Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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«De Onvoltooide» de Peter Nijssen: exercices de lecture et de vie
© Steve Johns
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compte rendu La première fois
Littérature

«De Onvoltooide» de Peter Nijssen: exercices de lecture et de vie

L’art inachevé est souvent le plus beau et le plus instructif, révèle De Onvoltooide (L’Inachevé) de Peter Nijssen, un roman sur l’art et le cyclisme, mais peut-être surtout sur la peur de vivre une vie quelconque.

Il n’y a pas d’âge pour entrer en littérature, et heureusement, comme en témoigne le premier roman de Peter Nijssen (°1961). Bien entendu, Peter Nijssen n’est pas un inconnu dans les cercles littéraires néerlandais. Il était déjà l’auteur d’essais et d’articles pour des magazines tels que Vrij Nederland et HP/De Tijd, ainsi que le rédacteur en chef de la maison d’édition De Arbeiderspers depuis un quart de siècle. Nijssen est notamment le rédacteur et l’éditeur attitré d’Ilja Leonard Pfeijffer, Christiaan Weijts et de quelques autres grands noms de la littérature néerlandaise.

Rien de surprenant donc si l’art en général et la littérature en particulier jouent un rôle très important dans son premier roman. C’était un secret mal gardé dans la communauté littéraire amstellodamoise que Nijssen travaillait depuis plusieurs années à l’écriture d’un «grand roman hollandais», mais ce n’est qu’avec l’éclatement de la pandémie de coronavirus qu’il a trouvé le temps d’écrire. En huit semaines, un roman est sorti de terre, pas le fameux «grand roman» dont il était question, mais un autre livre.

Coronavirus

Nous sommes au début de la pandémie et faisons la connaissance de Bernhard Evens, 47 ans, journaliste à la radio néerlandaise, spécialisé dans cette curieuse combinaison que sont le sport et la culture. Ces deux secteurs étant paralysés par le virus, «Bern» se retrouve cloîtré chez lui. Son fils fait le tour du monde, sa fille loge chez son petit ami à Rotterdam et son épouse s’occupe de sa mère malade dans le sud du pays. Bern a donc la maison pour lui tout seul, à Leidsche Rijn, «le plus beau quartier Vinex1» des Pays-Bas, à un jet de pierre d’Utrecht.

Il prend donc le temps de se plonger dans ses dossiers d’archives, pour enfin terminer cet essai entamé sur l’art inachevé. Déjà du temps de ses études, Bernhard Evens était fasciné par les œuvres d’art inachevées, comme la 8e symphonie de Franz Schubert bien sûr, mais aussi les œuvres littéraires, comme celle du poète et romancier E. du Perron, à qui Evens avait consacré sa thèse.

Tout en lisant et en écrivant, Evens se promène et fait du vélo, le confinement n’offrant guère d’autres possibilités.

Cycliste et cinéaste

Lors d’une de ces longues balades à vélo, Evens fait la connaissance de Wijnand Veldert, facteur surprenant de 61 ans, à la conversation animée et au passé foisonnant. Wijnand raconte avoir été autrefois un cycliste amateur prometteur, mais avoir finalement choisi le 7e art, en tant qu’étudiant en cinéma, en partie parce qu’il était tombé fou amoureux de l’actrice principale de son film de fin d’études. Son histoire d’amour s’étant brisée, Wijnand Veldert s’est retrouvé sur la touche.

Ce qui suit est une amitié courte mais intense. Bernhard et Wijnand partent souvent à vélo, mais c’est la conversation qui leur importe. Leurs échanges sont érudits et bourrés de références au cyclisme, à l’art et à la littérature. Parfois évidentes, lorsque ces messieurs dissertent sur Paul Valéry, Robert Musil ou W.G. Sebald, elles se cachent plus souvent encore derrière de nombreux clins d’œil et subtiles allusions. C’est vrai, ces dialogues semblent parfois bien peu naturels, mais c’est le but. La langue est riche et rappelle les œuvres classiques et les longs dialogues de La Montagne magique de Thomas Mann.

Nijssen part en quête du sens de la lecture, de l’écriture et de l’art, qui forment ensemble une lutte désespérée contre l’oubli

À travers ces conversations, Nijssen part en quête du sens de la lecture, de l’écriture et de l’art, qui forment ensemble une lutte désespérée contre l’oubli. L’autodérision est également bien présente, lorsque ces messieurs terminent une énième pompeuse discussion à propos de Valéry par la remarque suivante : «Cet homme a-t-il jamais prononcé une parole qui ne nous fasse pas réfléchir pendant une semaine?»

Mythomanie

La vie ponctuée de drames de son nouvel ami semble si extraordinaire que Bernhard doute de sa crédibilité. Peut-être Wijnand est-il un mythomane, un affabulateur pathologique qui travestit son passé de manière à le rendre digne d’être raconté. Le lecteur lui-même finit par douter de l’authenticité de ses récits. Mais si c’était Bernhard qui avait fantasmé le facteur, comme les enfants solitaires chérissent un ami imaginaire pour chasser l’ennui?

Ils partagent en fin de compte les mêmes fascinations et sont tous deux des âmes un peu tristes, mais avec suffisamment de joie de vivre pour se lever chaque jour et se mettre au travail. Peut-être Wijnand vivait-il la vie que Bernhard aurait voulu vivre? Cela fait aussi de De Onvoltooide, un livre sur la peur de mener une vie banale. Lire, chercher, écrire sont des exercices pour échapper à la médiocrité, des exercices visant à rendre la vie meilleure, plus belle, à lui donner plus de valeur. Et cette vie, vous le saviez déjà, est rarement, voire jamais, parfaite. Mais c’est là toute la beauté de la chose.

Peter Nijssen, De Onvoltooide, De Geus, 2022.

Note:
1) Vinex est le nom donné à un programme d'urbanisme néerlandais: Vierde Nota Ruimtelijke Ordening Extra (Quatrième protocole d’aménagement du territoire).

Une solitude heureuse

«Ça alors, Wijnand, tu m’en bouches un coin. Tu as fait partie du peloton de tête du cyclisme national. Raconte-moi comme c’était –je cite au hasard– de faire l’Olympia’s Tour et le Tour du Limbourg.

—Tu cites au hasard, mais j’ai pris plusieurs fois le départ de ces deux courses, et de beaucoup d’autres aussi, Nevens. Je te raconterai ça sans faute. Je pourrais en parler pendant des heures, mais il fait trop froid ici pour moi.»

Avec une réticence visible, il prit une autre gorgée de coca et me demanda comment allaient ma femme et mes enfants. Je ne m’étendis pas sur le sujet –du moins pas trop. C’est-à-dire que j’en dis un peu plus que samedi dernier et résumai le récit de Veerle de la veille.

«Mais pour être honnête, conclus-je, je ne suis pas trop fâché d’être seul, ni même du fait que la situation risque probablement de durer encore un peu. L’absence de mes proches, le contact rompu avec le régime de terreur qu’était le quotidien: ce n’est pas pour me déplaire. C’est peut-être fou, mais j’éprouve une sorte de solitude heureuse.»

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