât vers Ostende dès 1778. Pour attiser la flamme du commerce, l’empereur Joseph II déclara la ville port franc lors d’une visite festive.

Ostende fut un temps "the city that never sleeps"

Ce fut un succès. Et même plus: un déferlement. On entendait une langue différente à chaque coin de rue, les maçons locaux manquaient de briques et les prix des maisons existantes atteignaient des sommets. L’armée abattit les remparts afin de faire place à de nouvelles constructions. Ostende fut un temps the city that never sleeps. «Depuis mon arrivée ici, je n’ai jamais pu cesser le travail avant une heure du matin, écrivait un des employés d’une maison de commerce. Hier, j’ai même dû veiller jusqu’à deux heures et demie.» Des vigiles durent être engagés pour veiller à la sécurité de la cité portuaire, autrefois si somnolente. En 1770, quatre cents navires avaient accosté à Ostende; en 1780, leur nombre avait bondi à mille, puis à deux mille un an plus tard. D’autres records séculaires furent battus: le chroniqueur Jacobus Bowens rapporte ainsi que vingt-cinq navires avaient quitté le port lors de la seule journée du 11 mars 1780. «Impossible de s’imaginer plus beau tableau», s’enthousiasmait un négociant dans un courrier à un de ses clients habitant la campagne.

Roi du Congo

L’euphorie régnante n’incitait pas seulement au toujours plus et toujours plus grand, elle poussait aussi au toujours plus loin. Au contact des marchands étrangers opérant sur les routes commerciales internationales, les entreprises locales portèrent leur regard au-delà de l’horizon. Les voyages vers la Méditerranée n’avaient plus rien d’exotique; à en croire Bowens, les marins flamands n’ayant pas encore traversé l’Atlantique s’attiraient désormais les quolibets de leurs camarades.

Ce n’était pas la première fois que le grand commerce international se pratiquait depuis le port d’Ostende. L’année 1722 avait déjà vu la fondation de la Compagnie générale impériale et royale des Indes (plus connue sous le nom de Compagnie d’Ostende). L’empereur Charles VI l’avait dotée d’une charte lui accordant le privilège de commercer avec la Chine et le Bengale. Elle avait fait d’excellentes affaires jusqu’en 1727 où, sous la pression des pays voisins, elle avait dû suspendre ses activités avant d’être officiellement dissoute quelques années plus tard. Le regain d’activité internationale de 1780 n’avait néanmoins que peu de points communs avec le succès de la Compagnie d’Ostende. Les entreprises actives à cette époque devaient en effet s’en sortir sans monopole d’État: leurs principaux atouts résidaient dans l’étendue de leur réseau et le climat politique propice. De nombreux vaisseaux partaient pour le Suriname, ou commerçaient avec des îles de la Caraïbe telles que Saint-Thomas, la Martinique ou la Grenade. Une nouvelle destination ne tarda pas à faire parler d’elle: l’Afrique.

La figure marquante du commerce des Pays-Bas méridionaux avec l’Afrique fut Frédéric Romberg. L’homme était né dans la ville d’Iserlohn, actuellement située en Allemagne. En 1755, il déménagea à Bruxelles pour y fonder son entreprise. Il amassa une fortune considérable dans le commerce de transit et ouvrit très rapidement plusieurs succursales à Louvain, Bruges, Ostende et Gand. Romberg sut tirer avantage des années de guerre en vendant des documents de bord neutres aux commerçants étrangers.

Assisté par de très riches collègues belges tels que Jean-Jacques Chapel et Édouard de Walckiers, il commença à armer des navires pour les envoyer vers les côtes africaines. Le premier à prendre le départ fut le Marie-Antoinette, ainsi baptisé en hommage à la reine de France et fille de l’empereur d’Autriche Joseph II. D’autres vaisseaux suivirent, parmi lesquels le Graaf van Vlaanderen (Comte de Flandre), le Staten van Brabant (États du Brabant) et Het Vlaamse Zeepaard (L’Hippocampe flamand). Un des derniers bateaux à faire route d’Ostende vers l’Afrique centrale fut le Koning van Congo (Roi du Congo) –dont le nom semble aujourd’hui faire cyniquement allusion au destin du pays pendant le siècle suivant.

