«Par-delà Rembrandt» ou l’engouement d’un prince du XIXe siècle pour l’art néerlandais
En célébrant un maître, l’exposition Par-delà Rembrandt au musée Condé de Chantilly dépeint avec magnificence le paysage de tout un siècle au travers d’œuvres inédites réunies par le duc d’Aumale. Ce dernier avait constitué l’une des plus prestigieuses collections du XIXe siècle, située à la croisée de l’art et de l’histoire du goût pour les peintres du Nord.
Le 7 mai 1897, le prince Henri d’Orléans (1822-1897), duc d’Aumale et fils du roi Louis-Philippe s’éteignait dans sa résidence sicilienne du Zucco.
Dix ans plus tôt, il léguait à l’Institut de France, sous réserve d’usufruit, sa collection et son écrin, le château de Chantilly. Un don sans égal d’œuvres illustres qu’il avait réunies pendant près de quarante ans.
Fin connaisseur d’histoire ancienne, il avait d’abord été bibliophile. «Il fut un des plus grands collectionneurs de son temps […] un acheteur de chefs-d’œuvre sans tache et un bibliophile hors pair», écrivait l’historien d’art et collectionneur néerlandais Fritz Lugt (1884-1970) dans Les Marques de collections. Reflet d’un rang aristocratique et de la personnalité d’Henri d’Orléans, sa collection était aussi le miroir d’une époque.
Une collection muséale à l’ambition universelle
D’Henri d’Orléans, on connaît les peintures italiennes, notamment de Raphaël, et les dessins de Léonard de Vinci, entre autres trésors. Ses acquisitions d’artistes originaires des Pays-Bas sont moins connues. Elles nous livrent pourtant un témoignage précieux sur l’histoire d’un engouement autant que sur un marché de l’art particulièrement dynamique durant la seconde moitié du XIXe siècle.
Sa collection naît de ses vingt-trois années d’exil durant lesquelles sa vie bascule. En 1843, la révolution renverse le trône de son père et le contraint à quitter la France pour l’Angleterre. Le soldat héroïque de la bataille d’Abd El-Kader se mue en amateur d’art à la fois compulsif et éclairé. En noble issu d’une longue lignée, il s’attache tout d’abord aux ouvrages de bibliophilie.
© RMN - Grand Palais domaine de Chantilly
Mais en 1851, au décès de son beau-père, le prince de Salerne, le bibliophile se porte acquéreur de sa collection qui comptait des tableaux et des antiques. Y figuraient des peintures, en particulier des Carrache, mais aussi Jeune Femme et Enfant
de Jacob van Loo (1614-1670) et Sarah conduisant Agar à Abraham du caravagesque Matthias Stomer (1600-1650) mort en Sicile.
Pendant son exil, les achats se multiplient à la faveur des opportunités, celle de la succession de la reine Marie-Amélie de Bourbon-Siciles dont il acquiert le portrait de Gaston d’Orléans par Antoine Van Dyck (1599-1641).
© RMN - Grand Palais domaine de Chantilly
En 1668, la galerie san Donato lui cède deux marines respectivement de Jacob van Ruisdael et de Willem van de Velde, présentes dans l’exposition du musée Condé.
La part de l’autre
Le rôle des conseillers, encore mal connu à ce jour, a sans doute été déterminant. On songe à Frédéric Reiset (1815-1891), successivement conservateur puis directeur du musée du Louvre dont il a enrichi les collections. Son approche hautement scientifique était une référence en termes d’attribution à un moment où la rigueur scientifique appliquée à l’art n’en est qu’à ses balbutiements. Il avait fait de «l’œuvre des maîtres toute sa vie et l’objet de son étude obstinée». Il constitua pour son propre compte un ensemble exceptionnel qu’il céda en partie au duc d’Aumale.
© musée Jacquemart-André
Il acquiert 380 dessins pour la somme de 140 000 francs. Léonard de Vinci et Raphaël y côtoient Albrecht Dürer ainsi que les maîtres flamands. La vente ne mentionnait pas explicitement des dessins néerlandais, mais les acquisitions auprès de Reiset le sous-entendaient. Désormais, le septentrion s’inscrivait dans la géographie de ses passions.
1860 marque à cet égard un tournant décisif dans l’histoire de sa collection. Le Modèle debout, les mains croisées dans le dos attribué à l’école de Rembrandt, provient du fonds Frédéric Reiset, comme le Lion accroupi. Leur historique était prestigieux pour avoir figuré dans la collection de Dominique Vivant Denon (1747-1825), premier directeur en 1793 du musée du Louvre. Comme pour la plupart des œuvres de la collection, la provenance est insigne, même si Le Modèle debout est une attribution encore débattue. Aujourd’hui, on l’attribue à Constantyn Daniel van Renesse (1626-1680). Delacroix en admira les gravures. «Le prestige de ces provenances, insiste Roelly, commissaire de l’exposition, est aligné sur la fortune critique à la gloire de Rembrandt au XIXe
siècle».
L’ambition d’Henri d’Orléans impliquait l’appui des meilleurs marchands et experts. Établi à Londres, Dominic Colnaghi (1790-1879) était doté d’une réputation amplement mérité de connaisseur indétrônable dans le domaine de l’estampe. Il avait facilité le voyage de Reiset à Twickenham, lieu de résidence du duc encore exilé. Le courtier lui cède pour 15 livres sterling le Paysage avec un moulin au centre qui s’avère être une vue de Dordrecht par Rembrandt. De Reiset, le prince acquiert le Paysage avec le Christ et la Samaritaine de Herman van Swanevelt (1603-1655) qui appartenait à la première génération de peintres néerlandais italianisants se partageant entre Rome, Paris et les Pays-Bas septentrionaux. L’amateur s’ouvrait avec une audace avant-gardiste à des artistes moins connus et même peu appréciés dans le cas des italianisants.
© musée Jacquemart-André
Entre 1858 et 1864, le duc d’Aumale procède à des achats systématiques de toutes les estampes, factures à l’appui, que lui prodigue Colnaghi. Ses deux dessins authentiques de Rembrandt sont acquis auprès de Colnaghi en 1861. Un autre marchand anglais devient son pourvoyeur, Holloway, grand spécialiste de l’estampe qui contribua également à conforter sa faveur pour les artistes du Nord.
L’art français s’était forgé avec l’Italie pour modèle. Pour autant, la présence et l’apport des Flamands en France ne cessera de croître, comme en attestent les collections d’Henri d’Orléans et celles, contemporaines, d’Edmond de Rothschild qui s’entiche de dessins et d’estampes de Rembrandt aussi souvent que les opportunités s’y prêtent. Cet engouement est un fait d’époque hérité de l’idéalisme romantique. Le sculpteur romantique Triqueti avait été, ne l’oublions pas, l’agent d’Henri d’Orléans. Il l’informa en 1860 de la vente Reiset. On percevait en Rembrandt un artiste maudit qui incarnait l’ancrage dans le génie. Son mythe sera amplifié par les romantiques.
Au moment où Henri d’Orléans commence à collectionner, la France est depuis le XVIIIe siècle le grand marché de l’estampe. Pour autant, on peut se prêter à imaginer qu’il a aussi contribué à façonner ce goût pérenne pour les Pays-Bas, renforçant ainsi un engouement que n’aurait pas désavoué Louis XIV et plusieurs générations d’amateurs. «Une de mes plus belles prérogatives de prince et d’homme riche est de pouvoir encourager les arts», écrivait Henri d’Orléans en 1846.