«Fichue famille», la mémoire partagée d’Adriaan van Dis et Peter van Dongen
Pour les raisons bien connues, l’auteur de la Chronique parisienne n’a pas pu visiter des musées ou participer à des événements culturels au cours des dernières semaines. Ainsi Geneviève Nevejan a eu tout le temps de se consacrer aux livres. Voici sa critique d’une BD signé Peter van Dongen qu’elle a pu lire en prépublication. En adaptant le roman Fichue famille du romancier néerlandais Adriaan van Dis (° 1946), l’auteur de BD Peter van Dongen renoue avec ses origines sino-indonésiennes qui sont aussi une part de l’histoire collective des Pays-Bas.
Le versant le plus connu de l’œuvre de Peter van Dongen est celui du dessinateur Jacobs dont depuis 2018, il perpétue Blake & Mortimer pour les éditions Dargaud, l’autre versant dialogue avec ses racines indonésiennes. La mère de Peter van Dongen Anita Kneefel était née aux Célèbes d’une mère sino-moluquoise et d’un père indonésien qui avait servi dans l’armée néerlandaise.
Sa famille s’installe en 1952 aux Pays-Bas où sa mère rencontre à la fin des années 1950 le père du dessinateur. Les deux volets de Rampokan -Java (1998) et Célèbes (2004) – étaient nés du désir «de rendre hommage», confiait-il, à ses grands-parents indonésiens. Le titre Rampokan qui renvoie à une cérémonie ancestrale javanaise, désigne aussi symboliquement les dissensions politiques entre les autorités de Java et la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. L’action se déroule en Indonésie en 1946 pendant la guerre d’indépendance. Peter van Dongen nous plonge dans l’exotisme des lieux qu’il fait revivre à l’envi, sans échapper à «la peinture d’une société régie par l’apartheid». Il avait de son propre aveu écumé les romans, essais, films et documentaires, avant de se rendre en Indonésie pour «m’imprégner, disait-il, de l’atmosphère du pays».
Son histoire familiale prend forme et vie lors de ce séjour donnant à son récit ce qui lui manquait, «l’authenticité» d’une mémoire devenue sienne. À quinze ans de distance, Fichue famille renoue avec ce passé indonésien.
À ses albums dictés par des souvenirs qu’il n’avait pourtant pas vécus, Peter van Dongen doit ses premiers succès. Récompensé par plusieurs prix, Rampokan
paraît en France et en Indonésie, avant d’être traduit en anglais et en allemand. C’est là une forme de consécration dans un univers où les traductions sont rares, exception faite du héros d’Hergé qui peut se lire en basque, en breton, en gallois et même en catalan! La transposition de la littérature dans la bande dessinée en est une autre, la BD demeure un art du divertissement peu légitimé face aux génies de la littérature.
Rampokan dépeignait la fin des Indes néerlandaises, Fichue famille nous fait évoluer dans les Pays-Bas des années 1950 où une famille d’origine indonésienne tente de s’intégrer. Le héros, Monsieur Java, est un des 300 000 Européens et métis qui quittèrent l’Indonésie pour les Pays-Bas au lendemain de la proclamation de l’indépendance du pays.
© R. Scaglia.
Adriaan van Dis s’inspirait de son propre père ruiné par la dépression et les injustices de l’histoire. Fichue famille ne pouvait pas trouver meilleur interprète avec Peter van Dongen, également traversé par le besoin de renouer avec ses racines identitaires. Dans les années 1950, on ne parlait pas d’identité. On avait refoulé le souvenir douloureux des camps japonais et de la guerre du Pacifique.
L’œuvre de Peter van Dongen se nourrit volontiers de la nostalgie familiale autant que d’une culture graphique personnelle qui s’entrelacent dans Fichue famille. À l’âge de douze ans, il adorait Le lotus bleu, «peut-être parce qu’on y évoque l’intervention japonaise à Shanghai et que j’avais fait la relation avec mon grand-père exécuté par les Japonais lors de la Seconde Guerre mondiale». Et d’ajouter: «Dans mon enfance, je dévorais les Tintin d’Hergé, Blake & Mortimer, c’est venu quand j’avais 9 ou 10 ans, avec le Mystère de la grande pyramide.
© P. van Dongen / Dupuis, Paris, 2020.
C’est à partir de là que j’ai commencé à collectionner les albums de Jacobs. Quand j’ai commencé à dessiner je copiais le trait d’Hergé et celui de Jacobs auquel mon style s’apparentait plus volontiers. J’étais heureux!».
Il le fut bien plus encore lorsqu’en 2018, les éditions Dargaud lui demandent de continuer «l’esprit ligne claire» du célèbre bédéiste auquel il succède avec La Vallée des immortels.
Peter van Dongen semble puiser dans le cinéma les ressources de l’expressivité. Le héros Monsieur Java vit dans le passé qui fait de lui un fou onirique. Le dessinateur l’illustre par des flash-backs que traduit le surgissement abrupt de vignettes dédiées à ses visions cauchemardesques. Son fils, à l’inverse, trouve un exutoire dans les rêves d’un ailleurs avec un frère fictif et un père aviateur qui ne l’est pas moins. Les chevaux que l’on confiera à son père, feront naufrage, comme ce dernier noyé dans le maelstrom de la folie et des regrets d’un monde révolu. Histoire d’adultes donc? Pas vraiment parce que la réalité de l’exil est vue au travers de la conscience du jeune héros.
© P. van Dongen / Dupuis, Paris, 2020.
La place du rêve centrale dans l’imaginaire de l’enfance, émaille le récit. On évolue sans transition de la rêverie de l’expatrié et de sa respectabilité disparue au statut d’immigré désargenté contraint d’accepter l’humiliante charité et les lourdeurs bureaucratiques d’un condescendant pays d’accueil. La ligne claire clarifie toujours les récits comme l’usage des couleurs qui ici matérialisent les fondus enchaînés par la dominante verte pour les réminiscences, et les tonalités sépia évocatrices du présent du récit situé dans les années cinquante.
La part radicalement créative et personnelle de Peter van Dongen est l’aspect le plus passionnant de l’ouvrage. L’auteur voulait librement s’inspirer du roman d’Adriaan van Dis, auquel il tenait à associer des épisodes de son enfance, ses jeux dans les bunkers par exemple, mais aussi les mots pour le dire puisque le dessinateur a rédigé les dialogues pas toujours empruntés au roman.
© P. van Dongen / Dupuis.
Il donne libre cours au mélange des genres, avec à chaque début de chapitre l’insertion des dessins du propre fils de Peter van Dongen rattachant ainsi la littérature au réel, et les ascendants à la jeune génération. Rares sont les auteurs qui distillent autant d’eux-mêmes dans leur création. Peter van Dongen, qui endosse le rôle de Jacobs pour Blake & Mortimer, signe une œuvre qui bouleverse avec sensibilité les codes de la bande dessinées, tant elle n’appartient qu’à lui seul, même si elle entre en résonance avec l’universelle tragédie de tous les exils.