Armes à feu et cauris

Un processus logistique de plusieurs mois précédait le départ de chaque navire. Après s’être assuré la possession d’un bâtiment en état de naviguer, il fallait procéder à l’achat de marchandises pouvant être troquées en Afrique. Les cargaisons étaient particulièrement hétéroclites: à Gand, Bruges et Ostende, les employés de Romberg bourraient les cales d’armes à feu, d’alcools forts, de cotons imprimés, de tabac, de quincaille et de cauris, ainsi que de miroirs, souliers et autres mouchoirs. L’enrôlement d’un capitaine expérimenté, d’un chirurgien et de marins représentait également un poste budgétaire important. Le caractère cosmopolite d’Ostende se reflétait dans les équipages de Romberg: celui du Graaf van Vlaanderen se composait par exemple de Flamands, de Français, d’Allemands, d’Italiens et de Maltais. Une somme importante était enfin consacrée aux vivres, aux médicaments, aux assurances et, dans le cas d’un navire négrier, aux chaînes et aux entraves.

La préparation d’une expédition vers l’Afrique coûtait une fortune. Si malaisée que soit la conversion en unité monétaire actuelle, on peut estimer que l’investissement nécessaire pour une grande expédition atteignait rapidement le million d’euros. Comment rassembler une telle somme? À ce stade de développement du commerce international, les détenteurs de capitaux s’y mettaient souvent à plusieurs pour financer une expédition. Ce partage s’expliquait par l’importance de la somme à rassembler, mais aussi par le désir de limiter les risques. Toutes sortes d’obstacles pouvaient en effet perturber le bon déroulement d’un voyage durant plusieurs mois, voire plusieurs années.

Au contraire de la pratique actuelle, les actionnaires n’investissaient pas directement dans l’entreprise de Romberg, mais dans chacune de ses expéditions. Il arrivait aussi que le négociant émette des actions regroupant le financement d’une flottille de deux ou trois bateaux naviguant de conserve. L’armateur et ses associés apportaient la majorité du capital, mais ces placements attiraient aussi bon nombre de particuliers, encouragés par l’exubérance régnant à Ostende et persuadés de la volatilité de la conjoncture politique. Le fait que Portocarero mentionne Charles François Vilain XIIII (à ne pas confondre avec le célèbre homme d’État Jean-Jacques Philippe Vilain XIIII) ne doit pas faire oublier que les classes possédantes belge, amstellodamoise, bordelaise et viennoise ont fourni à Romberg des dizaines d’autres souscripteurs.

Or, ivoire et hommes

En quatre ans, une quinzaine de navires partirent pour l’Afrique. Les tout premiers avaient l’Afrique de l’Ouest pour destination, de l’actuel Sénégal jusqu’au Ghana. Les suivants ne démarrèrent les opérations commerciales qu’à Ouidah (aujourd’hui au Bénin), ou plus loin, sur les côtes de l’Angola. La plupart des navires pratiquaient le commerce des esclaves, seuls deux ou trois d’entre eux étaient exclusivement dédiés à la collecte d’or et d’ivoire. Romberg ordonnait entre autres à leurs capitaines de n’acheter que des défenses «suffisamment grandes pour être transformées en boules de billard».

Combien de personnes réduites en esclavage aboutirent-elles dans les cales des navires de Romberg? Nous ne savons pas. Les rares publications examinant cette question en recensent généralement cinq mille, nombre repris par Portocarero dans son ouvrage. Cette estimation se fonde sur le témoignage du Français Augustin Damiens de Gomicourt, qui a consigné sous le pseudonyme de Dérival les observations qu’il a faites entre 1782 et 1784 lors d’un voyage dans nos contrées. Grand partisan du commerce comme facteur de développement des États, Gomicourt ne manque jamais de chanter les louanges d’individus comme Romberg. Son admiration lui fait souvent perdre tout sens critique. Ainsi affirme-t-il que Romberg emploie à son service dix mille matelots, tout en concédant quelques chapitres plus loin qu’ils ne sont en réalité que deux mille.

En ce qui concerne la traite, Gomicourt affirme que le Marie-Antoinette a convoyé deux cent quatre-vingt-dix prisonniers, et les navires suivants, cinq mille. Sans doute faut-il corriger ces évaluations. Le Français ne tient par exemple pas compte du fait que plusieurs bâtiments servaient uniquement à la collecte d’or et d’ivoire. D’autre part, pillés par les corsaires ou victimes d’avaries, certains navires n’atteignaient pas les côtes africaines. Il n’en reste pas moins que le nombre des prisonniers embarqués sur les navires ostendais se monte à plusieurs milliers.

