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«De bakvis» de Nadia de Vries: échapper à l’invisibilité
compte rendu La première fois
Littérature

«De bakvis» de Nadia de Vries: échapper à l’invisibilité

Dans De bakvis (La Midinette), un premier roman oppressant, Nadia de Vries aborde le sujet d’une jeune femme qui tente de revêtir une signification pour un autre.

«C’était le matin. J’écoutais de la musique pop pour gens seuls. Sur le carrelage de la salle de bain, mon corps me faisait l’effet d’être un gant. Je veux dire, le gant d’un d’autre –il n’était pas à ma taille.»

C’est par ces phrases que débute De bakvis, le premier roman de Nadia de Vries (°1991), acclamée comme l’un des talents littéraires de la décennie par le quotidien néerlandais NRC en 2020 après la parution de deux recueils de poésie en anglais et d’un recueil d’essais. Cette courte fiction confirme tout à fait ce verdict: l’autrice nous livre un premier roman original, regorgeant de phrases à la fois simples, belles et justes. Dans un style dépouillé, De Vries tisse une intrigue de plus en plus oppressante et fébrile, jusqu’à son dénouement grandiose.

De bakvis raconte l’histoire de Distel Nooitgedacht («Chardon Jamaispensé» en français), une jeune trentenaire dont nous n’apprenons le nom qu’au milieu du livre. Distel a perdu son père à l’âge de treize ans dans un mystérieux accident d’avion. Elle a plus ou moins fait son deuil, ou du moins a essayé, mais s’est éloignée de sa mère, de sa sœur et d’elle-même. Habitant un petit appartement dans une grande ville qui ne sera pas nommée, Distel mène une existence solitaire, même si la jeune femme évoque en une occasion l’existence d’un petit ami. En réalité, elle n’a de contacts avec personne, à l’exception de quelques belettes qu’elle a aperçues lors de l’enterrement de son père et qui continuent de lui rendre visite, et d’une poignée d’objets dans son logement, dont plusieurs pélicans en céramique hors de prix, que la compagnie aérienne lui a offerts en compensation de la perte de son père.

En effet, l’accident a été suivi d’un procès, que la famille a perdu pour le motif suivant: «L’avocat de la compagnie aérienne était plus cher et le juge leur a donné raison.» C’est en partie ce genre de petites phrases, innocentes au premier abord, mais en réalité empoisonnées, qui font l’originalité de De bakvis. Un autre exemple: «Après l’audience, nous avions une maison où l’on trouvait quinze pélicans et pas de père.»

Dans un style dépouillé, De Vries tisse une intrigue de plus en plus oppressante et fébrile, jusqu’à son dénouement grandiose

Après la mort de son père, Distel ne trouve guère de réconfort auprès de sa mère et de sa sœur. Ses années d’adolescence passent. «J’avais dix-sept ans, j’étais seule et en colère. J’avais peur d’avoir laissé mon deuil et d’autres sinistres douleurs engloutir mon adolescence.» Elle devient une femme, mais au fond d’elle-même, elle préférerait rester une petite fille pour toujours.

L’histoire prend alors un premier tournant dramatique. Dans une tentative de retenir sa jeunesse, Distel publie des photos d’elle adolescente en petite tenue sur un site Internet louche. Ces images connaissent bien sûr un certain succès, et lui permettent même de gagner une belle somme d’argent, mais elle apprend aussi qu’il existe deux sortes d’adultes, ceux qui vous protègent et ceux qui vous mettent à terre. Distel est broyée dans une lutte entre les deux camps, jusqu’à ce qu’elle finisse par être bannie du site. Encore une vie de jeune fille qui n’aura laissé aucune trace.

Ainsi, toutes ses tentatives de devenir visible, de signifier quelque chose pour quelqu’un échouent l’une après l’autre. Même à la fête foraine, où en des temps plus glorieux, elle trouvait toujours quelqu’un avec qui flirter en cachette derrière la tente, plus personne ne veut parler avec elle. Distel s’empêtre de plus en plus dans sa solitude et ses conversations avec les objets et les animaux, par exemple une tique, ou un papillon de nuit dans lequel elle croit reconnaître son père.

