Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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«Citroeninkt» de Maral Noshad Sharifi ou la douleur de chaque réfugié
compte rendu La première fois
Littérature

«Citroeninkt» de Maral Noshad Sharifi ou la douleur de chaque réfugié

Citroeninkt de Maral Noshad Sharifi est le roman d’apprentissage original d’une enfant issue de l’immigration, successivement petite fille innocente, adolescente rebelle puis jeune adulte réfléchie.

Les Néerlandais et Flamands issus de l’immigration qui écrivent sur leur passé ou leur (sur)vie dans leur pays d’adoption ne constituent certainement pas un phénomène nouveau. Mais ces dernières années, les Pays-Bas semblent connaître un boom d’auteurs débutants ayant des racines dans une autre culture. En 2021, Sholeh Rezazadeh a remporté le prix du public du Bronzen Uil avec son magnifique De hemel is altijd paars (Le ciel est toujours mauve), sept ans à peine après avoir quitté l’Iran pour les Pays-Bas. Aujourd’hui, une autre Néerlandaise d’origine iranienne figure sur la liste des finalistes de ce prix du premier roman: Maral Noshad Sharifi, auparavant journaliste pour le quotidien néerlandais NRC et travaillant à présent à Brooklyn en tant que correspondante du Volkskrant pour les États-Unis.

Le premier roman de Noshad Sharifi s’intitule Citroeninkt (Encre au citron). Elle y raconte l’histoire de la petite Talar, en grande partie inspirée de ses propres expériences. C’est également l’histoire de ses parents, et même un peu celle de ses grands-parents, retracée à l’aide de témoignages glanés auprès de ses parents, d’éléments grappillés au gré de conversations ou de disputes écoutées en cachette, ou encore d’échanges avec d’autres réfugiés, principalement iraniens.

L’histoire de Talar commence gentiment par les observations d’une petite fille de quatre ou cinq ans, innocente mais très observatrice: «C’est quoi, un pays?» demande-t-elle à une petite camarade de classe, lorsque celle-ci lui dit avoir appris par sa maman que Talar et sa mère viennent d’un autre pays. Ce sont les prémices du combat que Talar devra livrer contre ses voisins de banc et de quartier, et même contre ses parents.

Plus tard, les anecdotes témoignant d’un racisme bête et méchant deviennent quotidiennes. À la piscine de Zoetermeer, un garçon lui maintient la tête sous l’eau, estimant qu’une «sale Turque puante» comme elle «doit foutre le camp et retourner dans son pays». Les adultes aussi font preuve d’un racisme éhonté. Le père de son premier petit ami lui demande ce qu’elle pense du fait que les musulmanes gardent leur culotte sous la douche après le sport, et son psychothérapeute veut avoir confirmation que l’adolescente désapprouve bien les attentats du 11 septembre, estimant nécessaire de savoir qui il reçoit dans son cabinet.

Ainsi Talar «apprend-elle» lentement mais sûrement ce que c’est que venir d’un autre pays, ce que signifie être une étrangère. L’innocente petite fille se transforme en adolescente rebelle. Car Citroeninkt, c’est aussi l’histoire d’une enfant qui doit grandir beaucoup trop vite entre des parents qui se chamaillent et finissent, eux aussi, par se séparer. Mais cette séparation ne soulage guère Talar et son frère Cesar: «Tout ce qui nous rendait heureux, César et moi, pouvait être manipulé et transformé par l’un de nos parents en quelque chose qui nous rendait malheureux.» Au fond, Talar ne demande qu’à être heureuse et à rire comme les gens normaux, mais sa mère lui explique que ce n’est pas possible. «Tu as un autre passé et d’autres responsabilités.»

Cela ne peut que déboucher sur un conflit, Talar comprenant de moins en moins ce qu’ils font aux Pays-Bas et sa mère vivant avec les mêmes peurs qu’en Iran, déchirée entre la nostalgie de son pays et son refus d’y remettre les pieds. Elle qui a fui pour ne pas devenir l’une de ces millions de femmes iraniennes moroses partage pourtant chaque jour leur tristesse. C’est l’histoire de la fille qui ne comprend pas pourquoi sa mère ne voit pas toutes ses difficultés, et c’est l’histoire de la mère qui trouve sa fille ingrate alors qu’elle a tout sacrifié pour offrir à ses enfants un avenir différent, plus sûr, dans ce nouveau pays où ils vivent tellement mieux que dans leur pays d’origine.

