Le «Christ en Croix» de Rembrandt, trésor retrouvé de l’église Saint-Vincent du Mas d’Agenais
À soixante ans de distance, le Mas d’Agenais, ville du Lot-et-Garonne, a la joie de voir un Christ en Croix, chef-d’œuvre de Rembrandt, réintégrer son église. Ce fait est rarissime pour les œuvres d’exception généralement conservées dans des musées ou dans des collections privées. La restauration aura eu le mérite d’attirer l’attention des médias mais aussi, on l’espère, du grand public.
Xavier Duffour, capitaine des armées napoléoniennes, fait l’acquisition du Christ en Croix en 1804 pour l’offrir à la paroisse de sa ville natale. Sous le Second Empire, le curé voulant la vendre l’envoya pour restauration au Louvre alors musée impérial. Son conservateur soupçonnait déjà la prestigieuse paternité.
© église Saint-Vincent du Mas d’Agenais
Un siècle plus tard, la commune du Mas d’Agenais, devenue propriétaire des biens de l’église, veut céder l’œuvre. L’église s’insurge et entreprend en 1959 de la faire restaurer par le Laboratoire de recherches des musées de France qui confirme définitivement la paternité. Le monogramme RH et la date de 1631 étaient apparus à la faveur de la restauration.
Que sait-on de plus? Peu de chose, du premier commanditaire tout du moins. Il pourrait s’agir de Constantin Huygens, agent du gouverneur (stathouder) des Pays-Bas, Frédéric-Henri d’Orange-Nassau. Cet intermédiaire avait déjà commandé à l’artiste pour ce même amateur de scènes de la Passion, une Descente de Croix aujourd’hui conservé à l’Alte Pinakothek de Munich.
Une vision pathétique de la chrétienté
En dépit de l’empathie que Rembrandt a eu pour la communauté juive, notamment à Amsterdam, le christianisme a dominé son éducation dispensée par sa mère et qu’il transmettra à ses enfants tous baptisés. Son art confirme cette profonde foi chrétienne. Il en aborde les thèmes dans l’atelier de Pieter Lastman (1583-1633) où il côtoie le jeune Jan Lievens (1607-1674), également en apprentissage. Le parcours parallèle des deux camarades est passionnant par leur ambition commune de dépasser leur maître dans l’évocation des sentiments et des états d’âme.
© musée des Beaux-Arts de Nancy
Le tableau du Mas d’Agenais est emblématique de la période de formation de Rembrandt à Leyde mais aussi de ses premières années amstellodamoises. Le clair-obscur relève de l’influence du Caravage (1571-1610) transmise par Pieter Lastman et non grâce à un voyage italien qu’il n’effectuera jamais. Il comprend du caravagisme sa capacité de métamorphoser le banal en lui conférant une dimension dramatique.
© Palais national de Pavlovsk (Russie)
L’autre figure obligée est celle de Rubens (1577-1640), considéré à cette date comme le génie absolu auquel il convient de se référer. La Crucifixion (1631) de Jan Lievens conservé au musée des Beaux-Arts de Nancy ou celle de son contemporain Jacob Adriaensz Backer (1608-1651) exécutés dans les années 1630 découlent également du modèle rubénien. Dans leur interprétation du thème, le Christ est puissant et athlétique, magnifié dans le trépas.
© «National Gallery of Art» à Washington
Rembrandt s’inspire aussi d’une œuvre célèbre de Rubens, peinte pour une église de Cologne et dont le modèle était connu par une gravure de Paulus Pontius (1603-1658) aujourd’hui visible à la National Gallery of Art de Washington. Le peintre lui emprunte le ciel sombre, le parchemin au sommet de la croix, le point de vue en contre-plongée. Mais il ne se contente pas de copier. Il modifie radicalement son modèle.
Une interprétation personnelle de la Passion
L’iconographie fixe le moment majeur de la vie du Christ, sa Passion sur la croix. «Quand il fut la sixième heure, l’obscurité se fit sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure. Et à la neuvième heure Jésus clama en un grand cri; Eloï, Eloï, lema sabachtani» (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné)» (Évangile selon Saint-Marc (XV, 33-34)). Sur le parchemin cloué sur la croix figurent trois inscriptions. En bas, en latin «Jésus de Nazareth roi des Juifs», «d’après Marc (XV, 26)» et enfin «Pourquoi m’as-tu abandonné?».
Ce moment se traduit par l’obscurcissement miraculeux que Rembrandt accentue. Dès la fin de la période leydoise, il met en place une pratique du clair-obscur qui lui est propre. Il radicalise les contrastes caravagesques qu’il rend plus extrêmes. Le paysage qui subsistait chez Rubens, disparaît au profit d’une nuit profonde. À la citation rubénienne de l’antique Laocoon des collections du Vatican pour le Christ, Rembrandt préfère les chairs meurtries et la fragilité d’un corps frêle dépourvu de séduction, il ne craint pas l’enlaidissement à des fins expressives.
Une vision humaniste du Christ
Exécuté en 1631, ce Christ en Croix souligne l’évolution de l’artiste vers un art infiniment personnel. Il avait commencé sa carrière à l’âge de quinze ans à Leyde, sa ville natale qui était un centre artistique important. Durant les années 1625, il restreint sa palette à des tons monochromes, quand à l’inverse Pieter Lastman recourait à des couleurs brillantes, lumineuses qui dédramatisait la scène. Il renonce au narratif, repense l’espace qui disparaît et fait de la lumière un protagoniste essentiel et à part entière.
«Les corps glorieux sont impassibles» est-il écrit en 1687 dans le Dictionnaire de l’Académie française. Rembrandt s’en démarque par l’interprétation misérabiliste d’un Christ dépouillé de son halo de gloire. Il humanise ses personnages, recourt au modèle vivant afin que le fidèle puisse mieux se projeter en lui
© Recoura
Le Christ du Mas-d’Agenais est souffreteux, chétif. Le visage est défiguré par la souffrance. Son corps n’est plus celui d’un athlète invincible mais l’expression d’une douleur qui s’assimile à celle des hommes. À Rembrandt, on doit la vision humaniste d’un Christ émergeant d’une nuit obscure. L’artiste renonce au dialogue giottesque avec la Vierge et Saint Jean. Le Christ est seul. Il règne dans ses images désespérées un grand silence et une solitude qui accroît le sentiment tragique. De cette période datent Le Philosophe en méditation
du Louvre et Les Pèlerins d’Emmaüs (musée Jacquemart-André, Paris), autres chefs-d’œuvre de l’artiste. Au seuil des années 1630, il opte pour un art plus monumental et se lance dans des compositions plus dynamiques.
On est confondu par l’indifférence de beaucoup d’habitants du Mas-d’Agenais, mais à une autre époque et cela pendant deux siècles, Rembrandt fut oublié. Les raisons de ce désamour sont celles qui à l’inverse suscitent notre admiration, le rejet des règles, l’art du dessin, le refus de l’obédience à des grands modèles comme Raphaël ce dieu indétrônable. Rembrandt est un moderne reconnu par nombre d’artistes du XXe siècle, tel Picasso qui lui dédia des gravures et qui lui emprunta certains personnages. On songe même à Pierre Soulages qui évoquait ses «trésors» et reconnaissait avoir trouvé dans le trait du pinceau sa manière si singulière.