Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

Publications

Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

«Xerox» de Fien Veldman: la protestation silencieuse d’un roman anti-bureau
© Anete Lusiana / Pixels
© Anete Lusiana / Pixels © Anete Lusiana / Pixels
compte rendu La première fois
Littérature

«Xerox» de Fien Veldman: la protestation silencieuse d’un roman anti-bureau

Une vie de bureau parfois abrutissante conduit certains employés à ne plus faire que le strict minimum. Avec Xerox, Fien Veldman nous livre un premier roman plein de tendresse, dont l’héroïne fait partie de ces «démissionnaires silencieux».

C’était le terme à la mode il y a un peu plus d’un an. Quiet quitting. Un terme fourre-tout pour décrire l’état d’esprit d’employés de bureau qui s’ennuient, des collaborateurs aux fonctions insignifiantes, qui remplissent leur journée de façon tellement minimaliste qu’ils pourraient tout aussi bien lâcher leur travail. Mais dans un contexte compliqué de capitalisme tardif, ils ont désespérément besoin d’argent et continuent donc de traîner leurs guêtres dans des pièces poussiéreuses ou de se cacher derrière les plantes en plastique des bureaux, tout en faisant semblant d’être importants.

L’héroïne du premier roman de la Néerlandaise Fien Veldman (°1990), intitulé Xerox, est précisément l’une de ces esclaves de bureau qui s’ennuient. «Parfois, je jette un œil sur Internet. Je ne me sens pas coupable, je touche le salaire minimum, dont est déduit un montant pour mon déjeuner», confesse la narratrice par ailleurs anonyme de cette histoire. Plus loin, on lit: «Je veux être une Oblomov, je voudrais rester au lit toute la journée avec les couvertures sur la tête.» Malheureusement, elle ne peut pas se le permettre, car il n’y a personne pour lui apporter le café au lit.

Non pas qu’il ne se passe absolument rien dans Xerox, bien au contraire. Notre narratrice semble légèrement traumatisée par une enfance pauvre, dans laquelle, de surcroît, un incendie a joué un rôle important; un événement qu’elle évoque régulièrement. Elle essaie également de retrouver un mystérieux colis livré à un mauvais destinataire, car elle craint que son patron ne se mette terriblement en colère. Et elle parle beaucoup: elle tient de longs monologues à l’imprimante qui, presque comme par hasard, partage un bureau avec elle. C’est ainsi que nous en apprenons plus sur sa jeunesse. Mais il ne faudrait pas que cela devienne plus intense, car la narratrice souffre d’une allergie, et plus précisément d’une allergie à l’effort.

La narratrice tient de longs monologues à l’imprimante qui, presque comme par hasard, partage un bureau avec elle

Ainsi, Fien Veldman crée-t-elle suffisamment de pistes pour écrire une histoire sur cette époque turbulente, dans laquelle un lieu anonyme, «une ville qui fonctionne avec l’argent de l’esclavage et des euphémismes», est envahi par les déchets, parce que les travailleurs ont saboté l’incinérateur de manière si subtile qu’ils ne peuvent plus résoudre le problème eux-mêmes. Une autre forme de protestation silencieuse et de quiet quitting. Notre narratrice s’avère en outre ne pas être la seule à souffrir d’allergie à l’effort. Il s’agit apparemment d’une véritable épidémie, touchant en particulier les femmes de 25 à 30 ans, observe son psychothérapeute.

Fien Veldman raconte son histoire avec humour. «Je ne peux imaginer que quelqu’un qui connaît les règles du tennis puisse faire ce travail», fait-elle dire à sa narratrice, critiquant sobrement les inégalités sociales dans le monde professionnel. En attendant, elle sauve les apparences, feint de travailler dur et fait comme si tout allait pour le mieux. «Peut-être puis-je tout simplement ignorer cet e-mail et le problème se résoudra-t-il de lui-même. (...) Si je fais semblant que tout roule parfaitement, peut-être que ce sera vraiment le cas», note-t-elle, tout en constatant que les temps sont durs pour les gens doux, comme elle.

Entre-temps, sa relation avec l’imprimante grandit. Et le lecteur fait plus ample connaissance avec cet instrument fabriqué au Japon, car il serait peut-être temps de se détacher des distinctions entre hommes, animaux et objets. De manière générale, l’humanité a tendance à se surestimer. En particulier les employés de bureau, observe l’imprimante. «Chaque collègue est un pion sans grand impact sur l’écosystème du bureau», ajoute-t-elle.

La narratrice était parvenue à cette même conclusion. Pas plus qu’elle, ses collègues n’ont de nom. Des qualificatifs tels que «boss», «produit» ou «marketing» suffisent à clarifier leur fonction et leur rôle. Tout le monde est interchangeable. Même leurs propos sont interchangeables, ce que l’autrice montre subtilement par l’insertion de termes génériques entre crochets. Ainsi «marketing» dit-il à la narratrice: «Je trouve sincèrement que ce que tu fais est très important (...) Si on ne t’avait pas, [truc pseudo-philosophique], tandis que moi [petite blague autodénigrante].»