Scorbut

Les organisateurs et les souscripteurs des expéditions étaient informés du caractère intrinsèquement violent du commerce d’esclaves. Quand bien même les histoires circulant à ce sujet ne seraient jamais parvenues à leurs oreilles, il suffisait aux investisseurs de lire le prospectus distribué par Romberg. Dans ce document comptable, l’inhumanité de l’entreprise se dissimule sous la mention purement statistique d’une «prévision de perte de neuf à dix pour cent» parmi les captifs. Le pourcentage est optimiste: d’après la Trans-Atlantic Slave Trade Database –banque de données en ligne rassemblant une foule d’informations sur le commerce des esclaves–, treize pour cent des 6,5 millions de personnes enlevées en Afrique au cours du seul XVIIIe siècle n’atteignirent jamais l’autre rive de l’Atlantique. Cet effroyable quota ne représentant qu’une moyenne, il s’ensuit que la mortalité effective était bien supérieure sur de nombreux bateaux.

Les organisateurs et les souscripteurs des expéditions étaient informés du caractère intrinsèquement violent du commerce d’esclaves

Parmi la flotte de Romberg, ce fut par exemple le cas du Prins van Saksen-Teschen (Prince de Saxe-Teschen). Le Prins avait appareillé en février 1783 d’Ostende à destination de l’Afrique occidentale. Talonné par ses concurrents européens, il dut s’arrêter presque un an sur les côtes africaines avant d’avoir suffisamment d’hommes à bord pour entreprendre le «passage du milieu», autrement dit le voyage d’Afrique en Amérique. Pendant cette longue traversée, le scorbut fit des ravages, de sorte qu’il ne restait que cent dix-sept prisonniers en vie lorsqu’il aborda au port de Cap-Haïtien, dans l’île de Saint-Domingue (l’actuel Haïti). Le capitaine renonça pour cette raison à rejoindre La Havane, sa destination initiale, et vogua vers Port-au-Prince. Comble de malheur, le navire fut pris par le calme pendant le parcours, ce qui entraîna la mort de vingt-six hommes supplémentaires. En l’état actuel des recherches, le nombre total de captifs initialement embarqués reste inconnu, mais on sait que le Prins pouvait contenir trois cent vingt-cinq prisonniers.

Saint-Domingue, où avait mouillé le Prins van Saksen-Teschen, n’était pas la seule île française fréquentée par les vaisseaux des Pays-Bas méridionaux; on les retrouvait, entre autres, à la Guadeloupe. La Havane était une destination fort prisée sur l’île de Cuba, alors partie de l’empire espagnol. Une fois achevée la vente de leur marchandise humaine, les capitaines embarquaient dans ces ports autant de sucre, de coton, de café et d’indigo que pouvait en supporter leur bateau, puis mettaient le cap sur l’Europe. Certains retournaient à Ostende, mais d’autres préféraient filer vers Bordeaux, où ils espéraient trouver plus d’acheteurs pour leurs produits tropicaux.

Une histoire ignorée

Le retour de la paix en Europe mit fin à la traite transatlantique «belge» au départ d’Ostende. Mais l’étude de son fonctionnement n’en est encore qu’à ses débuts. Malgré les contributions d’historiens tels que Paul Verhaegen, Hubert Van Houtte, Fernand Donnet, Dieudonné Rinchon et John Everaert au siècle dernier, les échanges commerciaux passant par l’Afrique occidentale et centrale demeurent des domaines de recherche inexplorés. Un exemple: aucune expédition partie d’Ostende ne figure encore dans le recensement quasi complet de la Trans-Atlantic Slave Trade Database.

Les questions quantitatives ne sont pas les seules restées sans réponse, les questions qualitatives le sont aussi: comment des négociants tels que Romberg sont-ils parvenus à se faire une place dans un système transatlantique dominé par les grandes puissances coloniales? Quels réseaux nationaux et internationaux ont-ils utilisés à cette fin? Et comment ont-ils pu contourner les monopoles existants, ou s’y faire une place?

Les prochaines recherches, y compris le projet que je dirige en collaboration avec l’Université catholique de Louvain, le Vlaams Instituut voor de Zee et le Fonds voor Wetenschappelijk Onderzoek (Fonds pour la recherche scientifique), devront porter sur ces questions. La mise en perspective des données existantes et l’étude de nouvelles sources belges pourront fournir des réponses. À l’étranger aussi, de nombreux documents attendent d’être exploités. Après avoir enquêté aux Pays-Bas méridionaux, Shaw et Gomicourt rapportèrent en Angleterre et en France les résultats de leur recherche; les historiens contemporains devront faire le chemin inverse. Après tout ce temps, le sujet mérite qu’on s’y consacre.

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