Dans le nord de Groningue, la terre et l’art se remettent à l’ouvrage
Le centre d’art De Ploeg, récemment inauguré à Wehe-den Hoorn dans la province de Groningue aux Pays-Bas, met en valeur à la fois la campagne de cette région longtemps oubliée, et le groupe d’artistes qui y a puisé son inspiration. «Nous sommes un musée provincial, mais nos ambitions vont plus loin».
Les trente derniers kilomètres qui mènent au centre d’art De Ploeg, à Wehe-den Hoorn, prennent facilement une bonne demi-heure. On quitte l’autoroute pour emprunter des routes secondaires, si étroites parfois qu’on se demande s’il est bien raisonnable de s’y faire croiser des voitures. Heureusement, on aperçoit de loin les véhicules arrivant en sens inverse. L’immensité des plaines n’est rompue que de temps à autre par un arbre isolé ou une wierde, tertre caractéristique du paysage groningois. La route serpente entre des villages séculaires et les massives demeures des grands fermiers, appelées par ici les «palais du grain». Une fois arrivé à destination, on perçoit presque l’odeur de la mer des Wadden.
L’héritage
On a atteint le territoire de De Ploeg. Fondé en 1918, ce collectif d’artistes représente la plus grande fierté de Groningue dans le domaine pictural. Il est issu de Pictura, l’une des plus anciennes sociétés néerlandaises pour la promotion des arts, qui avait déjà fait preuve d’audace en organisant dès 1896 une exposition consacrée à Vincent van Gogh, alors encore largement méconnu. L’énergie postimpressionniste de Van Gogh se retrouve dans l’œuvre de Johan Dijkstra, membre fondateur de De Ploeg. Jan Wiegers, quant à lui, a su transmettre à ses compagnons son enthousiasme pour l’expressionnisme allemand. De Ploeg n’était ni une école ni un mouvement doté d’un style cohérent. Le groupe –dont le nom signifie «La Charrue»– ne rédigera jamais de manifeste, seulement une intention: «labourer le sol groningois et d’y faire naître quelque chose de nouveau».
Tableau de Johan Dijkstra, membre fondateur de De Ploeg© Kunstcentrum De Ploeg
Bien que l’association Kunstkring De Ploeg existe toujours et organise chaque année une exposition, les années d’avant-guerre sont considérées comme la période de prospérité de De Ploeg. À l’exception de quelques figures comme le roi de l’impression H.N. Werkman, les membres n’ont jamais percé au niveau national. En dehors de leur propre province, le groupe a largement disparu des radars. Même le Pavillon Ploeg au musée de Groningue n’est en réalité rien de plus qu’une modeste alcôve.
Réhabilitation
Le musée répare cette injustice en proposant une vaste rétrospective répartie sur sept salles. Mais la principale institution artistique de la province doit s’incliner devant un village de 705 habitants. C’est là, à Wehe-den Hoorn donc, que le Centre d’art De Ploeg a été inauguré le 8 juillet dernier. Le nom s’affiche au-dessus des portes battantes en acier corten, où on distingue la silhouette d’un laboureur et de son cheval dans le style De Ploeg. La couleur rouge-brun s’harmonise parfaitement avec les briques de l’école monumentale Saint-Joseph, construite en 1873, la première école catholique de Groningue. Si le lieu n’est pas à proprement parler muséal, il n’en est pas moins pertinent. De nombreux membres de De Ploeg donnaient des cours de dessin dans ce type d’écoles pour compléter leurs revenus. Et en quittant la rue, on se retrouve au cœur du paysage qui a été leur principal sujet de travail. Il n’est pas loin de l’ancienne ferme de Blauwbörgje, aujourd’hui disparue, le «Barbizon du Nord» où ils peignaient en plein air pendant de longues journées.
© Kunstcentrum De Ploeg
Une restauration visionnaire
Le souhait de doter De Ploeg d’un centre propre existait depuis longtemps, mais c’est grâce à la création du programme national de Groningue qu’il a pu prendre forme. Le fonds associé à ce programme –100 millions d’euros, destinés à compenser les dégâts causés par des années de tremblements de terre liés à l’extraction de gaz– était en partie alloué à la réaffectation de bâtiments monumentaux. L’école Saint-Joseph était sur le point de s’effondrer, mais un comité de recommandation composé de personnalités politiques influentes a réussi à diriger plus de 5 millions d’euros vers Wehe-den Hoorn.
Vue de l'exposition De Kleuren van het Wad au Centre d'art De Ploeg© Kunstcentrum De Ploeg
La restauration a été entamée avec la même détermination. Les poutres de la charpente ont été restaurées par des artisans spécialisés et les sols carrelés refaits d’après le dessin d’origine. Les deux salles de classe de la petite école ont été transformées en quatre salles d’exposition d’une superficie totale de 125 mètres carrés. Elles paraissent toutefois beaucoup plus grandes grâce à l’utilisation judicieuse de cloisons mobiles. Les combles hébergent une salle de conférence à louer et un atelier pour l’organisation de workshops. L’éclairage est à la pointe de la technologie –avec notamment des lampes à lumière du jour finlandaises dans l’atelier– et des prises électriques et USB sont disponibles partout, ce qui permet d’utiliser des projecteurs et d’autres équipements sans avoir à cacher des mètres de câbles.