Xerox est plus qu’un roman de bureau, c’est aussi une histoire sur la difficulté de nouer des relations quand on nous déforme dès les années de formation

La narratrice est néanmoins capable d’établir une réelle connexion. Pas seulement avec l’imprimante, également avec des gens. Même si cela reste quelquefois superficiel et si elle remarque qu’elle résout plus facilement les problèmes des autres que les siens. «Je devais tellement sourire que j’en ai oublié mon vrai sourire.» Le drame de l’employée du service après-vente. Malgré tout, à la suite d’une collision accidentelle, elle entre en relation avec une vraie personne, qui se trouve être, pas tout à fait par hasard, un éboueur.

Avec Xerox, Veldman a écrit une sorte de roman anti-bureau, un livre incisif plein d’observations très justes sur la vie de bureau, dans la tradition de J.J. Voskuil, qu’elle cite au début de l’un de ses chapitres. Mais Xerox est plus qu’un roman de bureau, c’est aussi une histoire sur la difficulté de nouer des relations quand on nous déforme dès les années de formation, lorsque les fondations s’affaissent à la construction.

C’est une quête de liens qui n’existent peut-être pas, la quête d’une nouvelle histoire, d’une nouvelle réalité, idéalement un peu plus belle qu’en ce bas monde où les employés de bureau peuvent être remplacés sur un claquement de doigts par un chatbot.

Fien Veldman, Xerox, Atlas Contact, Amsterdam/Anvers, 2023.

Xerox

Que se serait-il passé si j’étais née dans un tout autre endroit? Quelque part dans une autre partie du pays, au bord d’un lac? Avec une barque? Comment ce serait si j’avais été riche? Je n’aurais jamais eu ce boulot. Ça ne me serait même jamais venu à l’idée que ce travail existait. Peut-être que, sans m’en rendre compte, j’ai un énorme manque de confiance en moi, une confiance en moi que j’aurais eue si j’avais été riche. Alors que ce sont les riches qui devraient souffrir d’un manque de confiance en eux.

C’est eux qui devraient se demander: cette bourse d’études à New York, ce stage auprès d’une institution culturelle, ce poste de doctorant, ce master à l’Académie des Beaux-Arts, l’ai-je vraiment mérité? Mais ils ne se posent pas la question, parce qu’on leur sert tout sur un plateau d’argent depuis tout petits. Sans parler du permis de conduire à dix-huit ans, on peut citer, plus ou moins, les choses suivantes: des leçons de piano (et un piano à la maison), de bons livres, des vacances de sports d’hiver, être à l’aise dans les endroits chers, maîtriser les règles tacites concernant le volume convenable de la voix et les bonnes manières à table, la façon de prononcer le mot «corps», savoir ce qu’est une hypothèque, ce que sont des investissements intelligents, avoir une amie, un membre de la famille ou une connaissance qui s’appelle Emma, jouer aux échecs, connaître l’étiquette, les proverbes, les bons programmes TV, la musique classique, quand et qui vouvoyer, «ils croient», quelle sorte d’alcool et quel degré d’alcoolisme sont acceptables. Savoir que tu ne peux pas t’asseoir dans telle chaise parce qu’elle est d’un créateur ou d’un matériau précieux. Comment tenir un verre de vin. Que c’est impoli d’étudier la bibliothèque de quelqu’un. Les règles du tennis.

Et comme tu sais toutes ces choses, tu ne te demanderas jamais vraiment, au plus profond de ton âme, si tu as vraiment mérité quelque chose. Ça va de soi, et tu n’es pas une mauvaise personne, tu n’approuves pas les inégalités dans le monde, et chacun mérite d’avoir les mêmes chances, tu es une personne bien-pensante, bien sûr que tu es une personne bien-pensante, tu as été éduqué comme ça. Mais les implications subtiles et croissantes de cette répartition inégale t’échappent: toi, tu penses qu’elles diminuent au lieu de grandir, et tu te dis que tu n’y peux rien, que c’est un système extérieur à toi. Peut-être que dans mon inconscient sommeille un complexe d’infériorité dont je ne me débarrasserai jamais, parce que j’ai honte de ma famille et que j’ai honte de l’accent avec lequel je parlais avant. Je ne peux pas imaginer que quelqu’un qui connaît les règles du tennis puisse faire ce travail. Je ne peux pas imaginer ça.

S’inscrire

S’enregistrer ou s’inscrire pour lire ou acheter un article.

Désolé

Vous visitez ce site web via un profil public.
Cela vous permet de lire tous les articles, mais pas d’acheter des produits.

Important à savoir


Lorsque vous achetez un abonnement, vous donnez la permission de vous réabonner automatiquement. Vous pouvez y mettre fin à tout moment en contactant emma.reynaert@onserfdeel.be.