De bakvis est l’histoire d’une jeune femme qui tente de prendre le contrôle de sa vie, du temps qui passe, mais paraît condamnée à échouer. Son chagrin est trop immense pour cela, elle ne l’a pas suffisamment exprimé, élaboré. Elle se sent toujours la cible de quelque chose ou de quelqu’un, ne connaît jamais le repos, ne trouve nulle part de consolation. Ni auprès de connaissances, ni auprès d’inconnus, ni auprès des animaux et des objets qui lui parlent. À ses yeux, l’amour, c’est mourir ensemble dans une collision avec un autobus, comme dans la chanson des Smiths – mais même pour une fin romantique à deux dans un accident mortel, il n’y a personne.

Dans cette histoire, la mort est toujours aux aguets. C’était aussi le cas dans le recueil d’essais Kleinzeer (Douilletterie) paru en 2019, où De Vries évoquait la maladie auto-immune qui l’a frappée à l’âge de douze ans et a mis sa vie en suspens pendant plusieurs années, ainsi que les dépressions sévères et les pensées suicidaires qui l’ont tourmentée plus tard. Le deuil est aussi une sorte de maladie, ce qui rend évident le lien entre les deux livres. Cependant, De Vries a fait de De bakvis un véritable roman, dont le style limpide offre un rare aperçu de l’esprit d’une personne qui tente de réprimer non seulement le temps, mais aussi ses propres démons.

Nadia de Vries, De bakvis, Pluim, Amsterdam, 2022, 160 p.

Bientôt dix-huit ans

Quand je terminai ma scolarité, les huit sur dix avaient disparu depuis longtemps de mes bulletins de notes. J’achevai mes examens avec une moyenne de six et je ne m’inscrivis nulle part pour poursuivre mes études. Je n’avais rien d’une jeune fille ambitieuse, ce qui n’empêchait pas ma mère d’être très fière de moi. Pour fêter mon diplôme, elle voulut m’offrir un cadeau, grand ou petit, tout ce que je voudrais. Je choisis un appareil photo numérique que j’avais vu dans un clip. On y voyait de jeunes filles, d’abord invisibles, se mettre à danser de manière hyper sexy quand surgissait l’appareil. Je ne pus résister à pareille tentation. Moi aussi, je voulais occuper le devant de la scène.

J’avais dix-sept ans, j’étais seule et en colère. J’avais peur d’avoir laissé mon deuil et d’autres sinistres douleurs engloutir mon adolescence. Bientôt, mon corps juvénile disparaîtrait sous les vergetures et autres courbes disgracieuses. Le temps se chargerait d’éroder tout ce qu’il y avait de lisse en moi, et ce qui viendrait à la place était inconnu. Je n’étais pas encore prête. Je voulais garder mon corps de jeune fille le plus longtemps possible, et aussi l’identité qui allait avec. Je ne voulais pas glisser de bulletin dans l’urne, payer des cotisations, acquérir une chaudière. Je ne voulais pas avoir à craindre la police, parce que j’aurais atteint la majorité. Je voulais pouvoir porter du vernis à ongles écaillé et inventer des chorégraphies. Je voulais être jeune et inconsciente et fougueuse. Il fallait repousser aussi longtemps que possible l’avenir et toutes ses vilaines obligations.

Quand tu seras grande, il faudra te trouver un bon mari, disait ma mère, pour ne pas avoir à travailler un seul jour de ta vie.

Dans ma chambre, l’éclairage était vif. J’ai retiré mes vêtements. Le bouton de mon jean avait laissé une empreinte sur ma peau, qui de loin évoquait une maladie atopique. J’ai pris place devant mon miroir en tenant mon appareil photo d’une seule main. Mon pouce était juste assez souple pour atteindre le bouton.

Je n’étais pas douée. Ma coordination œil-main était insuffisante pour me permettre de regarder dans le miroir tout en m’assurant que j’apparaissais bien sur l’objectif. Je suis parvenue à prendre une photo nette, mais l’expression de mon visage était tout sauf flatteuse. J’ai pris un cliché qui ne me satisfaisait pas, j’en ai pris un autre. Et encore un autre. Je voulais être langoureuse, mais je ne ressemblais pas aux filles du clip, rien en moi ne respirait la sensualité ou la liberté.

J’aurais bientôt dix-huit ans.

J’ai connecté l’appareil à mon ordinateur au moyen du câble fourni. J’avais besoin de me voir sur un écran, de m’admirer à travers les yeux d’un autre. La taille du fichier m’a indiqué quel espace occupait mon corps. J’étais plus petite que je ne le croyais au départ, et cette pensée m’a réconfortée.

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