Originaire de Gand, auteur d’une œuvre foisonnante, Johan Daisne (1928-1978) est l’un des représentants majeurs du réalisme magique. Son chef-d’œuvre «Un soir, un train» sera bientôt réédité en traduction française.

Ayant neuf romans à son actif ainsi que d’innombrables récits et nouvelles, des pièces de théâtre, des essais sur le cinéma, sur le compositeur flamand Peter Benoit, sur la littérature russe, des recueils de poésie, Joan Daisne, cinéphile averti, verra deux de ses œuvres majeures adaptées au cinéma par André Delvaux: Un soir, un train
et L’Homme au crâne rasé.
Les éditions de l’Arbre vengeur publieront en octobre 2021 Un soir, un train (dans la traduction de Maddy Buysse, 1908-2000), un chef-d’œuvre de littérature fantastique qui tient à la fois du conte magique et d’une parabole philosophique. La veine fantastique et onirique se voit redoublée par les saisissantes illustrations de Jean-Michel Perrin et le très beau texte liminaire de Jean-Philippe Toussaint, lequel complexifie jusqu’au vertige le glissement des plans de réalité.
Un miroir aux alouettes
Le référentiel physique dans lequel le récit s’ancre prend la forme d’un train à bord duquel le narrateur expérimente de curieux phénomènes. Alors que, chaque semaine, il monte dans ce train qui le ramène chez lui, il assiste cette fois-ci à un étrange spectacle: les voyageurs de son compartiment, du wagon, du train entier sont plongés dans le sommeil. Les descriptions des voyageurs, du décor, de l’unité de lieu sont taillées dans une minutie qui, peu à peu, ouvre les portes d’une spéléologie mentale et d’une dérive dans l’onirisme.
L’hyperréalisme agit comme un piège, comme un miroir aux alouettes: c’est de cet environnement réaliste que surgissent des envolées imaginaires, des événements surnaturels, magiques. Par seuils progressifs, le narrateur et les voyageurs qu’il côtoie – le professeur Hernhutter, l’étudiant Val… – glissent dans un autre monde doublant le nôtre. Objet technique permettant les déplacements géographiques, le train symbolise le médium des passages.

Photo de Johan Daisne © Letterenhuis Antwerpen
Dans le chef du narrateur, plus encore dans la personnalité du professeur Hernhutter, on a affaire à des frères de Monsieur Teste de Paul Valéry, à des arpenteurs de l’esprit humain qui en étudient la logique, les lois et qui font l’épreuve d’une traversée d’un monde irréel. Si, en un premier temps, le narrateur cherche à comprendre les raisons de l’endormissement qui frappe les voyageurs, s’il s’échine à produire des hypothèses, à avancer des explications, peu à peu, les tentatives d’interprétation et de rationalisation cèdent la place à une déprise, à une errance. La nouvelle s’enroule dans une spirale métaphysique. Johan Daisne nous plonge dans l’envers des choses, crève l’épiderme de la réalité ordinaire afin de dévoiler son double, la vraie réalité, inaccessible aux êtres qui n’arpentent que la surface des choses.
Pourquoi la nuit tombe-t-elle si tôt? Pourquoi les femmes et les hommes qui l’entourent sont-ils plongés dans les bras de Morphée? Pourquoi leurs montres se sont-elles arrêtées à six heures et demie? De l’intérieur d’un cadre familier, de paysages connus qui défilent derrière les vitres, surgit une inquiétante étrangeté qui, loin d’être vécue dans l’angoisse, est porteuse d’un certain état de grâce.
«J’approuvais la vie et me demandais si cette renaissance de l’âme avec laquelle je m’étais réveillé ensuite n’était pas le fruit, c’est-à-dire l’effet et la récompense, de cette action de grâce salutaire.»
Le Meccano de la vie et de la mort
Dans ce train fantôme plongé dans la pénombre, au milieu de passagers assoupis, le narrateur flanqué de ses deux compagnons découvre la présence d’un autre plan d’existence insoupçonné. Le trio sort littéralement du référentiel d’un espace-temps physique et glisse dans les plis du réalisme magique. Si le savant Hernhutter s’avance comme une variante de Monsieur Teste au pays des romantiques du Nord, c’est aussi parce qu’il a voué toute sa vie à l’étude des lois de l’esprit.
Le train s’arrêtant dans un endroit qui ne leur est pas familier, les trois comparses en descendent et errent dans une réalité indéchiffrable. Ils rencontrent des musiciens, des êtres qui parlent une langue inconnue, à qui ils tentent de faire comprendre qu’ils ont faim et soif tandis que l’étudiant en droit émet une hypothèse: «Mais alors, Professeur, nous sommes morts!» Introspection, analyse des pouvoirs de la pensée, de la méditation, confession du savant Hernhutter sur l’alpha et l’oméga de ses recherches… les chapitres sont construits selon le mouvement d’un train qui déraille, qui se fracasse dans l’inconnu et franchit un portail d’où l’on revient transformé.
Au centre du vortex narratif se tient la quête de Hernhutter, une quête qui, basée sur l’analogie entre l’existence et le jeu de Meccano, entend construire le Meccano de la vie et de la mort, faire main basse sur la structure cachée de l’être-au-monde.