Le souci de la durabilité
À l’avant du bâtiment, le local où se retrouvait autrefois le collectif héberge désormais la brasserie. C’est là que l’on découvre la pièce maîtresse du musée: une peinture murale constructiviste de Jan van der Zee. Les robustes ouvriers d’usine et leurs machines proviennent d’une école démolie à Veendam. Ils ont été retirés avec tout le mur, puis hissés à l’intérieur du bâtiment par le toit. Comme touche finale, on trouve dans le jardin arrière le tjalk Alida, le bateau avec lequel George Martens, membre de De Ploeg, faisait régulièrement des excursions sur la mer des Wadden –un autre thème typique de ce courant artistique.
Lors de la restauration, on a utilisé autant que possible des matériaux d’origine ou de récupération. Cette philosophie circulaire se reflète également dans l’intérieur. Les lampes sont fabriquées à partir de vieilles pochettes de CD, les épluchures de pommes de terre constituent la principale matière première de la grande table de lecture noire, les casiers sont fabriqués avec de vieux jeans et le bar est fait d’un mélange de coquillages. Au comptoir, on vous sert de la limonade Moj de Groningue ou de la bière Eggens Lokaal Blond fabriquée à partir de céréales locales. Tout est bio et été produit, dans la mesure du possible, dans un rayon de cinquante kilomètres.
Vue de l'exposition De Kleuren van het Wad au Centre d'art De Ploeg dans laquelle les œuvres de De Ploeg sont associées à l’art contemporain.© Kunstcentrum De Ploeg
Un départ sur les chapeaux de roue
La durabilité est l’un des chevaux de bataille de Merijn de Boer, nommé directeur commercial et artistique en février 2025. Fort d’une expérience en technologie et en innovation, De Boer a supervisé des projets dans des laboratoires d’expérimentation à Groningue et au Media Innovation Campus de Leeuwarden. Il a également organisé l’exposition Kunst in Games (L’art dans les jeux vidéo) au musée Belvédère. Alors que la plupart des musées mettent entre dix-huit mois et deux ans pour monter une exposition, De Boer a mis sur pied une expo inaugurale en moins de cinq mois. Et ce, sans collection propre. Si le musée de Groningue, qui possède quelque deux mille œuvres de De Ploeg, a préféré dans un premier temps rester sur la touche, le nouveau centre bénéficie d’un grand capital sympathie auprès des particuliers et des petites fondations. Pas moins de 42 des 45 demandes de prêt ont été acceptées. Cela a donné lieu à l’exposition Het Uitzicht van De Ploeg (La vue de De Ploeg), avec des œuvres qui, souvent, n’avaient pas été montrées au public depuis des décennies. En un mois et demi, 7 000 billets d’entrée ont été vendus et le village de Wehe-den Hoorn, généralement endormi, a dû faire face à une véritable invasion.
Vue de l'exposition Het Uitzicht van De Ploeg. Il a été possible d'y voir des oeuvres qui n'avaient pas été montrées au public depuis des décennies.© Kunstcentrum De Ploeg
L’une des réussites de l’exposition inaugurale était la petite salle où les peintures prenaient vie grâce à l’animation. Ce genre d’intervention peut se révéler grotesque –il suffit de penser à la kermesse immersive de la Fabrique des Lumières–, mais ici, l’animation fait preuve de subtilité et bénéficie de l’accord des fondations concernées. L’ajout de deux cerfs a été rejeté par lesdites fondations et aussitôt supprimé. Le but ici n’était pas de divertir, mais d’éduquer: avec des mouvements minimes de cinq à sept secondes, il s’agissait d’activer les yeux des spectateurs afin qu’ils remarquent les détails de la représentation et puissent mieux examiner le tableau original.
Dialogue avec le présent
Dans la deuxième exposition, l’actuelle, les œuvres de De Ploeg sont associées à l’art contemporain. Le musée Cobra et le musée Kranenburgh (école de Bergen) font de même, mais comme ils existent depuis plus longtemps, le lien entre l’historique et l’actuel peut être interprété de manière parfois plus souple. Le tout nouveau centre d’art De Ploeg est plus proche de cette parenté, mais évite heureusement de tomber dans l’art historicisant ou l’épigonisme. À côté des dunes de Riekele Prins et d’un orage minimaliste par Johann Faber, on découvre une œuvre de Sissel Marie Tonn sur le thème des microplastiques ainsi qu’une impressionnante installation de Linde Ex qui, toutes les sept minutes, au rythme des marées, pulvérise un mélange d’eau de mer, de boue et de fientes d’oies sur un baquet carrelé, créant ainsi, lentement, un coin de vasière.
Vue de l'exposition De Kleuren van het Wad au Centre d'art De Ploeg© Kunstcentrum De Ploeg
Il reste encore quelques fils à raccorder, et l’orangerie n’est pas encore aménagée. Mais ce ne sont là que des détails, et le centre d’art De Ploeg regarde déjà vers l’avenir. Il entend réaliser une publication pour chaque présentation et a le projet d’accueillir des ateliers de résidence. La prochaine exposition est déjà en préparation et portera sur les paysages urbains. «Nous sommes un musée provincial, mais nos ambitions vont plus loin», affirme le directeur De Boer. «À terme, nous souhaitons bien sûr exposer ici un Van Gogh, peut-être Les Mangeurs de pommes de terre, en l’associant à des œuvres de De Ploeg et, qui sait, organiser un concours pour les agriculteurs locaux».





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