Le roman de Maral Noshad Sharifi est composé d’épisodes courts, mais prenants, alternant entre ceux que l'autrice a vécus aux Pays-Bas et ceux vécus par ses parents en Iran. Son style est sobre mais évocateur, sans colère, rancœur ni rancune excessives à l’encontre de ses parents, laissant au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions. Certaines observations sont très drôles. Ainsi, lorsqu’elle se retrouve dans une école huppée de Scheveningen, elle note: «Ici, tous les élèves ont l’air d’avoir un avocat.» D’autres fois, les phrases se font mordantes, trahissant le chagrin et les problèmes qui se cachent dans la vie ordinaire: «Quand on traverse la rue, je sautille, pour que les gens voient que c’est normal qu’on soit ici.»

Si les choses finissent par s’arranger entre Talar et ses parents divorcés, comme en témoigne une lettre manuscrite de la mère à ses enfants, Citroeninkt demeure avant tout un livre sur la souffrance, la solitude et la déchirure que porte en lui chaque réfugié.

Maral Noshad Sharifi, Citroeninkt, Prometheus, Amsterdam, 2023.

Encre au citron

«La maîtresse a raison», dit maman quand nous sommes couchées le soir ensemble dans son lit.

Mes yeux sont tout contre ses joues roses. Dans son regard, je lis qu’elle est loin.

«Ici, c’est les Pays-Bas, un autre pays, avec une autre langue. Nous, on dit yek, do, seh, ici ils disent: un, deux, trois. C’est pour ça que je vais au cours de langue, pour apprendre la langue d’ici. Tu te souviens quand on allait dans la montagne, avant?»

Quand j’étais fatiguée, papa me portait sur son dos.

«Aux Pays-Bas, il n’y a pas montagnes. Les enfants de ta classe sont nés ici.

— Pas en Iran? demandé-je par acquit de conscience.

— Non, nous avons dû faire ce voyage parce que nous voulions quitter l’Iran.

— Ils n’ont pas été en prison comme nous?»

Maman secoue la tête.

«Ils ne se sont jamais lavé les dents avec le doigt?»

Non.

Après que les agents de police avaient passé les menottes à maman, on nous avait mis dans une fourgonnette et nous étions sortis du bois. Les deux agents à l’avant mangeaient un sachet de chips. Je me mordais les mains de faim. Dans le rétroviseur, je leur souris amicalement. Ils ne se retournèrent pas, n’offrirent rien du tout. Par la fenêtre, dehors, tout était noir, noir, noir jusqu’à ce que mes yeux rencontrent tout à coup de la lumière: des lampadaires, qui éclairaient des murs en pierre surmontés de boucles en fer allant dans tous les sens. Je tirai sur le jeans de maman, qui était mouillé, et pointai du doigt en l’air.

«C’est quoi?

— C’est pour les petits oiseaux, répondit-elle, leur nourriture est dedans.»

Quant à nous, nous reçûmes notre nourriture sur un plateau en plastique sur une table dans une pièce qui fut refermée à clé de l’extérieur. Deux petits pains ronds et mous, un carré en plastique avec du beurre, un autre avec de la confiture. Je me fis un sandwich.

«À toi, maintenant, dis-je.

— Non, tout est pour toi.

— Mais, maman…

— Talar! Mange!»

Nous étions couchées sur un lit étroit, son ventre entre nous. Si seulement j’avais pu me blottir à l’intérieur avec le bébé.

«Maman, demandai-je à nouveau. Quand est-ce que je pourrai retourner à l’école?»

Moi-même, je savais très bien que ce n’était pas le bon moment pour poser une telle question. Je tournai la tête, sans oser regarder son visage, mais cette fois elle répondit.

«Tu dois apprendre à faire preuve de patience, Talar, dit-elle. Mettons-nous d’accord qu’à partir de maintenant tu ne poseras plus de questions ni sur l’école ni sur papa, jusqu’à ce qu’on ait une maison.»

Une maison à nous, pensai-je, mais où? Aurai-je une chambre à moi? Ma Barbie pourra-t-elle enfin sortir de sa boîte? Avec qui pourrai-je jouer?

«Talar!»

Maman secoua doucement mon épaule.

«Talar, regarde-moi.»

Je lus dans son regard endormi combien elle était fatiguée.

«Tout ira bien, promit-elle. Tout. Ira. Bien.»

Jusqu’à présent, je pensais que tous les gens que je rencontrais avaient entamé leur vie de la même façon: d’abord en Iran, puis le passeur, ensuite l’agent qui nous a poussées dans son véhicule et le centre d’accueil pour les demandeurs d’asile. Mais les enfants de ma classe n’ont jamais dû courir dans les bois. Ils ne savent pas ce que c’est de ne pas pouvoir manger pendant plusieurs jours ou d’aider sa maman par terre avec son gros ventre à se relever. Ils ne savent peut-être pas ce que c’est de pleurer sans bruit et c’est pour ça qu’ils sont si joyeux.

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