«À bruit secret», Martin Margiela au-delà de la mode
En 2009, l’anniversaire des vingt ans de carrière du styliste Martin Margiela célébrait la fin de celle-ci. Lafayette Anticipation nous révèle pour la première fois à Paris au travers d’une quarantaine d’œuvres un Martin Margiela paré du costume de l’artiste contemporain qu’il a peut-être toujours été.
À ses débuts, Martin Margiela avait déjà le culte du secret. Sa griffe, un rectangle de tissu blanc immaculé cousu de fils blancs visibles à l’extérieur du vêtement, annonçait sa volonté assumée de demeurer un anonyme. L’exposition parisienne ne déroge pas à cette règle, puisque les œuvres ne seront révélées que le jour du vernissage.
La Fondation d’entreprise Lafayette Anticipations
© Lafayette Anticipations
Elle était née de la passion pour l’art contemporain de Ginette Moulin et de son petit-fils Guillaume Houzé, directeur de l’image et du mécénat du groupe Galeries Lafayette. Tous deux avaient bâti une collection. Celle-ci ne suffisait plus à leur ambition. Il leur fallait s’engager pour les artistes, leur octroyer une visibilité et fédérer des actions de soutien à la création contemporaine dans son ensemble.
Avec la Fondation, ils allaient former une véritable association de bienfaiteurs. D’abord située au sein des Galeries Lafayette, elle investit au cœur de Paris un bâtiment du XIXe siècle réhabilité en 2018 par l’architecte néerlandais Rem Koolhaas.
Sa vocation? L’art contemporain certes, mais aussi le design, la musique et les arts vivants. Et la mode dans tout cela? C’est encore une fois Guillaume Houzé qui établit le lien. S’attachant à la créativité sous toutes ses formes, il préside le prix Andam (Association nationale pour le développement des arts de la mode) dont Martin Margiela avait été le premier lauréat en 1990. Autre figure au sein de la présidence, Renzo Rosso, propriétaire de la Maison Margiela depuis 2002. Pourtant, ce n’est pas la mode qui sera célébrée rue du plâtre. Ce lieu qui accueille majoritairement des artistes, encouragea peut-être le styliste à quitter sa «zone de confort», loin de sa griffe depuis longtemps reconnue et adulée.
La mode avant l’art
Né en 1957, Martin Margiela ne s’est jamais complètement coupé de l’art. À l’âge de douze ans, passionné par le dessin, il intègre une école d’art à Hasselt en Belgique. En 1976, il prend une autre voie en entrant à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers où s’étaient distingués Vincent Van Gogh, Henry Van De Velde, Georges Vantongerloo, Panamarenko et plus récemment Jan Fabre.
Martin Margiela nous invite à vivre la conversion qui a été la sienne: devenir artiste
L’académie anversoise n’est pas exclusivement tournée vers les beaux-arts puisque s’était ajouté dans les années 1960, l’enseignement des arts appliqués et en particulier de la mode. Martin Margiela y côtoie les fameux Six d’Anvers, Walter Van Beirendonck, Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, Dirk Bikkembergs, Dirk Van Saene et Marina Yee qui contribuèrent à la réputation internationale de l’institution.
Une démarche artistique déjantée
Martin Margiela avait déjà une manière singulière d’aborder la mode. Stéphanie Wargnier se souvient de sa posture décalée au sein de la Maison Hermès où le styliste avait été directeur artistique des collections de prêt-à-porter femme de 1997 à 2003.
© Geneviève Nevejan
Lorsqu’il exposa son «concept pour Hermès», contrairement aux usages il ne présenta aucun croquis. Il s’était contenté de sélectionner sept mots, entre autres «confort, nonchalance et détails» par lesquels il pensait redéfinir la marque.
Son classicisme pour la maison du faubourg Saint-Honoré surprit tout le monde. Il avait été jusque-là le trublion qui avait scandaleusement bousculé les codes. Ses défilés ressemblaient à des «happenings», dixit Martin Margiela qui semblait s’inspirer du dadaïsme ou de l’arte povera. Margiela avait déjà fait le choix d’une anti-signature pour sa marque; il enchaîna avec des anti-défilés. Pour l’un d’eux, les visages des mannequins étaient voilés comme pour mieux signifier l’anonymat. Celles-ci marchaient dans la peinture rouge dessinant ainsi sur le sol des taches à mi-chemin de l’abstraction lyrique et des anthropométries d’Yves Klein. Les lieux les plus improbables se succèdent, le café de la Gare, vieux théâtre un peu délabré, la boîte de nuit Globo, un jardin d’enfants à l’abandon où zonaient toxicos et immigrés maghrébins.
© Geneviève Nevejan
En 1989 par une nuit glaciale, il opte pour un terrain vague boueux. Espiègles, les enfants des rues qui avaient d’ailleurs réalisé le carton d’invitation, se mêlaient à l’assistance. Grunge, punk ou trash, ces vocables s’appliquaient aussi à des vêtements en plastique confectionnés à partir d’emballages de pressing assemblés avec du scotch. La couture hors de prix frayait avec la misère.
Le lendemain, même Libération s’indigne: «Le malheur n’est-ce-pas, c’est tellement pittoresque, tellement artiste». «Artiste», on ne croyait pas si bien dire. Il réinventait le genre. Alors que l’art contemporain produisait des œuvres dématérialisées, le créateur dématérialisait les défilés auxquels se substitua même une revue intitulée MMM.
Du vêtement au ready-made
© Geneviève Nevejan
L’exposition parisienne n’est pas une première. Martin Margiela avait déjà exposé des dessins et collages à la Kunsthalle de Bielefeld en 2020. Friedrich Meschede, auteur de l’un des textes du catalogue qui paraîtra sous peu, en avait été le commissaire. L’esthétique de l’ancien styliste puisait pour beaucoup dans les ready-made de Marcel Duchamp, figure inspirante, à laquelle on doit À bruit secret. Présent à Bielefeld, Pet (2019) se compose d’un cône de signalisation recouvert de fourrure. Il renvoyait très explicitement au Déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim, artiste née à Berlin en 1913.
© MoMA
En voyage à Paris en 1932, celle-ci côtoie le cercle des surréalistes, notamment André Breton, Alberto Giacometti et Hans Arp. Un jour, Picasso admira un bracelet en fourrure qu’elle avait créé pour l’extravagante Elsa Schiaparelli, styliste coutumière de ces collaborations avec les surréalistes. Picasso se proposa alors de recouvrir toutes sortes d’objets de fourrure comme, avait suggéré Meret Oppenheim, «cette tasse à café».
Les œuvres de Martin Margiela ne se situent pas aux antipodes de ses créations vestimentaires pour lesquels il fut l’un des premiers à recourir au recyclage, équivalent des objets trouvés et assemblés.
© Geneviève Nevejan / Martin Margiela,
En 2005, sa collection comportait des pièces qualifiées d’«artisanales». Des tee-shirts des années 1970 en jersey de coton noir aux imprimés influencés par le rock avaient été grossièrement rebrodés de fils de laine avant d’être transformés en marcels et robes longues. La pratique neuve en son temps avait été saluée et contribua à sa notoriété.
Nombre de ses vêtements sont d’une certaine façon des ready-made. Dans l’attente de la découverte, il nous appartient de les inventer à partir des images noir et blanc qu’il nous prodigue à titre d’«indices». Il nous invite à vivre la conversion qui a été la sienne: devenir artiste.